La parole à la télévision
Pierre Baudry
Rétrospectivement, quelques profonds, inventifs, brillants, curieux, humoristiques ou graves qu’ils puissent être, les documentaires réalisés avant 1960 nous apparaissent maintenant, souvent, comme d’une autre époque que la nôtre, et, malgré la familiarité que nous continuons d’entretenir avec eux, notre intérêt est devenu, toutes proportions gardées, comparable à celui du cinéphile pour l’âge muet du cinéma.
Le cinéma-vérité, le cinéma direct est passé par là, et a imposé dans le documentaire un modèle encore prégnant aujourd’hui.
On a maintes fois décrit les inventions techniques qui depuis le début des années 60 ont permis l’enregistrement aisé du son direct (et qui ont eu des conséquences, aussi, dans le cinéma de fiction).
Dans le documentaire, ce que cela a apporté, au premier chef, c’est un nouveau statut de la parole.
Jusqu’alors, pour dire trop schématiquement, la voix humaine dans le documentaire trouvait sa vocation principale dans le commentaire off : l’entendre était disjoint du voir, et ce commentaire, massivement, avait pour fonction d’interpréter les images, de transmettre des connaissances: longue tradition du documentaire didactique, qu’il ne s’agit d’ailleurs pas d’envoyer en bloc aux oubliettes, car elle a donné nombre de films passionnants. Ceux d’ailleurs qui aujourd’hui retiennent le plus notre attention sont les documentaires, de Night Mail et Las Hurdes au Chant du Styrène… où la voix off triche avec son rôle de « révélatrice de la Vérité », où elle est une dimension du film mise en scène au même titre que l’image.
Le son direct a permis l’écoute d’une parole « vivante » , non plus celle, venant de nulle part, d’un savoir constitué et donné comme indiscutable, mais celle des personnes en situation. La voix est devenue un prolongement du corps, avec ce qu’elle a de physique: son « grain », son rythme, son articulation complexe avec la gestuelle.
À côté d’une parole normée, officielle (le « parler correct »), on a pu entendre des gens parler avec leur diction, leurs accents, leurs mots, leur syntaxe. Tout un continent de la parole jusqu’alors à peu près inaccessible au cinéma est devenu objet de film ; sa dimension poétique 1 : la parole comme invention perpétuelle de la langue. Et aussi sa dimension politique : les personnes filmées peuvent faire entendre leur voix.
Dans une telle perspective, l’interview est une technique qui comporte autant de dangers que d’avantages: utile et fructueuse quand il s’agit de solliciter la mémoire, de recueillir des témoignages, elle a aussi pour inconvénient que les mots de l’interviewer sont un piège pour l’interviewé, puisque celui-ci aura dans sa réponse tendance à utiliser les termes – donc le système de pensée – de la question.
Le plus piégé n’est d’ailleurs pas forcément l’interviewé : l’interviewer, induisant des réponses, ne se rend pas forcément compte qu’on lui dit ce qu’il a envie d’entendre 2.
Couper les questions au montage ne change pas grand-chose: l’interviewé a été « soumis à la question », et tout ce qu’on réussit alors éventuellement, c’est à faire passer, auprès du spectateur, une parole qui a été guidée voire contrainte, pour une parole libre et qui trouverait en elle-même les ressources de son développement. Le spectateur, lui aussi, est alors leurré.
Ces critiques, bien sûr, ne sont pas nouvelles, et ne portent pas sur l’interview en général, mais sur ses formes directives et inquisitrices, celles qui consistent à faire progresser l’interviewé dans quelque chose qui ressemble à une confession ou à un aveu.
On crédite Pierre Dumayet d’avoir en son temps inventé une technique particulière: le silence dans l’interview; Dumayet pose une question, l’autre répond, et l’interviewer, au lieu de relancer ensuite par une nouvelle question, se tait. Silence que l’interviewé ne peut interpréter que d’une façon: son questionneur juge la réponse incomplète, ou insatisfaisante. Après ce silence, le questionné formule alors une nouvelle réponse, moins liée aux termes de la question, moins standardisée, plus profonde et plus sincère.
