Ngor, l’esprit des Lieux

Entretien avec Samba Félix Ndiaye

Michael Hoare

Peux-tu parler de la gestation de ton travail ?

Le film est venu d’une idée assez bizarre. Depuis vingt ans quand je vais à Dakar, il y a un endroit où j’habite : ce village à l’extrême ouest de la presqu’île du Cap Vert, Ngor. C’est une banlieue de Dakar. Mais c’est le seul endroit qui ressemble à la structure de la Médina, le quartier où je suis né, et où tu n’as pas de comptes à rendre aux structures traditionnelles, chef du village, imam etc. Depuis vingt ans, je n’habite plus la Médina. J’avais envie de parler de ce village pour raconter comment il m’a impressionné, pourquoi j’ai quitté la Médina qui est un quartier populaire, dans lequel je me sentais bien, avec des structures familiales comme dans les quartiers des grandes villes africaines. La Médina fait partie d’un quartier qu’on dit populaire mais avec des brassages sociaux qui se superposent, des paysans qui sont venus de province, des ouvriers qualifiés, des manœuvres pauvres, et une élite bourgeoise doyenne. Puis à un moment donné, juste avant ma génération, il y a eu l’urbanisation de Dakar, les gens ont déménagé ensuite dans des cités, et les seules attaches laissées à ma génération ont été les parents. Donc après le décès de ma mère, j’ai oublié mon quartier d’origine, pour m’attacher à ce village de Ngor. Depuis dix ans, je me dis : Par quel bout, par quel angle est-ce qu’il est possible de filmer un tel endroit ? Et puis l’idée m’est venue de ne raconter que des histoires de personnages avec qui je suis tout le temps, notamment le jeune qui est devenu mon alter ego, mon ami. Je m’intéressais aussi aux moments précis des rencontres dans ce village. Parce que mon attachement n’est pas seulement dû au fait que c’est le plus bel endroit, la plus belle baie que je connaisse. Il y a aussi quelque chose dans les rapports sociaux, un respect, une sorte d’éthique, une façon de vivre, un équilibre, qu’on ne voit pratiquement plus dans les villes africaines. Donc j’ai commencé à penser à ce projet sans l’écrire. Depuis dix ans, il y a eu une gestation disons interne, et puis il y a trois, quatre ans lorsque je suis allé à Dakar, au lieu d’habiter dans le village, j’habitais au Méridien et j’ai vu un matin très tôt, du haut de l’hôtel, la baie avec une pleine lune qui descendait dans la mer et puis de l’autre côté le jour qui se levait. Je t’assure que j’ai vu une image que je n’avais jamais encore vue. En même temps la lune descend dans la mer et le soleil se lève. J’ai regardé le lieu. Et j’ai compris que ces gens avaient choisi cette baie parce qu’elle était protégée par ce petit îlot qui est la partie la plus avancée de l’Afrique sur l’océan Atlantique. Ils ne l’ont pas fait par hasard, il y avait le choix d’une géographie, d’un climat. Le film est né à partir de cette image. Je me suis dit : voilà, à partir de maintenant, il faut commencer à filmer.

J’ai commencé à rencontrer des gens que je voulais filmer, surtout des femmes du village car ce sont elles qui, apparemment, continuent les activités traditionnelles. C’est une communauté de pêcheurs, mais la majorité des jeunes gens ne vont plus à la pêche, et ceux qui restent dans cette activité partagent leur temps entre un travail à l’hôtel et une activité de pêche. Or avant, c’étaient des agriculteurs et des pêcheurs. Il y a eu la scolarisation et la majorité des adultes hommes sont maintenant dans les hôpitaux ou dans d’autres structures, ne sont plus à la terre et dans la vie villageoises. Et j’avais au début réellement envie de faire le lien entre l’hôtel et le village. Comment se fait-il que le village peut se transformer ? D’ailleurs, j’étais très pessimiste au départ. Je me disais que dans dix ans, ce village allait disparaître.

Le village est en effet enclavé entre trois grands hôtels, le Méridien qui est là depuis l’Aéropostale, l’OCI, que les arabes ont subventionné pour créer un énorme hôtel de conférences, et le Club Méditerranée qui est juste à l’extrême ouest du village. Donc je pensais, avant de faire le film, que le village n’avait plus aucune chance d’exister. Mais je ne connaissais pas les fondements, je ne savais pas que ces gens-là résistent depuis six cents ans, qu’ils ont lutté, qu’ils se sont organisés à l’intérieur. Dès que j’ai découvert cela, j’ai axé le film sur la quête de quelqu’un qui avait la prétention de comprendre les gens parce qu’il vivait avec eux mais qui ne leur avait jamais posé des questions. Je me suis dit : il faut que je me laisse aller, comme quelqu’un qui aurait fait une plongée sous-marine, jusqu’à ma propre saturation. Alors j’ai commencé non pas à interviewer, mais à avoir des entretiens avec des personnes telles que l’imam, le chef du village. J’avais choisi ce jeune homme qu’on voit tout le temps dans le film et qui me représente. Il est mon assistant, mais aussi le journaliste, la personne qui cherche à savoir. À un moment donné, il a oublié son rôle, il est entré dans  ces rapports sociaux avec les gens du village, et moi je me suis servi de ça. En plus, je me suis tendu un piège. Quand on se présentait chez les gens, ce n’était plus les entretiens comme dans la vie normale, ce n’était non plus des entretiens avec un cinéaste. Tout se passait comme si les gens avaient envie de dire des choses et que le film leur donnaient cette occasion. Je pense qu’ils sont très intelligents par rapport au rôle mémoire du cinéma. Ils savaient que personne n’avait filmé, personne n’avait fait de photos, il n’y avait pas d’archives, et il y avait des choses qu’on pouvait discuter là et qui seraient archivées une fois pour toutes.

