Michael Hoare
Le 8 décembre 1994 à Amsterdam, j’ai participé à une rencontre organisée par ADDOC et EDI dans le cadre du Festival International du Film Documentaire à Amsterdam en tant que traducteur. Le but affiché de cette rencontre était de faire dialoguer réalisateurs et diffuseurs sur l’espace de plus en plus limité accordé par les décideurs du petit écran au documentaire de création. Comme mon devoir, pendant la petite partie de la séance où les anglophones toléraient une interruption de leurs envolées oratoires, était de permettre aux francophones non anglophones de suivre, à défaut d’engager, le débat, j’étais à un poste d’observation particulièrement avantageux pour constater les difficultés de communication, non pas entre francophones et anglophones, ou même entre réalisateurs et diffuseurs, mais entre les réalisateurs eux-mêmes d’un côté et les diffuseurs de l’autre.
Qu’il n’y ait pas de dialogue évident entre réalisateurs regroupés et diffuseurs regroupés, cela fait belle lurette qu’on l’a constaté. Les intérêts étant fortement opposés, le pouvoir de décision étant inconsidérément déséquilibré, ce genre de séance – et cette édition n’a fait que confirmer la règle – ne semble destiné qu’à permettre aux réalisateurs de pleurer dans leurs mouchoirs et aux diffuseurs de réaffirmer avec bonne conscience la justesse de leurs choix. Il s’agit d’une séance d’analyse collective où le fils dit au père : « tu ne m’aimes point », et le père renvoie au fils masochiste qui ne demande jamais rien d’autre : « tu n’es pas assez bon pour être aimé ».
Ce qui a marqué quand même cette séance d’une âcreté inhabituelle, c’était la nudité, la vulgarité, la bassesse de l’argumentation et des discours présentés de part et d’autre. D’abord le public, impatient pour du sang, n’a pas laissé le pauvre Guy Olivier finir son développement sur la différence entre création et information. C’était pourtant le fond de l’affaire, mais du fond, personne n’avait visiblement rien à cirer.
Le débat évacué, nous avons entendu – côté réalisateurs – une série de plaintes qui revenaient trop souvent à l’accusation ô combien affligeante : vous n’avez pas programmé mon film. Les mini-débats qui s’engageaient sur la durée standard, sur l’imposition d’un rythme standard – les films lents, c’est terminé – ne pouvaient se développer car ils étaient insuffisamment argumentés, présentés par des gens qui n’avaient pas assez de coffre, pas assez de densité polémique, qui n’avaient pas assez travaillé pour pouvoir tenir le plancher face à la gaudriole et au « métier » nés des années d’expérience accumulées des gens de la télé. Morale de l’histoire, mais ce n’est pas nouveau, les réalisateurs que ce soit au niveau national ou au niveau international, ont du travail à faire pour déterminer, d’une part, les caractéristiques précises de l’espace de cinéma et de télévision qu’ils veulent défendre, et d’autre part, les tendances effectivement constatées et objectivement repérables des politiques de programmation dans leurs pays.
Côté diffuseurs, le discours d’auto-justification a atteint de nouvelles profondeurs de mauvaise foi et de tautologie. Thierry Garrel a vite levé le drapeau blanc et est parti défendre son autonomie contre les menaces exercées jusqu’à « un certain point », disait-il, par sa direction. Restaient les Anglais, les Allemands, les Scandinaves et les Belges.
Le discours des Allemands et la plupart des Scandinaves concentrait le populisme des classes moyennes pavillonnaires. Nous cherchons de bons sujets sur des gens intéressants, traités dans un langage que le public n’a pas de mal à suivre. Comme le genre de tarte à la crème commentée produite par cette attitude est régulièrement visible sur Arte avant l’heure des infos, on sait à quoi s’en tenir.