D’une façon générale, comme le dit André S. Labarthe, « c’est dans l’oubli de la question que la réponse parvient à trouver l’espace nécessaire à son déploiement. » 3
Pour le cinéma direct, l’interview n’est jamais qu’une technique parmi d’autres, dont souvent on se méfie, préférant considérer que c’est la présence de la caméra elle-même qui agit comme une question, une sollicitation à dire ou à montrer.
Malgré les acquis du cinéma direct, la voix off et l’interview font actuellement, me semble-t-il, un retour dans le documentaire. Ce que personnellement j’attribue à l’influence des reportages et des magazines de télévision.
La parole, à la télévision, est une valeur nettement démonétisée : nos téléviseurs sont devenus des robinets délivrant des flots de discours, où tout se mêle, un flux de témoignages, d’informations, de propagande et de publicité, une sorte de grand bouillon idéologique où il devient de plus en plus difficile de distinguer, du brouhaha et du babillage, les voix réellement porteuses de pensée. Le sportif commentant sa performance à vélo avoisine l’écrivain venu faire la promotion de son dernier livre et se pliant pour cela aux numéros de cirque cuculturels prévus à cet effet, le journaliste à oreillette lisant son prompteur, la voix off du documentaire animalier nous décrivant les mœurs du grand requin blanc, les chiffres du tirage du loto, l’annonce de nouvelles morts à Sarajevo, une interview simulée vantant un aliment pour chats, l’évolution d’un anticyclone, le prix supposé d’un lave-linge, l’annonce d’une exposition de peinture, une discussion sur l’avenir de l’Europe, une interview truquée de Fidel Castro, une parodie d’interview par des humoristes, la parade d’un homme politique, une question de jeu portant sur la botanique… la télévision nous offre, sans hiérarchie repérable, une foule de niveaux, d’ordres et d’objets de discours que nous avons à tâche de sélectionner, désintriquer, débrouiller, si nous y arrivons car la lassitude finit toujours par nous gagner : le flux est le plus fort.
Ce grand flux semble être la vocation première de la télévision: tout répéter, tout répercuter, tout dire ( ? ). Et, dans le fond, c’est normal : au cinéma, le film terminé, on sort de la salle; à la télévision, les émissions s’enchaînent les unes aux autres.
Mais cet apparent chaos est en fait plus réglé qu’il ne semble, et obéit à une distribution de rôles de parole. On en distinguera trois :
- Les gens qui se trouvent investis d’autorité ou de compétence: politiciens, législateurs, administrateurs, savants, artistes, témoins… personnages dont la parole est garantie, dans sa valeur, par les mythes du pouvoir, du savoir, de l’événement, et qui, même, « font » parfois l’événement par leur prise de parole.
- Les « techniciens de la parole télévisuelle » : journalistes, animateurs meneurs de jeu…
- Spectateur, vous regardez la télévision, mais braillez donc votre désaccord ou votre mécontentement au téléviseur, cela ne sera pas entendu (sauf peut-être par les voisins); la « communication » télévisuelle est à sens unique, les téléspectateurs sont les éternels destinataires d’un discours monopolisé.
On peut cependant trouver des simulations de réponse par l’inclusion, dans l’émission, de personnages censés représenter le spectateur, c’est-à-dire « Monsieur et Madame Tout le Monde » ; par exemple les candidats aux jeux, ou les gens qui font tapisserie à Nulle Part Ailleurs, à Dimanche Martin ou à des débats culturels.
On pourrait ajouter une quatrième instance, mais qui n’est pas du même ordre que ces trois premières: les paroles qui, d’une façon ou d’une autre, représentent la base économique même du discours télévisuel. Cela va de la dame interviewée sur l’aliment pour chats au candidat de jeu sommé de deviner le juste prix de la machine à laver, ou au présentateur d’actualités qui, rendant compte du Tour de France, cite si souvent le nom du sponsor d’une des équipes cyclistes qu’on croirait entendre, à chaque fois, tinter un tiroir-caisse 4.
Dans tout cela, les « techniciens de la parole télévisuelle » (qu’on appellera ici plus simplement « animateurs », dans un sens large: les journalistes font partie du lot) sont les ordonnateurs des pompes, tantôt en s’adressant directement au téléspectateur, tantôt en sollicitant, canalisant, contrôlant la parole d’autrui.
