Paroles sur Écoute

Marie-Christine Peyrière

Vous avez été un des pionniers du son direct en collaborant avec Jean Rouch sur La Pyramide humaine et Chronique d’un été. Vous êtes le concepteur du projet Écoute réalisé en numérique. Comment envisagez-vous cette évolution esthétique : un prolongement, une rupture ?

Michel Fano : Je pense que les conceptions de ces films sont à des années-lumière. Le souci de Jean Rouch était d’assurer une captation du réel précise pour fabriquer du réel. Je me rappelle les premiers essais en son synchrone portable avec les premiers micros Nagra statiques. L’expérience valait la Croisière Jaune mais c’était tout à fait passionnant. Le groupe constitué par Rouch était formé de techniciens et de jeunes acteurs. J’ai souffert car nous avons tourné à Abidjan. Évidemment, immergés dans un climat chaud pendant trois semaines, les liens se nouaient et engendraient des drames sentimentaux. On le dit peu. Mais Rouch adorait le psychodrame; il en arrivait à le provoquer pour filmer. Car le réel pris tel quel n’aurait pas donné matière à film.

François Reichenbach, avec qui j’ai commencé à travailler à la même époque, avait compris d’instinct que ce qu’il fallait rendre n’était pas la réalité. Par différents artifices qui ressortaient de la composition, il préférait installer chez l’auditeur-spectateur une dimension de supra-réel. Reichenbach n’hésitait pas à mettre un extrait de la Passion selon St Jean de Bach sur une fête mexicaine. Rouch ne l’aurait pas admis.

Écoute tient davantage de cette option. C’est un essai, une réflexion, un poème qui déclenche chez le spectateur des sentiments très profonds. C’est aussi un heureux mariage entre l’outil et la création. Vous remarquerez que la technologie, cette fois, impulse une pensée nouvelle. La façon dont les sons démarrent et sont coupés n’auraient jamais été envisageables sans le montage virtuel qui permet des coupes à l’échantillon près.

Quels étaient les principes formels de base qui structuraient le film ?

Miroslav Sebestik : Notre démarche avait un caractère exceptionnel : mettre en avant par son sujet même le son. Plutôt que d’insister sur la qualité de reproduction de l’enregistrement, nous avons voulu montrer que le son est devenu un matériau artistique à part entière, par son traitement et sa manipulation.

Il y avait quatre matériaux à gérer : des entretiens fragmentés, des séquences de type documentaire, une présentation sans image des prises de son, et des plans fixes prévus pour accueillir des extraits musicaux. Le principe était de mettre en relation l’écoute et l’existence de la forme « culturalisée » du son afin d’en souligner toutes les potentialités techniques et créatrices.

Quel est l’apport du son dans l’écriture ?

Miroslav Sebestik : Nous avons beaucoup cherché avec Gérard Chiron, afin de construire l’espace sonore. Notre objectif était d’articuler le film sur des propos de Michel Fano, présenté sur un fond de photo. Nous avons joué avec ce fond dans sa double dimension visuelle et auditive : la dynamique image-son pouvait être rattachée à sa personne, à la ville, aux lieux qu’il affectionnait, à sa propre relation sonore, au simple sens de ces phrases.

Nous avons procédé de la même manière pour les séquences sur John Cage.

Dans ce cas précis, nous étions confrontés à une démarche classique télévisuelle. Bien que nous ayons tourné dans son appartement, nous n’avons pas cherché à filmer son environnement ni à décrire sa géographie spatiale. Je souhaitais capter le lieu du sujet et pour moi, ce lieu est à l’écran.

Gérard Chiron : Notre principe de travail reposait sur le fait que le spectateur doit s’imprégner des informations. Le discours dans le film fonctionne comme des fiches que l’on sélectionne dans l’ensemble des informations visuelles, sonores et didactiques.

Évidemment il fallait que ce principe de construction du film ne devienne pas arbitraire. La coupe intervient pour donner de la puissance au discours, lequel discours repose sur un événement sonore qui alimente de façon inconsciente la perception. Elle reste musicale pour ne pas heurter l’oreille. Par exemple, je me débrouillais pour que la fin d’un mot soit en harmonie avec l’attaque du piano dans le plan suivant.

