La diffusion du documentaire dans les bibliothèques publiques
Françoise Moreau
Depuis une quinzaine d’années les bibliothèques publiques proposent à leurs publics des fonds de films documentaires en consultation sur place, et depuis dix ans des collections disponibles en prêt. L’évolution parallèle de la profession des bibliothécaires d’une part, qui ont appris à connaître, sélectionner et analyser les films documentaires, et d’autre part de la diffusion de ces films, dans les festivals, à la télévision, par l’édition vidéo, les catalogues des distributeurs et le travail du service audiovisuel de la DLL 1 ainsi que celui de l’association ADAV 2, nous montre l’intérêt certain que portent les bibliothécaires et le public pour le cinéma documentaire. Pourtant, le travail effectué dans les bibliothèques, parfois appelées médiathèques, est peu médiatisé en dehors des circuits habituels, professionnels et locaux. Beaucoup (et parfois même les bibliothécaires eux-mêmes) ont encore une image univoque de ces lieux dispensateurs de culture et de savoir, transmis par les seules œuvres imprimées. Si la musique et le cinéma sont parfois entrés dans ces sanctuaires, il est clair que ces arts n’ont pas la même vertu: ils sont là parfois pour « attirer » un public nouveau qui sera ensuite orienté vers le livre, ou encore c’est par volonté d’innovation dans le but de plaire à la population que certains élus, séduits par les arguments sur les « nouvelles technologies », font construire ces médiathèques. C’est pourquoi, après toutes ces années, des réalisateurs rencontrés ici ou là, Paris, Lussas ou Marseille, sont encore peu informés sur la diffusion de leurs films dans les bibliothèques.
Beaucoup de personnes disent aimer le cinéma; certaines le considèrent comme un divertissement, d’autres comme un spectacle, quelques-unes le perçoivent comme objet culturel. Pour la plupart des gens, le cinéma c’est la fiction: les autres formes cinématographiques n’existent pas, ou alors ce ne sont pas des « vrais films ». Cette appellation populaire n’est pas loin de celle de certains « professionnels » de l’audiovisuel qui nomment en vrac tout ce qui n’est pas fiction, des « non-films » (il est vrai que parfois dans cette catégorie, on peut trouver des produits qui n’ont plus rien à voir avec le cinéma). Que vient donc faire dans cette galère le documentaire ? Qui donc en a entendu parler ? Apprend-on à le connaître ? L’école reste muette, l’université balbutie. Certains, plus âgés que d’autres, ont connu le « docucu » et ont préféré ensuite l’oublier. Les plus jeunes, et aussi les autres, grâce aux perfusions cathodiques quotidiennes, se nourrissent indistinctement des infos du journaux télévisés, des magazines présentant des reportages spectaculaires où règne la manipulation, des grands reportages, des documentaires, des fiction-documentaires, des essais. Les journalistes des revues audiovisuelles utilisent les termes reportage et documentaire sans bien savoir ce que ces termes recouvrent précisément. Il arrive aussi que des critiques de cinéma, très professionnels quand il s’agit de fiction, puissent écrire des platitudes tout en croyant faire des révélations.
À l’origine, les bibliothécaires chargés des fonds audiovisuels dans les bibliothèques publiques n’étaient pas moins ignorants que le béotien moyen: situation paradoxale s’il en fut. Nous avons alors appris à connaître ce cinéma en visionnant les films que nous achetions, en participant à des stages, en fréquentant les festivals puis les diverses rencontres autour du cinéma documentaire, tant il est vrai que c’est la multiplicité des films vus qui est la meilleure formation pour apprendre à voir un film documentaire: comparer les approches, les formes, les points de vue, repérer ce qui constitue la singularité de l’œuvre d’un auteur. Notre ignorance première nous a montré l’importance des actions qu’il fallait mener pour faire connaître à notre tour un cinéma méconnu du public.
Comme dans toute bibliothèque, deux types d’actions culturelles peuvent être conçus: l’illustration d’un thème et la connaissance d’une œuvre ou d’un auteur. Dans le premier cas, le film documentaire est utilisé comme outil d’information sur le thème choisi. Le film sera sélectionné en priorité pour le sujet traité, ce qui limite l’intérêt du film en tant que tel. Ce type d’animations est pourtant courant et peut avoir le mérite, si le thème est porteur, d’amener le public à découvrir des œuvres (le choix des films est donc important).