Cette fonction de contrôle est nécessaire: il ne faut pas que « ça déborde ». L’auteur ou le spécialiste sont parfois si pénétrés de l’importance de leur spécialité qu’ils pourraient se livrer à des développements excédant l’horaire imparti; il convient donc de contenir leur parole, de la maintenir dans les limites prévues, même au prix, de la part de l’animateur, d’une sorte de devoir de goujaterie 5 : on coupe la parole, on interrompt la communication car il est temps d’enchaîner sur le sujet suivant, ou de passer l’antenne à « l’écran publicitaire ».
De même, « Monsieur Tout le Monde » est admis à participer à une émission pour autant que ses interventions ne dépassent pas, en durée et en contenus, le rôle qui lui est assigné: le candidat d’un jeu, par exemple, est prisonnier du système question-réponse; on n’attend de lui strictement rien d’autre que de jouer son rôle dans ce théâtre de représentativité, même si, pour que le dispositif n’apparaisse pas trop mécanique, on le sollicite de se présenter en quelques mots, et si on l’autorise parfois à un court message personnel (« J’en profite pour embrasser mes trois enfants, et pour saluer tous les amis qui me supportent pendant ce jeu »). Qu’il ait autre chose à dire est franchement impensable, et d’ailleurs le candidat n’y pense pas, prisonnier docile du rôle qu’on lui a assigné, auquel il s’est lui-même offert, tout content qu’en lui offrant des cadeaux on lui achète sa parole.
Toute parole libre sortant du cadre prévu serait aussitôt censurée par un rappel à l’ordre de l’animateur (dans le cas d’une émission en direct), ou disparaîtrait par la grâce du montage (émission enregistrée dans les conditions du direct).
Une situation assez fréquente en interview concrétise, de façon amusante, la hantise de l’animateur de ne pas perdre le contrôle de la parole: il arrive que l’interviewé prenne en main le micro qu’on lui tend ; on voit alors le journaliste concentrer tous ses efforts pour ne pas lâcher l’objet : ce serait abandonner à l’autre le sceptre du pouvoir. Rapport de force parfois dérisoire ou ridicule, qui manifeste bien qu’à la télévision la parole est un droit concédé.
Ce qu’on perçoit en général pendant les interviews aux actualités, ou lors des débats: le journaliste laisse rarement l’interlocuteur dire plus de deux ou trois phrases à la suite, et reprend la parole dès que possible, par crainte peut-être que l’autre se lance dans des développements inattendus (en durée, en contenus), mais aussi parce que, s’il le laissait parler trop longtemps, l’animateur ne serait plus maître du jeu.
Constat devenu lieu-commun: ces dix dernières années ont vu une starification croissante de l’animateur.
Citons le cas de Nulle Part Ailleurs: la parole de l’invité y est considérablement morcelée par de continuelles interruptions: pitreries des animateurs, publicités, bandes-annonces, informations, météo, invités « secondaires », saynètes des Deschiens, Guignols de l’Info… Nulle part ailleurs est une émission de variétés au sens strict du terme. Euphorie, humour acide et bonne humeur. Philippe Gildas promet périodiquement à l’invité : « Nous allons reparler de votre film… », l’autre se laisse faire et en place une de temps en temps. Et l’on ressort de ce spectacle a l’impression que les invités, bien qu’abondamment encensés par animateurs, servent, en fait, de faire-valoir à ces derniers 6.
Ce qui est tout de même assez paradoxal.
Autre exemple: on a pu voir, aux actualités, tel ou tel homme politique incrusté en médaillon à côté du présentateur ; il parle, mais on ne l’entend pas ; c’est le journaliste qui nous dit ce qu’il dit.
Quant à « Monsieur tout le Monde », les actualités ont un moyen simple et radical pour lui faire faire de la figuration: interviews dans la rue, pas plus de dix secondes, où des anonymes profèrent des banalités; retour ensuite dans le studio, sourire bonasse du présentateur. Les clichés captés dans la rue ne servent jamais qu’à illustrer (confirmer), sur le registre du « vécu » niaiseux, les propos tenus par l’animateur, et à donner l’impression que le peuple a parlé. Système sans fin : tant qu’il fera chaud l’été, il y aura toujours un bon bougre dans la rue pour accepter de confirmer qu’il fait chaud.
Ainsi s’obtient un vague simulacre de démocratie.