As-tu présenté un texte pour monter la production ?

Il y avait un texte au départ, avec une note d’intention plus intéressante que le texte. En fait, dans la note d’intention ce que je viens de dire est visible. C’est en écrivant ce texte que je me suis rendu compte qu’en parlant de ce village, je parlais aussi de mon enfance, d’une image presque paradisiaque de là où j’avais passé mon enfance.

Dans ce texte, il y avait une description, des rencontres, mon point de vue sur ce que j’avais vu, une analyse socio-économique sur la situation et puis une description de comment faire le film, une vision des choses. Il était budgétisé à un million huit.

Il a été envoyé partout et j’ai reçu les lettres de diffuseurs intéressés mais qui disaient que le film n’entrait pas dans leur ligne directrice ou que leur cahier des charges ne permettait pas de financer un tel projet, mais qu’ils aimeraient bien voir les rushes quand le film aurait été tourné. Canal Plus a dit qu’ils aimeraient bien collaborer avec nous sur un film mais pas celui-là. La Sept a dit que ce n’était pas le moment, etc. L’habituel, quoi.

Enfin l’ORTS (la Télévision Sénégalaise) a signé une lettre d’intention de coproduction où ils mettaient des prestations de service, des caméras, une voiture etc. Cette lettre nous a permis de constituer une coproduction avec un diffuseur du Sud ouvrant un volet auprès de l’ACCT, l’Agence de Coopération Culturelle et Technique. Après, la participation d’Écrans du Sud a permis d’une part de faire tout le travail de recherche, de repérages et de contacts, et, d’autre part, de déterminer une stratégie pour faire le film si on n’avait pas un million huit. De plus, dès le début du projet, le Ministère de la Coopération s’est intéressé, avec un appui très fort de la part de Michel Brunet. Le partenaire privilégié pour moi a été le Ministère de la Coopération. Non seulement ils ont aidé au tournage, mais ils m’ont permis de ne pas me soucier de la postproduction. Au début du film, on pensait faire un 52 minutes, au maximum un soixante minutes. On a commencé à tourner avec une trentaine de bobines. Et puis je me suis rendu compte, en avançant dans le film, qu’il fallait oublier ce cadre télévisuel, ce format de 52 minutes, d’autant plus qu’il n’y avait que des lettres d’intéressement, qu’il n’y avait ni diffuseur, ni accord de coproduction important, que l’ORTS me donnait carte blanche. Je me suis dit : il faut faire le film que je veux faire : après on verra. Donc si on chiffre l’argent frais: 150.000FF de l’ACCT, 50.000 FF d’Écrans du Sud. Le Ministère de la Coopération a acheté la pellicule et a pris en charge la location du matériel pour le premier tournage. 250.000FF ont été débloqués par le Ministère, ce qui a permis de faire le travail de recherche, d’aller avec l’équipe faire un premier tournage, et de payer tout le monde. En même temps, une occasion s’est présentée où on a pu acheter du matériel. Au lieu de louer complètement le matériel, on s’est dit : pourquoi ne pas l’acheter, et puis le revendre à la fin du film pour avoir une post-production sans soucis d’argent. Et quand le Ministère est arrivé sur la production, on a eu l’assurance que le tournage, du point de vue technique et matériel, se passerait très bien et qu’il nous resterait de l’argent pour la post-production.

Quant à l’équipe, comme tu sais, on est regroupé sous forme de coopérative. Il y a des anciens avec qui on était à Paris VIII, l’opérateur Lev Long, l’ancien ingénieur du son que tu as dû rencontrer au Sénégal, Cissoko, le régisseur c’est quelqu’un que je connais depuis dix ans, que j’ai formé quand il est venu au cinéma. On a formé une petite équipe, une petite famille. On était cinq sur le tournage, et on s’est dit : voilà l’argent qu’on a, on fait un pourcentage et chacun touche forfaitairement une somme fixe pour le moment. Si le film se fait et qu’il y a des ventes, tout le monde aura un complément de salaire de telle nature. Le salaire des techniciens a été inférieur au salaire du réalisateur, mais la différence a été plus petite que lorsque la production prend des risques. Il n’y a pas eu de problème à ce niveau. On a aussi eu des sponsors tels que le Méridien qui a logé l’équipe, on habitait presque dans le village, donc les coûts de production ont été amoindris.

Comment s’est passé le tournage ?