En renversant la proposition, on peut, à partir d’un thème donné, porter l’attention sur des films qui ont un lien avec le thème mais dont l’intérêt dépasse largement le sujet traité. Comme exemple, à la Maison du Livre de l’Image et du Son, nous organisons chaque année une manifestation sur l’architecture en collaboration avec le CAUE 3 du Rhône. Nous avons au fil des années illustré plusieurs thèmes, comme par exemple L’Architecture aujourd’hui en projetant en particulier des portraits d’architectes. Ces manifestations se sont déroulées autour de projections, parfois suivies de débats. Cette année, nous avons procédé différemment, en invitant des réalisateurs et des universitaires à réfléchir sur le thème Le Cinéma regarde l’architecture, pour les faire s’interroger sur la place de l’architecture dans le cinéma de fiction et documentaire: simple décor, valeur symbolique, vecteur d’émotions des personnes filmées, etc. La manifestation a donc pris la forme de deux soirées-rencontres avec les invités qui ont pu illustrer leur propos de citations filmiques. Le troisième jour, un programme de films était présenté au public en continu. Il est important à ce propos d’effectuer les projections dans de bonnes conditions, sur grand écran et dans une salle obscure. Dans ce type de pratique, c’est le cinéma qu’on interroge plus que le thème lui-même.
Il peut être intéressant aussi en présentant plusieurs films traitant du même sujet, de faire travailler leurs différences: les questions sur l’objectivité et la subjectivité, sur le discours (univoque assertif, interrogatif ou pluriel), l’honnêteté du cinéaste, la manipulation de l’information, des personnes filmées et du spectateur, peuvent être posées dans une présentation comparative des films. Ce type d’animation tourné plus du côté de l’interrogation et de la réflexion sur une forme de cinéma peut être abordé dans le cadre de tables rondes, rencontres ou colloques réunissant réalisateurs, critiques, universitaires, journalistes…
Dans tous les cas d’actions culturelles sur le cinéma documentaire réalisées à la Maison du Livre de l’Image et du Son, que l’on propose des projections, des tables rondes, des conférences, des rencontres, que l’on projette des films choisis dans le fonds de la vidéothèque ou loués pour l’occasion, un document écrit présentant la manifestation, les intervenants, les fiches des films et des articles dont ils ont fait l’objet, sont régulièrement réalisés pour être envoyés comme dossier de presse aux journalistes et pour informer le public.
Ce qui peut-être nous passionne le plus, à la Maison du Livre de l’Image et du Son, ce sont les actions du deuxième type, c’est-à-dire les présentations de documentaires dits de création ou d’auteur : nous avons ainsi invité Robert Kramer pour présenter Route One USA ; la salle était pleine (cent personnes) malgré la qualité de la copie (la vidéo U-Matic n’égale pas la copie cinéma) et la longueur du film ; organisation d’un mois Chris Marker avec présentation (en 16 mm) de Sans Soleil et d’une bonne partie de ses courts et moyens métrages, sans la présence du réalisateur, bien sûr ; découverte pour le public de l’œuvre d’Artavazd Pelechian, de Johan van der Keuken, projections de grands classiques de l’histoire du documentaire, notamment Nanouk l’esquimau ou Chronique d’un été, ce dernier présenté par Jean Rouch devant un auditoire de trois cents personnes, ethnologues, étudiants cinéphiles et curieux confondus.
La collaboration récente avec l’Université Lumière (la bien nommée !) qui a inauguré des cours sur le documentaire pour les étudiants de licence, assortis de projections de films à la MLIS, ainsi que la participation des professeurs à certaines de nos animations est pour nous source d’échanges fructueux. D’autre collaborations sont envisagées, avec ADDOC par exemple, déjà amorcées par la venue récente de Yves de Peretti. Leurs préoccupations et leurs ateliers de réflexion sont tout à fait en adéquation avec notre propre démarche. Les projections, les rencontres avec les réalisateurs et les chercheurs sont autant d’éléments qui font progresser la connaissance et le plaisir d’une forme de cinéma auprès d’un public toujours croissant.
En concevant des animations variées, nous essayons de ménager l’intérêt du public et notre propre plaisir à présenter des œuvres ou des réalisateurs dont nous aimons l’œuvre, la démarche, la réflexion. Nous voulons faire partager notre passion pour un cinéma qui, souvent, est aussi riche que la fiction par les émotions si intenses qu’il peut provoquer en nous.
Françoise Moreau, Vidéothèque de la Maison du Livre de l’Image et du Son, Villeurbanne
- Direction du Livre et de la Lecture du Ministère de la Culture.
- Ateliers de Diffusion Audio Visuelle
- Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et d’Environnement
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Chronique d’un été – Paris 1960
1961 | France | 1h26 | 16 mm
Réalisation : Edgar Morin, Jean Rouch -
Nanouk l’Esquimau
1922 | États-Unis | 1h19 | 35 mm
Réalisation : Robert J. Flaherty -
Route One / USA
1989 | France, Italie, Royaume-Uni | 4h15
Réalisation : Robert Kramer -
Sans soleil
1982 | France | 1h40
Réalisation : Chris Marker
Publiée dans La Revue Documentaires n°9 – Le documentaire à l’épreuve de la diffusion (page 121, 3e trimestre 1994)