Bref, les professionnels de la télévision ne manquent jamais une occasion de déclarer que les émissions en direct sont ce qu’il y a de plus passionnant à faire, à cause du toujours possible surgissement de l’inattendu. Mais cet inattendu, dans les faits, la télévision a pourtant tendance à l’éviter, en particulier en concentrant autant que possible la maîtrise de la parole au bénéfice de ses seuls animateurs.
« La plus grande partie de la non-fiction à la télévision est rangée dans la rubrique journalisme. De tels programmes sont structurés par le principe selon lequel le narrateur ou le présentateur fait autorité sur le sujet. Ce présentateur coordonne et rend compréhensible, à l’aide d’un commentaire, un flux d’images qui manque souvent de cohérence interne et ceci illustre une analyse ou une argumentation dont la preuve finale se trouve en dehors des images elles-mêmes. » 7
Aux actualités, cela va même plus loin: une partie des images qui viennent en illustration des propos du présentateur ou du reporter sont des images bouche-trou. On nous parle de finances ? Gros plan de billets de banque, ou d’un doigt pianotant sur une calculette. De vacances ? Une plage. Un faits-divers en banlieue ? La façade d’une HLM… Ces images, en fait, ne disent strictement rien, elles ne contribuent pas à un apport d’informations; vagues emblèmes, elles nous occupent les yeux, nous prouvent que nous ne sommes pas en train de regarder un poste de radio, nous leurrent en nous donnant l’impression fausse que nous voyons de quoi ça parle.
L’omnipotence de la parole du journaliste implique un défaut d’image.
Tout cela, à force, est entré dans les mœurs. On ne s’en étonne plus. Et même, semble-t-il, cela nous a donné de mauvaises habitudes: nous sommes accoutumés à ce que les choses soient dites au lieu d’être montrées à travers une cohérence recherchée par le filmage et le montage, comme tente de le faire le documentaire. Les gens qui voient arriver un documentariste s’attendent à être interviewés 8. Et, à la télévision, les documentaires qui ne nous disent pas ce qu’il faut savoir, mais nous guident dans la découverte active de quelque chose, sont une minorité, suspecte d’élitisme.
Ces travers ne sont évidemment pas constitutifs de la télévision. Il y a des exceptions pour prouver le contraire sans être pour autant des imitations du cinéma.
Par exemple, Référence, de Philippe Lapousterle et Raoul Sangla 9.
Les invités de cette émission d’interviews sont des personnalités de la politique, des lettres, des arts et des sciences, tantôt célèbres (César, Cousteau, Sollers, Laborit, Mario Soares, Melina Mercouri, Lauren Bacall), tantôt moins connues (le cinéaste Michel Khleifi, le peintre Zoran Mušič, le biologiste Étienne Baulieu, le pianiste Abdel Rahman El Bacha, l’écrivain Daniel Pennac…).
Ce mélange est agréable : d’une semaine à l’autre, on a à peu près une chance sur deux de découvrir quelqu’un.
L’entretien dure vingt-six minutes environ, au cours desquelles l’invité, guidé et stimulé par l’interviewer, raconte quelques traits essentiels de sa pratique professionnelle ou de l’histoire de sa vie.
Moins d’une demi-heure, c’est peu pour décrire en termes simples toute la complexité d’une recherche, et cela porte l’invité à une qualité et à une densité de parole particulières. Il y est également poussé par une contrainte formelle que lui impose la réalisation: sauf accident, l’émission consiste en un seul et unique plan-séquence.
Cette contrainte ôte à l’invité le confort paresseux que, en cas de « vasouillage », cela pourrait toujours être rattrapé au montage. Il est obligé de donner le meilleur de lui-même.
L’interviewer, lui, perd la ressource d’un vieux « truc » journalistique: alterner des questions innocentes qui mettraient en confiance l’interlocuteur mais ne seraient pas gardées au montage, et les « vraies » questions, qui seraient des questions-pièges. Interviewer, ici, n’est pas faire avouer, mais aider à dire. Ce qui ne signifie pas que l’interviewer laisse l’autre dire n’importe quoi : Philippe Lapousterle 10 sait ressaisir un fil égaré, demander des éclaircissements, éviter les voies de garage.