D’abord il fallait l’accord des villageois parce qu’on ne tourne pas dans le village si tout le monde n’est pas d’accord. C’était la première fois qu’une équipe de cinéma, même si c’était en majorité des Sénégalais, tournait dans ce village. C’est très fermé. Le chef du village a donc convoqué une réunion sur la place publique, disant : « Ce jeune homme veut faire un film, je ne sais pas pourquoi, mais comme je le connais depuis quinze ans, c’est un emmerdeur, si on ne l’autorise pas, il n’arrêtera pas de venir nous voir tous les jours. Moi, je suis d’accord, je lui fais confiance, mais c’est à vous de voir si vous l’autorisez à filmer dans le village, à rentrer dans votre intimité. » L’assemblée a été d’accord. À partir de là, la première semaine il s’agissait d’aller de maison en maison, de personne à personne, de leur dire ce qu’on voulait faire, est-ce que ça ne les dérangeait pas. Et puis le film a commencé à se faire. Notre premier tournage a duré trois semaines.

Naturellement, quand on revient à Paris, on voit des rushes, il y a des manques, il y a des vues qu’on avait faites, qu’on avait rêvées, d’autres qui ne correspondent pas, ou qui manquent, parce que j’avais envie de faire un très beau film dans cet endroit.

Cette envie a joué même au niveau du format de tournage. Il y avait des possibilités de le faire en 16 sans problème. Quand on a eu une caméra Super 16, on s’est dit : on tourne en Super 16. Pourtant ce n’est pas le même coût : soit tu tires tout de suite une copie Béta pour la télé, ou si tu fais une copie cinéma à la fin, c’est une copie 35. Ce n’est pas la peine de tourner en Super 16 pour le réduire en 16.

Je crois que s’il n’y avait pas eu une équipe derrière, s’il n’y avait pas eu une envie de la part des gens du village de faire le film, ce film n’aurait pas eu lieu. L’équipe s’est beaucoup engagée. Quand j’ai vu les rushes à Paris, je me suis dit : c’est bien beau, on pourra sans doute faire un 52. Mais tout ce qu’on a vu, tout ce qu’on a vécu n’est pas dans le film. Et il me manque des images dont j’avais rêvé. Donc j’ai pris encore une semaine de tournage. Le premier tournage a dû être en mars 93, un deuxième tournage d’une semaine a eu lieu vers juillet 93. Et il y a eu encore une troisième semaine en décembre 93. Parce que j’avais envie de cette pleine lune que j’avais vue avant de tourner, et j’avais envie de quelques images pour montrer l’entrée du village, cette stratégie qui fait que ce lieu est protégé, que je n’avais pas bien filmé. L’entrée en bus, l’entrée en pirogue, ces vagues qui s’écrasent, ces musiciens qui sont des marginaux du village qui jouent sur la plage les nuits de pleine lune. J’avais envie de filmer ça, je ne l’avais pas filmé ; donc j’y suis retourné. Lev à un moment donné n’a pas pu. Donc j’ai pris un caméraman au Sénégal avec qui j’avais travaillé il y a longtemps.

Il n’y a pas eu de problème avec les gens du village, on avait l’autorisation. On a fait presque du porte-à-porte pour discuter avec les gens. Et puis il y a une chose drôle qui s’est passée, on s’est fait piéger. Il suffisait qu’on sorte pour aller filmer dans un endroit précis, et les gens du village venaient nous prévenir : « Vous savez, il y a un baptême aujourd’hui, vous n’avez pas encore un baptême, il faut voir comment les baptêmes se passent ici. y a un décès, vous ne pouvez pas ne pas filmer l’enterrement, ça fait partie de la vie du village ». Ils nous invitaient à venir filmer. Lors du premier tournage, on avait discuté avec trois femmes presque centenaires qui sont des grand-mères, que tout le monde respecte dans le village, qui ont des fils notables. Avec une de ces grand-mères, j’ai maintenant des liens d’amitié. Et sur le dernier tournage, quelqu’un est venu nous dire : « Vous savez la grand-mère avec qui vous avez eu un entretien, une de ses copines fait un rituel aujourd’hui. Elles se sont organisées pour faire venir une thérapeute de Yoff. Si vous voulez être dans la cérémonie, il faudrait que vous fassiez comme tout le monde. Vous êtes des cinéastes, vous filmez le village, d’accord, mais là il faut faire comme tout le monde. Si vous n’avez pas d’argent, vous amenez un paquet de sucre, en tout cas il faut faire des offrandes. Si vous faites des offrandes et vous demandez l’autorisation d’une manière très humble, on vous acceptera ». Cela nous a donné accès à ce qu’il y avait de plus caché au village. Car les gens que je rencontrais telle l’héritière que je voyais vendre des mangues, des pamplemousses aux touristes sur la plage, j’ignorais qu’elle était dedans, j’ignorais son rôle jusqu’au moment du tournage. Ces rituels font partie de la tradition des Lébous, ça fait plus de cinq cents ans qu’ils font ça. Mais avec l’Islam qui s’est superposé, les hommes se sont désolidarisés. Les gardiennes du totem et des cultes sont essentiellement des femmes. Et c’est un aspect très secret de la vie du village y compris chez les villageois eux-mêmes. J’en ai parlé au chef du village. Il m’a dit : « Oui, on en reparlera ». L’imam m’a dit : « Moi, ma génération, depuis soixante ans maintenant, on ne sait pas ce qui se passe, vous pouvez demander au chef du village. » Aucun des hommes avec qui j’en parlais n’a voulu s’exprimer… d’ailleurs les seuls hommes notables qu’on voit dans le rituel sont très gênés. Je n’ai pas voulu insister. II y a trois vieux hommes qu’on voit dans la cérémonie, ils sont mal à l’aise d’être reconnus là. Pour les femmes, ça va, mais que les hommes participent, c’est contraire à l’Islam. Or en fait, tous règlent leurs problèmes avec ces croyances. Quelque part dans leur cour, ils ont tous un endroit qui sert d’autel.

