Anne Baudry
Si l’on se dit que faire des films suppose une éthique, il n’est pas superflu de chercher à comprendre comment l’idée qu’on se fait de la vérité et du mensonge – ici du point de vue du montage – rejaillit concrètement dans une pratique, une position particulière par rapport au film, influence les choix esthétiques, la façon d’aborder le travail.
Il n’est pas indifférent que le montage apparaisse souvent comme le lieu même où se fomente le mensonge. Lieu un peu caché, obscur, où se règlent d’imperceptibles manipulations, s’opèrent de menus travestissements. Lieu suspect donc, loin du jour cru qui éclaire le tournage, lieu de fabrication quasi artisanale loin des regards qui seraient comme autant de garde-fous d’un « marcher droit » de la réalisation. Ici, on est plus proche de la cave de l’alchimiste et de l’activité un peu diabolique qui y règne.
Ce malaise qui rôde autour du montage, l’homophonie des mots monteur – menteur le souligne avec ironie, qui conduit chacun exerçant ce métier à révéler en hésitant à l’interlocuteur dont il redoute le lapsus auditif, la nature de son travail. À moins qu’il ne sache qu’il va susciter les doléances et les regrets, voir les reproches dont le montage est la cible ordinaire, ou au contraire la louange suspecte de ne s’adresser qu’à l’artifice dévoilé, l’habileté à camoufler ou faire exister ce qui, trop pâle, ne tenait pas debout sans la potion magique du raccord truqué.
Comme si l’on supposait que la vérité résidait dans l’innocence des rushes inentamés, inentamables et que l’intervention du montage avait produit une altération, j’allais dire une souillure, qui avait dégradé, déformé, menacé l’intégrité d’un contenu à livrer le plus près possible de sa forme initiale si l’on avait voulu se situer, se garder de son côté à elle, la vérité.
Question à la fois naïve et cruciale qui ne manque pas de se marquer à chaque montage comme une hésitation, une peur de couper c’est à dire non seulement de manipuler mais aussi de mutiler un film idéal et préexistant à l’opération du montage.
À l’inverse on va supposer qu’il est possible d’évacuer la question de la vérité pour céder au vertige du « tout est possible », voisin du « tout est permis ». Alors le montage s’apparente à cette opération de toute-puissance où images et sons viennent s’échouer dans les filets de celui qui croit en être le maître solitaire et incontesté. Brève ivresse du despote qui peut rapidement se retrouver dans la peau du joueur qui a épuisé toutes ses martingales à la roulette sans gagner un sou. L’illusion d’être le maître du sens débouche peut-être sur son contraire : l’impossibilité de le reconnaître quand il surgit et sa conséquence sous forme de sujétion à l’aléatoire.
On aura reconnu les différentes phases qui agitent le montage, simultanément ou successivement. Et flottent dans la salle de montage avec leur poids d’angoisse. C’est entre cette difficulté de couper et une manipulation infinie, interminable que se situe le travail du montage. C’est à dire comme un va-et-vient entre ces deux pôles. La position qui génère du mensonge me semble être celle qui nie l’un des deux pôles : qui en réfère soit à une pure extériorité, soit à une pure subjectivité. Ce qu’on peut formuler différemment comme confusion de soi avec ce qui est filmé d’un côté, de l’autre confusion du film avec le discours qui le précède, le discours de celui qui se veut le maître du sens.
Ce terme de confusion m’apparaît important. Car c’est bien à la confusion qu’on a sans arrêt affaire au montage. Confusion des lieux, des personnages, des temps. Tout s’embrouille toujours, ce qu’on croit entendu ne l’est pas, ce qu’on croit évident se dérobe, ce qu’on croit camouflé se dévoile. La recherche du sens et de la vérité n’échappe pas aux lois de la perception. C’est à partir de cette confusion, de la nécessité d’en sortir que s’élaborent les stratégies qui permettent au film de se faire. Stratégies : comme s’il fallait l’attaquer, le film par un biais qui permette d’échapper à l’épuisement des interrogations sans fins comme aux certitudes stériles. Point de vue de monteur qui n’est pas comptable du sens et peut choisir de se soumettre à l’objet lui-même en artisan soucieux que ça « tienne debout ». Partir de la confusion en jeu dans le film lui-même permet (peut-être) d’échapper à la confusion avec le film. Le monteur trouve là l’essentiel de son rôle : à ramener le film aux proportions d’un objet à fabriquer il devient le tiers, le spectateur supposé capable de voir, il immisce son regard entre la réalisation et le film pour les séparer et permettre une sortie de la confusion. C’est autour de cette position de « levier » que peut se construire cette relation unique entre un réalisateur, un monteur et un film comme la triangulation qui a pour effet que puisse s’énoncer et se fabriquer la loi de ce film-là.
L’idée qu’il puisse y avoir une loi pour chaque film, ce qui a à voir avec le style, quelque chose comme une relation de nécessité interne entre chaque élément, un développement organique d’un élément à l’autre, d’un effet de sens à l’autre, inscrit son autonomie par rapport à la réalité comme par rapport au désir de ceux qui le fabriquent. Ainsi se trouve dépassée l’aporie qui renvoie toute opération de montage à du mensonge. Peuvent produire du mensonge couper comme de ne pas couper, chercher des effets comme chercher le dépouillement, mettre de la musique comme ne garder que le son synchrone. Et de la vérité tout aussi bien.
Alors comment la trouver cette loi ? Comment la reconnaître cette vérité ? J’ai dans l’idée que cette loi existe sans qu’on la connaisse, parce qu’on la suppose, très exactement dans la relation entre monteur et réalisateur, connue de l’autre. Ce qui est important, c’est de le supposer en possession d’un savoir, d’une connaissance de cette loi encore ignorée de soi.
Alors on avance pour la découvrir, ignorant mais rassuré par le regard de l’autre. Et de la vérité peut surgir qui toujours étonne, toujours descelle du socle des certitudes, arrache le regard à l’impossibilité de voir, le pose peu à peu sur ce qu’il ne peut contenir et pourtant reconnaît. Quel film est là ? on ne sait… Quels effets de sens ont été produits ? On sait seulement qu’on les ressent dans le corps à une évidente jubilation, qui permet de penser que la vérité qui toujours échappe à l’idée qu’on s’en fait, pourtant touche en un point secret de soi.
Publiée dans La Revue Documentaires n°10 – Poésie / Spectacles de guerre (page 59, 1er trimestre 1995)