La mise en œuvre d’un plan-séquence rappellera au cinéphile quelques souvenirs: les moments acrobatiques des films de Buster Keaton où l’acteur-réalisateur filmait en un seul plan pour prouver qu’il n’était pas doublé (le plan-séquence comme gage de réalité); le début de La soif du mal, où le premier plan ne s’interrompt qu’au moment où explose la bombe qu’on a d’abord vue introduite dans le coffre d’une voiture (la longueur du plan, génératrice d’une accumulation de tension dramatique); certains moments de La règle du jeu, où un mouvement d’appareil relie plusieurs intrigues simultanées (la continuité du plan donnant à la narration une unité organique). On retrouve ces trois effets dans Référence, qui se rapproche aussi de certains aspects du cinéma direct, par l’impression qu’elle donne au spectateur, de la restitution d’un bloc de temps.
Ce style, à la télévision, est assez inhabituel: nous sommes plutôt accoutumés à des changements de plan continuels; comme si les réalisateurs pensaient que garder le même plan risquerait d’ennuyer le spectateur, ou comme s’ils ignoraient quel est le meilleur point de vue sur ce qu’ils filment. Dans Référence, le réalisateur ne pianote pas sur le pupitre, il y a une seule caméra, et le cadre bouge peu ; il y a, en fait, deux cadrages : l’un, serré, sur l’interviewé, encadre son visage et ses mains; l’autre, plus large, inclut en amorce l’interviewer 11. L’attention du spectateur, loin de se lasser au vu de cette simplicité de la mise en scène, a au contraire tout loisir de se concentrer sur l’essentiel: la parole de l’invité.
Et on retrouve un autre trait du cinéma direct: la parole cesse d’être un objet désincarné, elle prend une dimension physique (le montage, le changement de caméra ne coupent pas seulement de l’espace et du temps, mais aussi du corps). Ainsi, à mesure qu’avance l’émission, la présence de l’interviewé gagne en consistance, et la mise en scène qu’on pourrait qualifier de minimaliste amène l’interview à ne pas être de la radio avec des images : il y a à voir. Principalement: un corps qui soutient une parole.
D’habitude, les émissions culturelles, avec leurs lourds ballets multi-caméras, se déroulent en studio: la télévision, puissance invitante, convoque ses invités dans ces espaces artificiels, ces « non lieux » aseptiques au décors insignifiants. Insignifiants car ils ne sont rien d’autre qu’un « habillage ». Référence au contraire filme les gens à leur lieu de travail (atelier, laboratoire, bibliothèque), de vie (appartement, jardin…), et, pour les étrangers de passage, dans les petits territoires provisoires des voyageurs (hôtel, café).
L’espace qui entoure l’interviewé n’est donc pas indifférent, une zone inutile de l’image qu’on pourrait aussi bien oublier. L’œil du spectateur explore le cadre, découvre des détails qu’il met parfois en relation avec ce qui se dit; des allers et retours se font entre le voir et l’entendre.
De ces lieux, la vie quotidienne n’est en outre pas bannie: des personnes passent parfois dans le fond de l’image, ou sur les côtés, s’aperçoivent de quelque chose, fuient ou restent, petits incidents sans importance, car ils ne compromettent en général ni la parole ni son enregistrement, mais fournissent à l’émission autant d’« effets de réel » – l’impression de la vie.
Sauf quand, par exemple, le téléphone sonne (Daniel Pennac). L’interviewé alors s’exclame spontanément : « Zut, on a oublié de couper le téléphone ! ». Et c’est l’émission qui coupe 12. Car il y a tout de même des coupes, de temps en temps, dans Référence. Tantôt à cause d’une interférence trop intrusive, tantôt, me répond Raoul Sangla, parce que l’interview durait finalement vingt-huit minutes au lieu des vingt-six requises, ou que l’invité étranger achoppait trop péniblement sur une difficulté d’expression.
Ces coupes, d’ailleurs, n’ont pas l’air de le déranger: le plan-séquence semble être pour lui un pari qu’il n’est pas tragique de ne pas tenir, puisque l’essentiel (c’est ainsi que je le comprends) tient à une densité du rapport entre la forme et la parole, et pas à l’accomplissement d’un a priori formaliste ou d’une performance virtuose. L’aléa contraint la forme, cela fait partie du jeu.