Moi j’ai toujours vécu là, mais je n’ai jamais parcouru les ruelles comme je l’ai fait pendant ces tournages. Le cinéma pour ça est formidable. Parce que ça permet de découvrir les gens, et de se découvrir aussi. Avant, j’allais à la mosquée quand il y avait des décès, j’y allais lorsqu’un jeune se mariait. Mais j’avais toujours un pied dedans, un pied dehors. Et avec ce film je suis entré complètement en osmose avec les gens du village. Et toute l’équipe, y compris les étrangers, tels que Lev, ont eu un surnom. C’est leur façon de nous dire qu’ils nous acceptent. D’habitude, ils sont très fermés, mais à partir du moment qu’ils t’acceptent, si tu ne fais pas de transgressions… Il y a des étrangers qui vivent au sein de ce village. Les gens pensent que c’est uniquement le groupe Lébou, mais il y a des Français, Allemands, des Guinéens, Ghanéens, qui sont à l’intérieur du village. Mais ils acceptent les règles du jeu.

Parlons maintenant du montage.

Quand j’ai commencé le montage, j’étais tout seul. C’était une erreur, mais j’avais envie de sélectionner seul des choses qui étaient en wolof, que je ne pouvais pas me permettre de traduire à quelqu’un. J’avais enlevé tout ce qui me paraissait être des scories. Pendant cinq semaines, j’ai travaillé sur la synchro et le prémontage.

Puis un garçon est venu, Jean-Pierre Sanchez, qui m’a dit : « Écoute, j’ai déjà eu une expérience avec un cinéaste africain. En ce moment je ne fais rien ; on peut travailler ensemble si tu veux. »

J’ai dit : « J’aime bien monter mes films, généralement je les monte moi-même. D’accord à une seule condition : je ne bouge pas de la table, les coupes, on les fait ensemble. »

Il se trouve qu’entre nous, il y a une synchro qui s’est faite. On a décidé de faire un film très imbriqué et très enlevé. On voulait structurer le film comme le village, ça donne l’impression de labyrinthes, on sort de là, on va là, il y a énormément de sujets dans le film. Et un montage très frustrant pour les spectateurs. On n’est pas là pour faire un documentaire docu, pour expliquer ; on est là pour faire un objet impressionniste, comment faire pour amener toute cette vie grouillante, passer des femmes aux hommes, aux problèmes du village, de la structure. Donc on a choisi de faire un montage très heurté. Et on ne montait pas le film en déflorant tout de suite les séquences, on montre un bout puis on revient plus tard – comme on l’a vécu quoi. Et Jean-Pierre a suivi avec des propositions et un esprit conforme à ce que je voulais faire dans ce film. Là on a travaillé deux mois et quelques jours en plus, une dizaine de semaines pour arriver à un film qui faisait plus de quatre-vingt-dix minutes. Je me suis dit : il ne faut pas exagérer quand même, on a commencé à raboter à l’intérieur du bon montage qu’on avait fait. En plus, la longueur se tenait, sauf que j’ai eu quelques réticences à couper des gens qui m’avaient donné leur parole et à qui je la redonnais, qui témoignait avec une franchise et une honnêteté comme ils le font rarement avec un étranger. Donc j’avais du mal à couper surtout les interviews, même si je ne voulais pas faire un film bavard. Je voulais aussi quelque chose que j’essaie de préserver dans tous mes films : les gestes, les gestes dans le travail, la gestuelle, le langage gestuel. Et dans ce film il y a un langage précis du geste que je n’avais même pas vu. Je l’avais filmé, et après c’est seulement sur la table que je l’ai découvert. La gestuelle est très importante.

Donc, quand vous avez fini votre copie de quatre-vingt-dix minutes, vous l’avez projeté devant qui ?

J’ai eu la chance d’avoir des amis qui sont venus voir le film. Parce qu’à un moment donné tout le monde me disait : « Mais t’es fou. Déjà soixante minutes, ce n’est pas vendable. Mais quatre-vingt-dix minutes, c’est le suicide, à moins que tu ne veuilles pas rentabiliser ce film, à moins que tu ne veuilles pas le vendre. » Mais il y a eu deux, trois amis, notamment Jean Pierre Krief*, qui est venu voir le film, et qui a dit : « Arrête de nous bassiner avec tes histoires de longueur. Ton film, s’il se tient, il tiendra deux heures. Et c’est conforme à ce que je pense, ça ne se mesure pas au centimètre et au poids. Est-ce que ça dit ce que je veux, est-ce que ça intéresse les gens, ou est-ce que c’est clair ? Parce que ça peut se faire en deux minutes, comme ça peut se faire en quatre heures. »

