À propos d’« Écoute » de Miroslav Sebestik
Marie-Christine Peyrière
« Nous sommes des héritiers innovants. », Régis Debray au preneur de son Alix Comte
Le dernier film de Wim Wenders Lisbonne Story met l’accent, pour la première fois, sur le preneur de son. Personnage de fiction emblématique d’un temps comme le fut, dans les années soixante-dix, le photographe dans Alice dans les villes. Le théorème du film ouvre ce qui pourrait être une contradiction : la musique fait vendre le film. Le son porterait l’utopie créatrice.
Cette mise en fiction du son est un indice de plusieurs bouleversements : d’une part des mutations esthétiques, techniques, filmiques que suscitent l’extension des technologies audionumériques, d’autre part d’un espace sonore susceptible de devenir le mode d’emploi, à défaut du cinéma, de notre rapport aux images.
Comment le documentaire assume-t-il l’innovation industrielle ? Nous avons peu de démarches et peu de matière théorique pour aborder la question. Le séminaire que j’ai lancé en 1992 aux États Généraux du Documentaire, associant ingénieurs du son, compositeurs acousmatiques, réalisateurs confrontés à la réception stéréophonique, n’a constitué qu’une amorce d’un dialogue de praticiens, qui mériterait plus ample développement.
Si la scénographie audiovisuelle est au centre des stratégies artistiques et commerciales, une étape du travail exige de s’intéresser au mode d’écoute.
Histoire de sensibilité et de sens. N’est-ce pas Godard qui affirmait dans Le Gai savoir en 1968 : « Dans un film on voit toujours des gens qui parlent, jamais des gens qui écoutent » ?
Le film Écoute, réalisé en 1992, est une œuvre documentaire qui a anticipé la dynamique image-son. Sa particularité se situe dans l’exploration de l’écoute musicale à partir des recherches des musiques contemporaines. Elle se double d’une méthode cinématographique appliquée à une réalisation audionumérique.
Dans le contexte de la communication, cette œuvre fait l’épreuve du passage du cinéma au visuel. Sa manière de déstabiliser les repères du spectateur, par l’appropriation des modes de lecture informatique, inaugure un geste interprétatif qui mérite attention par ses procédures, l’emploi des outils et ses répercussions.
Ce n’est pas un hasard si ce prototype de la création télévisuelle est initié par Michel Fano dont la trajectoire professionnelle traverse depuis 1960 toutes les innovations acoustiques en documentaire et fiction. Michel Fano est à la fois le preneur de son, précurseur du son direct chez Jean Rouch, et le théoricien du « concept sonore » du film par ses travaux sur les films non linéaires d’Alain Robbe-Grillet.
Le musicien Michel Fano est reconnu pour son esthétique de la discontinuité. Il pratique la musique de film comme facteur de dissonance, trouble l’écoute par saut de perception et bouscule la hiérarchie conventionnelle, parole, son, bruit qui discriminent les écoutes musicales, sémantiques et linguistiques.
Sa (post) modernité a rencontré le sens de la composition du réalisateur Miroslav Sebestik. Ce cinéaste, marqué par la complexité du récit de mémoire dans Hiroshima mon amour, est aussi réalisateur en vidéo et concepteur de CD ROMs. Sans être musicien, c’est un cinéaste préoccupé par la nécessité de construire et de lier. Il a réalisé des documentaires qui décadrent les perspectives traditionnelles en affirmant la perte d’innocence dans le contrat que le cinéaste passe avec son objet. C’est un fait acquis pour lui qu’entre le cinéaste et l’autre s’interpose désormais un écran catalyseur.
Écoute implique une collaboration avec un autre personnage : Gérard Chiron pour qui le travail sonore est un concept. Son intervention sur le matériau se situe aux différentes étapes d’élaboration du film jusqu’au mixage et suscite de ce fait une coopération étroite avec le réalisateur. Elle renforce la notion sonore comme potentiel d’interprétations. Sa conception de l’écoute produit un espace à trois dimensions, une articulation de l’image et du son dont la logique est régie par une mise en relation des sources sonores selon un axe vertical : l’infini, chez le spectateur, du contexte mémorable.
Discontinuité, composition, mise en relation : la matrice conceptuelle est en action.
Donc un film Écoute de Miroslav Sebestik.
Donc reprendre l’histoire du film, produit de l’institution. À la fin des années quatre-vingt, Michel Fano propose à Guillaume Gronier, responsable du secteur Musique à la Sept, un projet de film sur l’écoute musicale. Miroslav Sebestik associe le producteur Jacques Bidou (JBA production). La préparation sur six mois, sous la direction de Michel Fano, exige une concertation assidue entre auteurs (Anne Grange et Miroslav Sebestik), producteur, réalisateur. La post-production du son au Centre Georges Pompidou, assurée par Gérard Chiron avec l’aide de Nathalie Vidal, dure trois mois. Le film voit le jour en 1992.