Il arrive que l’aléa surgisse de l’interviewé lui-même. Ainsi, le peintre Matta qui, bien qu’ayant accepté l’interview, semble souffrir d’une phobie de la caméra : il lui tourne le dos, se cache sournoisement le visage de la main. Un étrange mouvement d’appareil tente de le saisir sous un meilleur angle, « pas-de-deux » où le troisième, l’interviewer, s’aperçoit qu’il est maintenant filmé de face, et en paraît quelque peu troublé.
Ou bien Melina Mercouri, qui semble si tourmentée par l’imminence d’un autre rendez-vous que, nerveuse, elle ne sort que des banalités sur elle-même et la Grèce, et s’enfuit au bout de dix-huit minutes. Encore lui faut-il se défaire du câblage micro, espèce de fil à la patte dont vite elle se dépêtre.
Pariant tout sur une parole et une présence, les « épisodes » de la série sont évidemment d’inégal intérêt. Celui-ci tient principalement, à mon avis, à la façon très diversifiée dont les invités comprennent les raisons pour lesquelles on les questionne. Certains pensent aussitôt que l’enjeu de l’interview, ce n’est pas leur personne, leur Moi qu’il s’agirait d’étaler, mais leur recherche, et dans ce cas l’émission est passionnante: on voit, dans les conditions du direct, quelqu’un théoriser une recherche intellectuelle ou une pratique artistique en cours. Il y a aussi, plus rares, au crépuscule de leur vie, ceux qui s’imaginent que le sujet c’est eux (narcissisme d’Etiemble), ou ceux qui sont si habitués aux caméras qu’ils refont avec aisance et sans surprise un numéro cent fois vu ailleurs (Cousteau, Sollers).
Il y a aussi l’habileté variable de l’interviewer, qui dans ce face-à-face ne manque pas de présence d’esprit, mais quelquefois insiste alors que l’invité a manifestement décidé de ne pas répondre (le Professeur Baulieu sur les questions d’éthique) ou s’entête sur une réponse (le rationalisme d’Henri Laborit). Il en est de l’interviewer comme de l’interviewé: mis à nu tous les deux, avec leurs points forts et leurs faiblesses.
Il s’agit d’un face-à-face; un seul invité, ce qui nous change des souks culturels promotionnels mis en place depuis les années soixante-dix (Apostrophes, Bouillon de culture, Ex-Libris, Jean-Hedern’s Club…) où les invités, en vrac ensemble sur un plateau, ont à rivaliser de vocalises, simulacre consumériste des salons du XVIIIe, où l’on pousse sa chansonnette pour pousser la vente. Sauf rares exceptions, ce souci promotionnel ne semble pas être le mobile des invités de Référence; d’où l’agrément particulier d’entendre des gens intelligents parler de la recherche à laquelle ils se consacrent. Référence nous rend intelligents et inventifs avec eux, vingt-six minutes par semaine.
Par quel mystère ? Certainement, parce qu’il y a une vraie entente entre un réalisateur et un journaliste, et que chacun relaie le travail de l’autre.
On peut s’étonner que cette série, qui depuis septembre 1991 où elle a commencé, en est à peu près à son 175e numéro, ne songe pas à sortir au moins une anthologie sur cassettes: semaine après semaine, c’est une sorte d’encyclopédie vivante de l’invention qui s’enregistre.
Une encyclopédie qui reflète aussi les usages de la langue française telle qu’elle est parlée par les Français et par les étrangers : Belges, Libanais, Palestiniens, Portugais, Américains, Israéliens, Hollandais, Espagnols, Roumains, Italiens, Anglais, Allemands, Russes, Grecs, Polonais, Suisses…
Panorama vivant de la francophonie qui nous renvoie à ce que, voici vingt ans, le film de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, Othon, avait révélé : que la langue française ne fait jamais autant briller les mots et les phrases que quand elle est dite par ceux qui l’ont apprise, et la parlent avec accent, car il n’y a pas un « parler correct », mais des « manières de dire », des usages de la langue.
Pierre Baudry, août 1995
- Cf Pierre Perrault et son Discours sur la parole, Cahiers du Cinéma n° 191, juin 1967.
- L’illustration la plus exhilarante de ce piégeage, en situation ethnologique, est l’histoire du « poulet sacrificiel » racontée par Amadou Hampâté Bâ à Ange Casta et Enrico Fulchignoni, 1969, rediffusée par Arte, mardi 8 août 1995.