Quand j’ai commencé à faire des projections, naturellement toute une bande de la Sept sont passés par là. Il y a eu des réactions très bizarres, Jean Paul Colleyn a dit : « D’accord, dans ton film il y a des choses. Il y a des couleurs, il y a des odeurs, mais il faudra soixante minutes, ça nous intéresserait. Quatre-vingt-dix minutes, on ne peut pas. Il faut enlever trente minutes.» Moi, j’ai dit : « Écoute, j’ai fait un film de quatre-vingt-dix minutes minutes, si je pouvais faire un film de soixante minutes, ou si je voulais faire un film de soixante minutes, ou si tout ça rentrait dans soixante minutes, on l’aurait mis dans soixante minutes. Je n’ai pas rallongé un film de trente minutes pour le plaisir. C’est qu’il y a trente minutes de plus que ce qui vous intéresse. Mais il y a une possibilité, c’est de couper à partir d’une heure, et de laisser les autres trente minutes en dehors du film. » Ils font comme chez les bouchers, ils veulent ce morceau de la viande, et l’autre morceau, non. Il y a une oreille qui déborde, il faut la couper. Moi, je dis, si vous voulez soixante minutes, prenez les soixante minutes du film qui vous intéressent. Ça c’était cohérent. Il a dit ce qu’il voulait.

Un autre s’est présenté qui a dit : « Mais moi je ne comprends pas, vous filmez un village de pêcheurs dans le tiers monde, et vous faites de très belles images, c’est même trop beau pour un film comme ça. » J’ai dit : « Ah bon ! Je n’ai rien compris. Alors quand on filme un village de pêcheurs dans le tiers monde, il ne faut pas faire beau, parce que ça fait touristique, ou carte postale. » Que quelqu’un qui a une position de responsabilité dans une chaîne, un pouvoir de décision, vienne dire : « Ah non, si ton film n’était pas beau, ça pourrait nous intéresser. » Mais c’est grave, très grave !

Le film a été terminé fin 1993.

Non, le film a traîné jusqu’en 1994. Manque d’argent, manque de souffle aussi. À un moment donné, j’ai été saturé, j’ai arrêté quelques mois, j’ai repris le montage. J’admets que faire un film dans ce contexte-là, c’est du luxe. J’avoue que c’est du luxe, même si c’était laborieux, dur, au niveau financier, c’est un luxe de pouvoir monter un film, de prendre du recul, de dire : Ce plan je ne le veux plus parce qu’il arrête l’action, il n’est pas bien à ce moment-là.

Finalement, Sylvie Jezequel et Karen Michael ont vu le film, je ne sais pas qui d’autre avant, elles l’ont aimé, et l’ont proposé pour une soirée thématique sur les villes africaines. Mais l’enfant était borgne, avait une oreille qui débordait, donc il fallait une chirurgie esthétique pour correspondre à leurs désirs. Ils ont dit : « C’est trop long, il faut couper. » Je leur ai demandé : « Où faut-il couper ? Qu’est-ce qu’il faut couper dans ce film pour qu’il ressemble au film que vous voulez ? » Parce que c’est ça la réalité.

Moi, j’ai fait mon film, mais il y a des interlocuteurs en face qui n’ont pas mis d’argent, qui n’ont pas pris de risque, et qui veulent un film personnel, parce que chacun a son film dans sa tête. Mais moi, ce que je leur propose, à la limite ça ne les intéresse pas. Ce n’est pas une histoire d’enlever dix minutes ou cinq minutes. Mais quel film veulent-ils ? Eux-mêmes, ils ne savent pas.

Il y a aussi l’incidence du Festival Cinéma du Réel, parce qu’on aime le Réel, et c’est le seul endroit où on a envie d’aller pour rencontrer d’autres gens qui viennent de partout, d’Australie, d’Amérique Latine, de France, d’Europe. C’est un endroit merveilleux pour montrer son regard. Je ne connais pas bien d’autres festivals, Marseille ou autre, mais je crois que le Réel, c’est le seul endroit où on peut être libre parce qu’on sait qu’il y a des gens qui ont un regard très personnel sur le monde actuel, qu’ils soient de la région qu’ils filment ou pas, qu’ils filment leurs parents proches ou pas. C’est qu’ils témoignent du monde actuellement, tels qu’ils le voient, tels qu’ils le sentent. Sans les contraintes de ces gens de la télévision qui veulent montrer le monde tels que, eux, ils l’imaginent. Moi, je m’étais dit qu’il faut essayer de montrer le film au Réel. On a fait une copie Béta à partir de la copie 0 non étalonnée, et il a eu le prix de la Scam ce qui était merveilleux. Après tous ces problèmes laborieux, ces galères, tu te rends compte que dans la profession il y a des gens qui reçoivent ton message. Même s’ils sont sceptiques, ils le reçoivent. Pour moi, ça a été d’un grand soulagement, le prix, avoir cet accueil, y compris auprès des gens qui sont proches, qui disent : Oui, c’est pas mal. Parce qu’à un moment donné, tu ne sais plus dans quoi tu es. Même si tu y tiens, même si tu as envie de ce film, tu ne sais plus où tu en es parce que tu es tout seul. Tu te dis : est-ce que t’es juste ou pas juste ? Quoi qu’on dise, quand on est sincère, quand on parle de soi-même, quand on ose – je n’aime pas le terme – mettre ses tripes en l’air, dire ce qui t’impressionne et comment tu vois les choses, quand on est honnête avec soi-même, ça se voit dans les films. Et aussi quand on respecte les gens que l’on filme.