Le discours des Anglais était plus novateur d’un certain côté. Il s’agissait du populisme des pubs de quartier – quartier ouvrier pour Stuart Cosgrove de Channel Four, quartier plus huppé pour Nick Frazer de la BBC. La télévision n’est ni bonne, ni mauvaise, elle est, point. Le public regarde, discute de ce qu’il voit à la télé, pas ailleurs, c’est à lui qu’on s’adresse. La standardisation est le résultat normal de l’industrialisation du medium, cela n’empêche en rien la créativité. Personne d’ailleurs n’oblige les cinéastes à travailler avec elle. Comme pour ces responsables, avoir un public est essentiel, et les caractéristiques, voire les lois, de la télévision sont des données dont on ne s’échappe pas, les projets sont choisis en conséquence, c’est aussi normal. Le public paie la télé, soit par la redevance, soit en écoutant les publicitaires. Donc toute émission doit s’adresser à ce que l’on sait et peut deviner de ce public. La tautologie est parfaite et les mécanismes de conditionnement totalement intériorisés. Aucune argumentation extérieure – et surtout pas la nécessité que peut avoir la société d’une certaine part de création, d’audace, de liberté –ne vient perturber ce cercle vicieux.
Ces serviteurs de la machine ne révèlent leurs faiblesses que par l’agressivité dont ils font preuve dès qu’ils sont attaqués. Stuart Cosgrove en particulier à deux reprises a nommément mis en cause des individus qui l’interpellaient en disant que si lui, Cosgrove, ne produisait pas d’autres sortes de programmes c’était à cause de l’argent qu’il leur avait versé. Ce type de réponse est, à mon avis, soit le signe d’une paranoïa exacerbée qui ne supporte pas la mise en question, soit la pugnacité d’un caïd juvénile qui n’a pas appris à filtrer sa colère. À l’écouter, il semble bien que la télé anglaise soit tombée entre les mains des « voyous ».
Un diffuseur finlandais, un autre Belge ont bien essayé de faire la part des choses, de plaider leur volonté d’expérimenter face à leurs moyens limités, pourtant l’impression écrasante est que les responsables des télés vont progressivement suivre le modèle anglais: ils sont maintenant les enfants culturels des télés, baignés dans l’idéologie autojustificatrice de l’audimat qui leur sert d’horizon intellectuel. Les arguments qu’ils profèrent sont ceux d’une réunion de contribuables se plaignant des hausses d’impôts. Plus fortes que la dérégulation, les forces du marché se manifestent dans le choix des responsables. Ceux qui affichent une quelconque ambition culturelle, politique ou esthétique vis-à-vis de leur médium sont déjà partis ou risquent de ne pas durer longtemps. Le savoir-faire médiatique devient roi.
Or dans cette situation, je crois qu’il faut se battre pour le maintien et l’ouverture d’espaces où se diffuse une libre création. Cette création est esthétique mais aussi politique. Ce n’est pas un hasard si à la fois la BBC et Channel Four ont refusé de participer au financement du projet sur Ulrike Meinhof, malgré toutes les qualités qu’ils y reconnaissaient, parce qu’ils avaient peur du mot « terroriste ». Channel Four à ses débuts créait ce type d’espace. Arte le cultive encore un peu dans certains terrains et sous certaines conditions. Mais, l’histoire de Channel Four et sa bâtardisation actuelle le prouve, l’existence d’un ou de plusieurs responsables éclairés ne suffit pas pour garantir la pérennité d’une liberté. Il faut que le devoir de création, voire d’expérimentation soit garanti dans la notion même de télévision de service public. C’est le sens réel que je lis dans le manifeste d’ADDOC et ce débat m’a convaincu de la nécessité de faire une véritable campagne pour obtenir cet espace en dehors de la zone d’influence ou du terrain de décision de tel ou tel responsable ou « commissioning editor » documentaire. À nous les réalisateurs de réfléchir, de nous regrouper, et de travailler…
Publiée dans La Revue Documentaires n°10 – Poésie / Spectacles de guerre (page 189, 1er trimestre 1995)
