Une séance de l’Écran français

Vue sur les docs, Marseille 1995

Barbara Tannery

Les deux films se définissent par l’à-propos de leur élaboration. Le sujet ne fait pas le film, c’est l’inverse qui se produit avec autant de simplicité et d’invention que le permettent les rencontres qui s’y forment. Une réponse concrète aux habitudes de regard qui se déroulent, habituellement donc, sans échafaudage, dans le temps du discours de personnes devenues pour l’occasion personnages et à qui l’on délègue le rôle principal d’un film, celui de faire du sens. Ici ce sont les présences qui sont à l’œuvre, elles sont perçues, appréhendées, puis disposées en une mosaïque de caractères qui permettent l’élaboration du thème. Et le spectateur est considéré avec respect comme l’œil intelligent capable de mémoire et de correspondances.

Le choix du récit est fait, peut-être même dans la programmation, par la juxtaposition de ces deux films. Car, parenthèse ouverte, il n’est pas aisé de montrer le paysage du documentaire actuellement. Vouloir le faire en rappelant les liens artistiques de ce cinéma, tout en incluant les visions « calées » du regard télévisuel, alors que dans l’interstice se glissent les nouvelles productions multimédia, en restant conscient de la fenêtre sur le monde que peuvent ouvrir ces films, cela met nécessairement à l’œuvre une programmation par « îlots ». Le spectateur un peu secoué dans le trajet doit exercer son sens de « l’ici et maintenant » pour se rendre disponible à la séance. Et celle dont nous parlons nous propose deux films de format standard qui ne peuvent a priori offrir aucune autre difficulté que l’ennui: humbles tissages s’arrêtant sur les réalités provinciales des mutations de notre belle société. Les auteurs semblent avoir intégré différents niveaux de standardisation de « l’appellation » documentaire… pour mieux s’en libérer. Et si nous avons pu prendre l’habitude de parler du documentaire comme étant un film « sur » telle ou telle réalité, certains réalisateurs savent bien qu’il s’agit d’un travail… « avec », une sorte de mise à disposition.

La Formulation de Alain Dufau

Alain Dufau, en fondant l’interview dans une forme simple et claire, l’image fixe de la photographie, donne à la parole tout le poids de sa formulation, et à l’image celui de l’attention et du regard. Le monde pudique et inconfortable des rapports humains lors de situations troubles est simplement évoqué puis confronté au flux incessant et anonyme de ses consommations polluantes. Seul ce que les protagonistes peuvent dire ou comprendre de la situation est révélé. On cherche le destin individuel dans la raison sociale, il ne s’y trouve pas. Le film n’offre d’ailleurs pas de perspective, ni visuelle – circulation anonyme et flux de voitures vues pareilles à des mobiles, photographies et documents animés d’une seule voix off – ni dans le propos. Mais dans ce contexte, apparaît très fortement le plaisir de la parole et la nécessité du temps donné grâce au regard.

Avoir vingt ans dans les petites villes, de Fabrice Cazeneuve et François Bon

Dans ce même esprit, Fabrice Cazeneuve, associé aux ateliers d’écriture de François Bon, suit le quotidien douloureux de jeunes personnes à travers les copeaux d’écriture qui roulent sous leurs pas. Il renouvelle l’image à chaque rencontre et ne laisse pas s’installer le portrait. Tout le film trame la concordance du temps d’un récit avec l’urgence de s’y sentir bien. Avoir vingt ans dans les petites villes, ne serait-ce pas savoir lier l’aventure et la dépossession ? Faire de la dépossession une aventure, par le verbe ? Pourtant il s’agit d’un film simple, où les pièges de l’identification, du verbe et de la morale sont déjoués. Il n’y a pas de place pour les habitudes et la caméra super-huit que l’on prête revient plus légère encore du récit et des images qu’elle libère. Ce montage de plusieurs histoires où s’enchevêtrent les mots de tous sans perdre ceux de chacun ressemble lui-même à ce que pourrait être un atelier d’écriture.


  • Avoir vingt ans dans les petites villes
    1995 | France | 56’ | Super 8 et vidéo
    Réalisation : Fabrice Cazeneuve
  • La Formulation
    1995 | France | 26’ | Vidéo
    Réalisation : Alain Dufau

Publiée dans La Revue Documentaires n°11 – Héritages du direct (page 119, 1995)