Alors, après le Réel, il y a eu de nouveau une discussion avec Arte : « Ah oui, c’est bien que vous ayez eu ce prix au Réel, nous on reste sur notre position, il faut couper ce film. » Jean-Pierre a dit : « On s’y attelle. On prend une copie Béta on prend une journée. » On a pris trois jours. On a sorti une trentaine de plans, des choses de transition, pour faire un film beaucoup plus serré, plus centré, donc on en a fait un concentré. Mais ça change le film. Ce n’est plus le même film. C’est mon film, je l’accepte, parce que je l’ai fait avec Jean-Pierre, mais il devient bavard, ce film. Parce qu’auparavant le film que je voulais faire n’est pas dominé par la seule parole. Parce que c’est un condensé et on privilégie les informations. Maintenant ça donne des informations, alors qu’auparavant il y avait une vie, il y avait quelque chose de non aseptisé, de bruyant, que j’aime pour rentrer dans les choses. Mais j’accepte ces coupes. Donc on va être payé pour la diffusion, les droits de diffusion etc. Et l’économie du film va en bénéficier.

Mais vous savez comment ça marche. Quand vous arrivez en post-production, vous êtes en fin de film, sans diffuseur, la chaîne n’est pas venue en amont, n’a pas pris de risques. Ils font comme tout le monde, ils deviennent des marchands de soupe. Ils négocient, à moins de 2000 francs la minute. C’est vrai qu’Arte ne paie pas cher, sauf s’ils sont en coproduction. Mais nous on est content d’avoir fait comme ça. Parce que quand une chaîne prend des risques, quand ils sont en coproduction, ça veut dire aussi que quand ils te mettent dans une salle de montage, au bout de cinq semaines ils peuvent t’en sortir. Même si ce n’est pas eux qui la paient. Ils sont extrêmement pressés et précis sur ce qu’ils veulent à ce moment-là. Et même quand il y a un produit déjà prêt, fini, ficelé, ils veulent que les oreilles soient coupées, des morceaux enlevés. Et même si vous acceptez les coupes, ils marchandent le prix. Comme des marchands de soupe.

Ce que j’aime bien dans le film, c’est le côté ballade et rencontres différentes, très séduisantes. Il y a des interrogations sur certaines scènes laissées un peu en amorce, de telle manière qu’on se demande ce qu’elles sont censées nous signifier. Parfois on a l’impression qu’il n’y en a pas assez, y compris dans la toute première scène qui passe dans une sorte de baraque la nuit, des gens sont là, ils discutent, un homme parle de l’histoire du village, une femme blanche demande si elle doit manger avec ses mains. Ces personnages sont là, introduits mais laissés là, pas soldés. Il y a un revers à cette médaille-là, que j’aime plutôt. Aujourd’hui à la télévision, on vous demande une histoire forte, des personnages forts avec lesquels le public s’identifie, avec un penchant vers la fiction dans certains cas. Ici on n’est pas du tout dans cet espace-là, on n’est pas du tout dans le portrait, donc ce qui pose le problème de la méthode du tournage. Dans votre premier tournage, vous étiez dans cette idée de suivre votre instinct, le hasard ?

Non, pas le hasard, une chronique autour d’un personnage qui serait le journaliste, mon porte-parole. Ndiaga, dans chaque entretien, est là. Toutes les discussions avaient lieu avec Ndiaga. Chaque fois que je filmais, j’avais déjà eu un entretien. Dans cet entretien préalable, je ne dis pas aux gens ce dont je veux parler. Mais je leur demande de m’éclairer sur certains points, que j’ignore d’ailleurs. Je ne savais pas comment les femmes s’organisent, il fallait qu’elles me le disent.

Et puis pour le tournage, on s’est fixé quelques règles. J’avais décidé de ne faire à aucun moment un travelling optique, un zoom, de ne filmer les gens qu’avec un 12 mm, et de ne jamais oublier que le premier personnage est important mais que tout ce qui est autour est aussi important. C’est-à-dire d’être avec une caméra toujours très proche, très bas, à l’écoute, même si on perd de la pellicule, on est là pour écouter, on n’est pas là pour les secouer. Ils nous diront ce qu’ils ont envie de dire, mais c’est à nous d’être attentifs, très humbles par rapport à ce que nous venons leur demander. Dans tous les entretiens je suis présent, mais celui que j’ai privilégié c’est mon alter ego, mon assistant, mon journaliste, à part une scène où on me voit, où on ne s’est pas bien compris avec un deuxième caméraman.

Mon commentaire est dit par Ndiaga aussi, mais c’est ma manière de m’impliquer dans le film. Même si on suit les rues, il faut aussi suivre un personnage, Ndiaga, ce garçon qu’on voit tout de suite au début du film qui parle de l’histoire du village, qu’on voit au rond-point avec une casquette, peut-être qu’on ne le reconnaît pas, mais l’idée c’est de pouvoir s’identifier avec lui.

Quant à la première scène dont tu parles, ce qui m’intéressait c’était de plonger dans l’intérieur du village, dans le fond de l’intimité des gens qui font ce village, sans tenir compte de ce qu’il y a à l’extérieur. Je balise les endroits que je montre, là où on boit de la bière, c’est juste à l’entrée du village par exemple. J’essaie de faire un film où le village est balisé, les repères sont donnés. Parce que dans le village, on ne peut pas boire de la bière.

Mais ça, on ne l’apprend pas dans le film.