Il y a toujours une image derrière une image. Chaque son comporte une dramaturgie, une temporalité, un souvenir perdu et retrouvé pour l’auditeur. L’axe du dispositif était de mettre en éveil cette écoute.

Pour ce faire, nous avons commencé par une recherche de sons et constitué une sonothèque des différentes étapes du film. Toutes les ambiances sonores qui revêtaient un caractère musical ont été sélectionnées. Les sons ont été stockés sur disque dur. Puis nous avons mené le travail de structuration en relation avec l’image afin d’enrichir le visuel par le sonore. Enfin, je me suis beaucoup attaché à la tessiture des voix des intervenants enregistrés en studio. En contrepoint de leur regard, qui fixe le spectateur, le focus sur la voix a été obtenu par une mise en évidence d’une brillance d’harmoniques. Ce traitement des voix installe une relation intime au spectateur. Cette démarche souligne les possibilités émotionnelles offertes par l’articulation audiovisuelle.

Le film met en scène un dispositif d’écoute sans image par des ponctuations de prises de son. Quelle est leur fonction ?

Miroslav Sebestik : Le point de départ était très concret. C’était un hommage aux preneurs de son en cinéma et en radio, des gens comme Yann Paranthoën, Jean-Pierre Ruh, Philippe Barbeau et d’autres, ce qu’on appelle couramment des « signatures ». Nous avions sélectionné les sons seuls d’après leur qualité, leur puissance, puis leur durée (qui ne devait excéder plus de quarante secondes), déterminée par le rythme visuel du film. Notre choix était un compromis entre le raisonné et l’intuitif. Dans le film, ce dispositif avait une fonction de respiration.

C’est cette intuition qui vous a guidé à placer au début du film un lion en cage qui rappelle le générique des films de la MGM ou à finir par un chant palestinien ?

Miroslav Sebestik : Le choix dérivait de la composition. La seule justification que je donnerai dans l’après-coup est celle de l’humour ou de l’émotion. C’est intéressant que les gens rêvent sur ces sons.

Ce même raisonnement déterminait la position des extraits musicaux ?

Miroslav Sebestik : Nous avons voulu faire une sorte d’instantané du son avec des extraits musicaux qui couvraient les domaines les plus divers (classique, symphonique, jazz…). Nous expérimentions. Par exemple, sur une tasse de thé, on plaçait un extrait de Beethoven puis nous prenions notre décision.

Claude Bailblé pourrait-il commenter sur le plan acoustique la citation dans le film de ces inserts ?

Claude Bailblé : Les signifiants sonores qui abordent l’oreille sans pouvoir être identifiés restent à l’état de tableaux abstraits même s’il y a, ici ou là, des forces émergentes qui essaient de frapper à la porte du sens. Ces signifiants abstraits fonctionnent comme de la musique avec des grains, des épaisseurs spectrales, des formants, des passages, des trames. Puis, d’un coup, grâce à une mention visuelle sur l’écran, on passe dans un répertoire qui est plutôt mental. Dès que l’étiquette arrive, le signifiant devient un signifié.

Cela ne conduit pas pour autant au réel. Car le répertoire auditif, incapable de trouver un appariement avec le son entrant, déclare forfait. C’est un découpage du réel par des concepts, des items, des mots, qui vient buter sur l’oreille. Nous rentrons dans une classification verbale du réel alors que nous étions dans l’ignorance du sonore. L’image auditive est en fait prise en charge par des mots.

Dans ce moment indéfini du son que l’on reçoit sans identifier la nature et la source du son, l’espace imaginaire du spectateur se déploie. L’oreille projette. L’écoute, aujourd’hui, intègre les représentations mentales…

Claude Bailblé : Cela me rappelle la distinction chomskienne performance/compétence. Chacun dispose dans sa mémoire d’une compétence par l’acquisition au cours de son apprentissage des représentations du monde et d’un nombre de figures sonores ou visuelles. On a un grouillement de sons et une structuration figure/fond, un étagement spatial en stéréo. Sa performance est nulle tant que l’étiquette n’est pas apparue. On reconnaît une forme (c’est la compétence) mais on ne sait pas lui imprimer une mention « cognitive » Comme on ne peut pas l’étiqueter sur le plan cognitif, elle appartient encore à une scène d’ordre musical.