Donc un essai. Un dispositif documentaire apparemment classique. Des musiciens au travail (la famille hongroise Kurtag concentrée sur le grain de son propre matériau sonore), des répétitions d’orchestre, des portraits divers, pédagogues, critiques impliqués dans des situations musicales qui éclairent, avec humour parfois, le sens de l’écoute (le peintre sonore Knud Viktor attentif au lapin qui rêve, le rire de John Cage qui jubile dans le vacarme d’un carrefour).
Mais une perturbation. Ces séquences sont soumises à des ruptures visuelles qui font surgir l’image sonore grâce à un répertoire aléatoire de sons. La forme est donnée d’emblée. Plan vidéographique et image graphique directionnelle à chaque étape de la construction. Logique sensitive 1.
Suivez la flèche.
Donc une signalétique et un jeu. Le spectateur accroche, lâche, reprend, par bloc, visage, vision. L’œuvre joue aux limites de la narration. Une phrase démarre, puis cesse, puis reprend. Comme chez Godard, vous faites vos choix. Quelque chose s’imprègne en vous. Effet subliminal.
Donc un paradoxe musical. Qu’est-ce qui relie Michaël Levinas, les polyphonies sardes, la house-music, le chant des oiseaux, et un air de jazz entendu dans un ascenseur ? Les classifications culturelles dessinent un chemin labyrinthique. Où est le fil d’Ariane ? Dans l’organisation rythmique. Le flux, la métrique, les répétitions, la détente, les tensions, les ruptures, les points secrets du son. À la manière du musicien György Kurtag traquant l’infime audible, la démarche audiovisuelle rend visible les connexions.
Passage de témoin
À-t-on quitté le champ documentaire ? En effet, la pratique filmique hérite de la notion du « direct » élaborée entre 1958 et 1962 : le cinéma témoin, transparent dans son rapport au réel avec le son synchrone, le continu de la parole qui rythme les séquences.
D’après Jean Rouch, la mise en place de la technique du cinéma « direct » constitue l’aboutissement d’une réflexion surgie au contact de « l’art du logos africain » 2. Le cinéaste était en 1957 responsable d’enquêtes ethnographiques sur les migrations des Nigériens au Ghana et en Côte d’Ivoire. Le sens de cette parole, développé par ses partenaires africains, suggérait d’innover dans l’enregistrement du discours. Nous étions dans le contexte de la décolonisation. Il fallait « donner la parole aux Africains ». Cet « acte de fabulation », selon Deleuze, « prit la portée politique de constitution d’un peuple ».
L’introduction du numérique remet en cause cette conception du visible et de l’audible de vérité. Échantillonnages, mixages automatiques, séquenceurs, dispositif scénique spatialisé introduisent une possibilité de multiplier les points d’écoute. On remonte alors du fait technique au fait culturel, des points d’écoute aux points de vue. L’acte de parole change de statut. Il n’a plus la valeur d’une directe libre. L’écriture, enregistrant « l’imparfait du dispositif » 3, opère un passage de témoin, voire un appel à témoin, sur le spectateur.
Donc un déplacement du regard sur le spectateur. L’œuvre Écoute répond à des intentions d’écoute nouvelles. Faite d’attentes et de multiples bifurcations, la complexité de l’espace sonore interagit les différents moments de l’état de conscience. L’aléatoire provoque les associations. La double information du visible et de l’audible installe chacun comme auditeur et interprète dans une attitude distante et ludique : est-ce que tu entends ce que j’entend ?
Donc un signe.
« Chaque nouvelle machinerie de transmission collective réorganise nos lieux communs, ces incommunicables qui nous permettent de communiquer. », Régis Debray.
Écoute : traduction allemande Stille (Silence). Impératif d’action jusqu’aux limites de sa contradiction… L’œuvre résiste à sa propre détermination.
Le futur acoustique signale une autre forme de prise sur le monde. Un monde en transition dont même le poète ne sait encore si nous marchons sur des ruines ou des semences.
Donc une méditation.
- Je renvoie à la conférence au CREDAC (Centre d’art d’Ivry) de Jean-Louis Boissier sur « le logiciel sensitif », le 31 janvier 1995 qui a accompagné la présentation de ses installations, et au catalogue très stimulant « Programmes interactifs », en particulier sur le rôle du spectateur.
- Document de la rétrospective Jean Rouch, Ministère des relations extérieures. Entretien avec Enrico Fulchignoni, Paris, 1981.
- Titre d’une étude approfondie de Claude Bailblé sur la restitution stéréophonique. Je renvoie également à l’étude de Christian Hugonnet sur le son à la télévision et l’évolution des normes.
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Écoute
1992 | France | 2h | VidéoD’après une idée de Michel Fano.
Réalisation : Miroslav Sebestik
Auteurs : Anne Grange et Miroslav Sebestik.
Image : Gilberto Azevedo, Ned Burgess, Jacques Besse
Son : Claude Bertrand, Alix Comte
Publiée dans La Revue Documentaires n°11 – Héritages du direct (page 99, 1995)