Et je ne veux pas le dire, ou je n’ai pas envie de le dire. Je l’indique parce qu’on est toujours dans des endroits un peu glauques quand on boit de la bière. Et je l’amène avec un chant religieux juste à l’intérieur pour montrer qu’on touche à une limite, le fait qu’il s’agit d’une sorte de transgression. Mais le lendemain – il faut des indications tout le temps, je n’ai pas sous-titré – on voit que le lieu de prière, la mosquée, est juste à côté du lieu de transgression. C’est des cabanes dans lesquelles sont installés des étrangers – des burkinabés – qui vendent de la bière aux touristes et aux jeunes du village. Cette jeune femme je m’en suis servi aussi. Et ce lieu, juste à l’entrée du village où on vient manger de la viande grillée, est un endroit que j’aime personnellement, où je passe mon temps une fois sur trois. C’est là-bas que je vais manger le soir, manger des brochettes. Je voulais montrer le tourisme et les touristes sans en parler. La première personne que je montre fait comme tous les occidentaux, les européens, quand ils viennent à Dakar, tout leur semble bizarre. On met un bol pour se laver les mains avec du savon. La nana demande : Est-ce qu’il faut se laver la main avec, ou est-ce qu’il faut le boire ?. Elle ne le fait pas exprès. J’avais envie d’ajouter un truc qu’elle racontait, qu’elle habitait à côté de l’hôtel, mais dans le montage j’avais peur de me perdre dans les détails. D’autant plus que je voulais montrer seulement ça comme une fausse piste. On est tout de suite près de l’hôtel, on sort de l’hôtel, on va dans un petit clando où les jeunes boivent de la bière, on passe et on rentre dans le village le matin. C’est-à-dire quand les villageois se réveillent avec nous, on est dans le village et on n’en sort plus. Je voulais dire que le point de vue le plus intéressant n’est pas de l’extérieur, mais de l’intérieur, du centre du village qui s’ouvre vers le reste. Il y a des touristes, c’est nous qui voyons les touristes mais pas les touristes qui nous voient. Tout cela je voulais le suggérer par le cinéma, plutôt que le dire. Je ne sais pas si c’est réussi.

Ce que moi, spectateur, je me dis au début du film, c’est qu’il faut prendre mon mal en patience parce que tu vas nous donner les choses peu à peu. Ce n’est pas structuré en question-réponse, toutes les pistes ne sont pas soldées.

Je me suis bagarré avec Jean-Pierre pour cette séquence parce que, lui, il pense que cette séquence ne sert pas au film. Pour moi, ça sert au film. J’aime bien que ce soit une fausse piste. On commence un film, on va dans les bars, c’est le côté le moins intéressant du village, en tout cas pour ce film. Ça montre qu’autour de ces vieux musulmans, des traditions dures, il y a aussi une vie parallèle. Je ne voulais pas l’appuyer, mais il n’était pas question de faire le film sans le montrer non plus.

Le film est parti, je te l’avais dit, aussi d’images précises, de choses que je voulais capter. Qui sont réussies ou non, d’ailleurs, comme les images d’avion. J’avais envie de décrire la pointe extrême du Cap-Vert. Mais le filmage, par rapport à mes envies, n’est pas réussi. J’aurais voulu que l’on voie Dakar au lointain, qu’on survole le village, et qu’on voie toute la baie, puis qu’on se jette à la mer. Or, on ne voit pas Dakar. Le début du film représente bien mon envie. Mais vers la fin, quand je montre les vagues, la baie, ce n’est pas seulement pour faire du beau, je voulais montrer de manière concrète où les choses se situaient. C’est cet aspect-là qui est pour moi raté. Mais tout le début, avec ces scènes sur la plage, etc., même dans les synopsis, j’ai fait des notes où je l’ai décrit comme ça.

Ce qu’on aime aussi dans le film, c’est son exhaustivité, son côté touche-à-tout dans le village, mais qui est lié à un aspect de ballade impressionniste, qui n’est pas pris dans une sorte de gangue culturalo-communicative. Un autre aspect intéressant est l’équilibre entre les traditions et la vie sociale encore très forte d’un côté, puis la lucidité à partir de là qu’ont les gens sur l’influence de l’argent, des hôtels, l’éducation, la corruption et les facteurs de corrosion de ces traditions.

Quand quelques Sénégalais qui sont comme moi, de ma génération, ont vu le film, ils m’ont dit : Mais écoute, on ne savait pas que ça existait ; on ne savait pas que dans ce petit village-là, dans lequel on passe tous les jours, il y avait tout ça. En fait, ils oublient que les gens du village ont une télévision, des radios, mais en plus tout ce qui est politique se répercute. Ils ne sont pas en dehors du monde politique, économique sénégalais. Ils se protègent à leur manière, et ça fait cinq cents ans que ça dure. Au début j’étais très pessimiste, je me suis dit que dans dix ans, ça n’existera plus. Moi, je crois que dans 100 ans ça va exister, tout en se structurant par rapport à l’évolution. Comme disent les jeunes, le village est devenu trop petit, ça c’est une évidence. Et comme l’endroit intéresse les nouveaux riches, les nouveaux bourgeois sénégalais, de plus en plus ça va devenir une peau de chagrin. Mais ils ont balisé de telle manière qu’il leur reste des terres pour s’étendre. Mais comment s’étendre, quel type de division vont-ils faire ? Parce qu’il y a des jeunes qui vendent des terres, ils n’y peuvent rien. Voilà les problèmes profonds, mais ça c’est un autre film. Il faut comprendre que ce sont les premiers propriétaires terriens de toute cette région qui est Dakar et le Cap-Vert. Petit à petit, de génération en génération, ils ont perdu leurs terres. Et c’est le seul endroit qui actuellement n’est pas déstructuré par rapport à tout le reste. Le seul endroit. Mais j’ai l’impression qu’ils survivront encore quelque temps, combien de temps, je n’en sais rien.