- Cinéaste de notre danse, dans l’intéressante revue LimeLight, n° 39, juin 1995, Strasbourg.
- La représentation de la base économique dans le discours télévisuel ne se limite pas à ces cas manifestes. Citons l’exemple de France 2 qui, cet été, avait acheté les droits des images du Tour de France. Mais il y eut, en même temps, l’offensive serbe sur Srebrenica. Lequel des deux sujets fallait-il privilégier aux actualités? France 2 choisit de rendre compte en premier de l’événement sportif. On en vint même à l’absurdité que la mort accidentelle d’un cycliste prit, pendant deux jours, presque autant de place et d’importance que les morts, viols et violences en Bosnie, en nombre considérable.
Quelques jours après, championnats du monde d’athlétisme à Göteborg et reconquête de la Krajina par les Croates. Le journal de 13 h sur France 2, lundi 7 août, donna la priorité au record de triple saut par Jonathan Edwards et aux problèmes musculaires de Marie-José Pérec, pour consacrer ensuite un temps à peu près équivalent aux événements en ex-Yougoslavie… Cela laisse franchement perplexe. Mais il faut savoir que le service public avait décidé de « déployer de gros moyens à Göteborg » (cf Le Monde du 6 août).
Sans doute doit-on voir dans tout cela une application de la fameuse loi de proximité (« Un pet de lapin à côté de vous est plus important qu’une catastrophe aux antipodes’). Mais aussi, on peut supposer que, dans la hiérarchie qu’elle établit entre les événements, la chaîne est guidée par son souci de rentabiliser ses investissements. - De même qu’il arrive à la Justine de Sade d’être « libertine par vertu » (Serait-ce un effet pervers, pour reprendre une des expressions favorites de Michael Hoare ?)
- Ce n’est pas seulement cela: les visiteurs de Nulle Part Ailleurs sont pour la plupart des gens du spectacle invités par exemple à l’occasion de la sortie d’un film… et l’on découvre quelques mois plus tard que le film en question passe sur Canal+. Nulle Part Ailleurs est pour la chaîne une formidable machine d’auto-promotion à retardement.
- Une provocation, texte du documentariste anglais Colin Young, The Cilect Review, vol II, n° 1, novembre 1986.
- De même, à ce que j’ai pu observer sur des stages des Ateliers Varan, les apprentis-cinéastes se précipitent vers les situations d’interview, par peur peut-être de manquer de matière, sans comprendre que ce faisant ils risquent de court-circuiter la dynamique de leur tournage: les personnes filmées, après avoir été interviewées, auront l’impression que « tout est dit ».
- Référence, une émission hebdomadaire de Philippe Lapousterle et Raoul Sangla, 26 minutes environ, tous les dimanches vers 12 h 15 sur la chaîne TV5.
TV5 est une chaîne francophone internationale diffusée par câble et satellite.
Une grande partie de ses programmes consiste en retransmissions d’émissions récentes fournies par des télévisions française, canadienne (CTQC), belge (RTBF) et suisse (SSR). La chaîne dispose en outre de moyens modestes pour produire ses propres émissions. Elle est captée en Europe, Afrique, Asie et Amérique. - Philippe Lapousterle est journaliste à Radio Monte-Carlo, où il interviewe un homme politique par jour, de 7h52 à 8h du matin; il y anime en outre l’émission Samedi-Passion.
- C’est aussi dans ce cadrage large que, en début et en fin d’émission, une main exhibe devant la caméra les « cartons » du générique: des feuilles de papier à dessin portant des inscriptions manuscrites – le générique fait partie du plan, et l’apparition de cette main rend présent un hors-champ particulier : l’équipe de filmage.
- Que couper, le téléphone ou le film? Il y a, à ce propos, un très curieux nouage dans le Cinéma, de notre temps sur Claude Chabrol, interviewé par Jean Douchet, réalisation A. S. Labarthe.
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Othon
1969 | Allemagne de l'Ouest, Italie | 1h28 | 16 mm et 35 mm Réalisation : Jean-Marie Straub, Danièle Huillet
Publiée dans La Revue Documentaires n°11 – Héritages du direct (page 5, 1995)