Quand la mention apparaît, il y a un recodage/transcodage via le répertoire visuel des choses apprises et des souvenirs perdus. Chacun à sa manière va ré-étiqueter la scène. Ce phénomène ressemble à de la téléprojection.

Michel Fano : Il y a dans ce film une extraordinaire gestion stratégique des énergies du spectateur. J’ai fait entendre La Ré/écoute, le travail radiophonique de Patrick Roudier d’après le film Écoute à l’École de cinéma de Cuba auprès d’une vingtaine d’étudiants qui ne parlaient pas français. Ils étaient fascinés.

Toute la dynamique des énergies sonores dans ce film passe au-delà de la compréhension des intervenants.

Claude Bailblé : Sur le plan énergétique, on peut effectivement mettre en relation ce que j’appelle « les cartes postales sonores » et les effets produits par les interruptions des phrases. Avec les interviews coupées, l’écoute du spectateur commence dans un certain confort pour aboutir à un manque perturbant, voire éveillant. Avec les « cartes postales », c’est le contraire.

Vous êtes plongés dans un ailleurs puis vous vous rassénérez quand l’étiquette survient. Ce jeu disposé dans le film conduit la dynamique -à double sens- du spectateur.

Pour Boulez, la musique n’est pas seulement un art du son mais un contrepoint du son et du silence. John Cage, influencé par le gamelan d’Orient, cherchait le son du silence. Est-ce cette double dimension qui a conduit le choix du titre et sa traduction allemande : silence ?

Michel Fano : Cette notion du silence intervient dans le film à plusieurs niveaux. D’abord pour des raisons musicales. Boulez considère une durée de silence comme une valeur son. Ainsi, dans un rythme, il est nécessaire qu’elle intervienne comme contre-son car la relation entre les éléments est plus importante que le poids de chaque élément. Il est évident également que la question du silence nous amène à penser l’espace. Un son démarre d’un point et finit quelque part et dans l’autour règne le silence qui définit l’espace.

Ce film déroute le spectateur par sa vision mais renouvelle la condition de l’exercice critique ?

Claude Bailblé : Il y a une diversité des approches sur la musique qui sont localement contradictoires mais qui dans l’ensemble aboutissent à l’idée qu’il n’y a pas de vérité unifiée. Distinguer le discours sur le réel musical de la réalité de la musique est une bonne chose, dans la mesure où aucun discours ne peut « l’encadrer ». Cela permet une réflexion sur la relativité de chaque considération.

Michel Fano : L’écoute implique la relation à l’autre, au groupe, au monde. Je trouve que le film l’exprime merveilleusement. Au fond, il dit « on ne sait pas trop quoi ». Et pourtant ce film est pédagogique. Son système de fractures, par une rupture brutale du son, oblige l’oreille à s’ouvrir. Ce geste d’ouverture me semble le plus important.

La contrainte de la commande obligeait le réalisateur à rester dans le cadre documentaire alors que ce travail sur l’écoute et ses implications s’adresse peut-être davantage au spectateur de fiction ?

Miroslav Sebestik : Quelle que soit la commande, j’opte systématiquement pour des formes qui traduisent une façon de me l’approprier. Ce travail est l’aboutissement d’une recherche menée sur trois films vidéo: Solstice, La Grande École des musiciens, Cerise. Cette spécificité des moyens détermine le chemin que l’on prend devant le spectateur. Écoute engage une réflexion sur la manière de raconter aujourd’hui.

Propos recueillis, montés et mixés par Marie-Christine Peyrière


  • Écoute
    1992 | France | 2h | Vidéo

    D’après une idée de Michel Fano.
    Auteurs : Anne Grange et Miroslav Sebestik.

    Réalisation : Miroslav Sebestik
    Image : Gilberto Azevedo, Ned Burgess, Jacques Besse
    Son : Claude Bertrand, Alix Comte

Publiée dans La Revue Documentaires n°11 – Héritages du direct (page 105, 1995)