As-tu montré le film au village ?

Une partie, mais j’attends d’avoir une copie 35 parce qu’il y a une salle de cinéma équipée en 35 mm et j’aurai alors une vraie projection.

Il y aurait eu une autre discussion sur le documentaire en Afrique, parce que si on regarde les gens qui y travaillent – toi-même ou Jean-Marie Teno par exemple –, vous n’êtes pas nombreux, vous vous appuyez plus sur une infrastructure ici que sur là-bas…

C’est parce qu’il y a une réalité économique dans le Sud, le monopole des télévisions nationales. La télévision nationale, on sait ce que c’est en Afrique : le ministre fait son discours, les chefs religieux qui parlent, le chef de l’État qui reçoit en audience ou en voyage officiel, quelques informations tirées des dépêches d’agence de l’AFP ou des télévisions européennes, et basta.

Il y a une chose beaucoup plus désastreuse, dans les cinq années à venir, il va y avoir des chaînes privées en Afrique, c’est possible au Mali, au Sénégal, au Burkina etc. Mais où sont les cinéastes ou hommes de télévision que cela intéresse vraiment, pour donner ne serait-ce que leur point de vue documentaire sur ce qui se passe actuellement en Afrique ? Les cinéastes africains ont l’impression qu’à la télévision, on ne peut pas faire du cinéma. Ou faire du documentaire ce n’est pas faire du cinéma. La majorité pense que si on fait un film documentaire de quinze minutes, on n’est pas un cinéaste. Or ils oublient quand même que la majorité des films se montent maintenant avec la télévision, y compris leurs projets de films qui coûtent vingt millions, et tous ont des projets de long métrage fiction qui ne coûtent pas moins de vingt à trente millions. Ce n’est pas raisonnable. Je ne dis pas qu’il ne faut pas les faire, mais il faut que les cinéastes africains se rendent compte : les producteurs du Nord qui leur permettent de faire les films de vingt millions, ne vont pas les laisser faire les films qu’ils veulent faire sans pression. C’est une réalité.

Si on regarde l’ensemble des projets actuellement qui coûtent entre dix et vingt millions, il y a toujours des problèmes entre le réalisateur africain et les productions européennes. Parce qu’ils n’ont pas en général le même point de vue sur le film à faire ensemble, même si des fois les réalisateurs défendent bec et ongles leurs projets, cela ne va pas de pair avec l’intérêt des machines qui sortent des chaînes vingt millions.

Mais il y a aujourd’hui plus de jeunes réalisateurs qui ne sont pas encore cassés par ce système de films de 20 millions, qui forment une approche nouvelle entre la télévision et le cinéma. Je pense que c’est à eux qu’il faut donner les moyens. Auparavant nous, ma génération, avons beaucoup négligé la vidéo. Y compris moi. Et je pense que certains jeunes cinéastes sont prêts à aller avec des caméras Hi8 pour faire des projets très actuels, très importants. L’ancienne génération n’a jamais eu de préoccupations sur l’actuel et le réel. Or la majorité des films de fiction vont rester comme des documents sur l’espace dans lequel ils ont été filmés, les villes, les campagnes d’il y a vingt ou trente ans. L’aspect document va être beaucoup plus important que l’imaginaire qui s’en dégage. À part deux ou trois exceptions, je ne vois pas de très grands cinéastes africains qui ont posé une pierre par rapport à l’évolution du cinéma, cette vieille dame qui a cent ans. Il est temps que les cinéastes africains y réfléchissent. Pourquoi les cinéastes africains ne font pas de documentaires en Afrique ? Il y a Teno, moi, David Pierre et les jeunes. Mais pourquoi ? Pourquoi ils ne témoignent pas ? Ce qui se passe en Afrique, c’est via le Nord qu’on le voit. C’est les chaînes de télé qui envoient des équipes pour faire des films sur les prisons en Rwanda. Les cinéastes africains ne parlent pas de ce qui se passe actuellement en Afrique.

À mon avis, c’est vraiment dommage.

Interview effectuée le 10 juillet 1995 par Michael Hoare.


* Jean-Pierre Krief, KS Vision, a travaillé sur la soirée thématique dont Félix parle.

Samba Félix Ndiaye, né en mars 1945, à Dakar, Sénégal a reçu le Prix de la Scam au Festival du Réel en 1995 pour Ngor, l’esprit des lieux.

 


  • Ngor, l’esprit des lieux
    1994 | France | 1h31 | 35 mm Réalisation : Samba Félix Ndiaye
    Production : Almadies films, Cap Vert Production, Praximage
    Image : Lev Long Dara, Bara Diokhane
    Son : Alioune Badara Cissoko
    Montage : Jean-Pierre Sanchez

Publiée dans La Revue Documentaires n°11 – Héritages du direct (page 125, 1995)