Quand le documentaire fictionne… Entretien avec Claire Simon
Simone Vannier
Claire Simon a l’âme d’une pionnière ; à chacun de ses documentaires, elle expérimente une nouvelle forme de narration. Dans Les Patients, pour la dernière tournée de ce médecin de campagne qui part à la retraite, elle prend le parti de la chronique, une chronique des adieux. Dans Récréations, face à ces jeunes enfants déjà gouvernés par leurs sentiments, comme nous le serons tous au cours de notre longue vie, elle dresse un constat, un simple constat, en forme de fable, et nous offre un film qui est une merveille de cinéma direct maîtrisé. Enfin, dans Coûte que coûte, qui raconte les tribulations d’une petite PME en perdition, elle donne la priorité à la dramaturgie. Elle décide de suivre pas à pas l’histoire de cette bataille perdue et de ne rien négliger de ce qui se passe. Elle choisit le corps à corps avec le quotidien. Et le quotidien devient épique. Parce que chacun de leurs gestes raconte cette histoire et que dans une situation aussi tragique, toute parole compte, les protagonistes sont filmés au plus près. La caméra prend acte de toutes les avanies vécues par les employés de la petite entreprise – nommée, ô ironie : « Navigation système » – avant son naufrage. Au cours du récit, des cartons expriment la suite des bonnes résolutions de la petite équipe et soulignent les péripéties de la bataille.
En raison de l’importance qui leur est accordée, la secrétaire, le patron, les ouvriers deviennent progressivement de vrais personnages. L’identification joue à plein. Le miracle est que ces représentants exemplaires des sacrifiés du Capital, loin de nous faire pleurer, nous font sourire.
Leur naturel bon enfant, leur bonne foi, la croyance en leur métier gardée dans les situations les plus invraisemblables nous ravissent et nous font oublier le tragique de la situation. Ils incarnent de manière jubilatoire l’amour du métier, l’amour de la vie et donnent au film sa dynamique et sa veine comique.
Le bonheur de rencontrer des êtres humains, généreux, bons perdants prime sur tout et nous console du reste. Voilà une histoire triste qui nous réconcilie avec l’humanité et un bon film qui nous réconcilie avec l’existence.
Les esprits chagrins feront remarquer que ce type de narration calquée sur la fiction occulte le réel, que l’identification aux personnages annule toute distance et ne permet pas d’alarmer les spectateurs sur l’exemplarité d’un tel échec (celui des 80% des PME qui se créent), que ce monde clos manque singulièrement d’horizon social, et ne laisse guère place au hasard, bref, que le documentaire faillit ici à sa vocation d’éveilleur de consciences.
Critiques pertinentes sans doute, mais faut-il regretter que la mariée soit trop belle ? L’important, à mon sens, est que les habitants des beaux quartiers découvrent, grâce au film, les problèmes de gestion – infernaux – des petites entreprises. Quant aux autres, qui sont dans le pétrin, à l’intérieur d’une PME ou ailleurs, ils peuvent, face à ce miroir tendu, rire de leurs malheurs pendant quatre-vingts minutes. Ce qui en temps de crise, est inestimable.
Le talent singulier de Claire Simon incite à la controverse – ce qui est bon signe. Souhaitons qu’elle poursuive son chemin sans se laisser inféoder par les règles et les modes.
Entretien avec Claire Simon
J’ai revu les documentaires qui ont précédé Coûte que coûte : Les patients et Récréations j’ai le sentiment que tu donnes maintenant la priorité à l’histoire. Pourquoi cette évolution ?
Parce que j’aime le cinéma. Je ne crois pas du tout à la vocation pédagogique du documentaire, ça emmerde tout le monde. Le sujet n’est intéressant qu’à partir du moment où une histoire le raconte. Pourquoi enfermer les cinéastes documentaristes d’une manière coercitive dans un style de documentaire pédagogique ?
Le documentaire peut ne pas être pédagogique et ne pas raconter d’histoire, la meilleure preuve est ton film Récréations.
Tu y décris les réactions d’un groupe d’enfants dans diverses situations d’apprentissage social, et les histoires, ce n’est pas ce qui apparaît le plus important.
Mais ça ne fait que raconter des histoires.
C’est entièrement mêlé. Si on dit, c’est un film sur l’apprentissage, on pourrait le dire aussi du film de Daniel Karlin dans la série L’amour en France consacré à la maternelle, et précisément j’ai voulu faire ce qu’il ne fait pas.
C’est vrai, quand on voit Récréations on se dit que tu es l’héritière de Wiseman et du cinéma direct : tu montres, tu décris, tu n’interviens pas, il y a des situations fortes qui se succèdent, à l’inverse de Daniel Karlin, toujours présent dans ses films. Mais dans Coûte que coûte tu bascules dans une autre démarche. Est-ce l’influence de la fiction puisque tu alternes documentaire et fiction ?
Quand on filme ce qui est vrai, il n’y a pas de règle, chaque cinéaste a sa vision propre. Des cinéastes comme Wiseman, Gheerbrant, Comolli, Kramer ont des démarches radicalement différentes. J’ai beaucoup d’admiration pour Wiseman, je n’ai absolument pas la même démarche. Je me souviens d’avoir vu High School au moment de Récréations et je me suis dit que lui filmait l’idéologie et moi je filme ce que pensent les gens.
Ce sont des enfants filmés dans un lieu unique et institutionnel.
Le lieu unique est un principe dramaturgique, je ne suis pas seule à l’utiliser :
Comolli, Gheerbrant filment aussi dans des lieux uniques. Il vaudrait mieux aller voir du côté de la dramaturgie et de l’écriture théâtrale.
Plutôt que du côté documentaire ?
Je suis plus impressionnée par Eustache, Pialat, Depardon, Hitchcock que par Wiseman – ce sont des cinéastes dont j’ai vu les films.
Pour moi Récréations c’est un film sur les histoires: comment des enfants inventent des histoires qui sont la vie. Ce qui m’intéresse c’est de filmer des tragédies réelles de chacun, ou les tragi-comédies. Moi, j’avais le sentiment que ces enfants étaient en permanence face à leur destin, au même titre que dans Coûte que coûte les protagonistes sont face à leur destin au sens le plus fort du terme.
C’est ce que dit Godard, on filme quelque chose en vue de la projection, l’optique est un instrument du temps, ce qui sera sur l’écran sera du passé, il n’y a pas de présent au cinéma. Ce qu’on filme, c’est comment le passé se noue, c’est pour cela que je dis qu’il y a destin.
Pour en revenir à Coûte que coûte et à ton désir de raconter des histoires, est-ce que ce désir est intervenu dans le choix du sujet ?
Non j’ai choisi ce sujet parce que je sais que ce qui est important aujourd’hui, c’est l’argent, et comment on vit par rapport à ça. Je pense que c’est très intéressant de filmer le capital.
Tu as fait un choix de contenu politique, plus qu’un choix d’histoire.
Je pense qu’il faut raconter des histoires d’aujourd’hui, le destin des gens d’aujourd’hui, l’histoire avec un grand H. Les oiseaux de Hitchcock font la même chose, Les lumières de la ville, L’homme qui tua Liberty Valance ce sont des films d’histoire.
Tu prends des références de fiction, Coûte que coûte est un documentaire.
C’est volontaire, je pense que le cinéma, qu’il soit de fiction ou documentaire, est toujours en train de filmer l’histoire de son pays.
Il y a dans le documentaire un effet de réel qui lui donne un autre poids.
Au début du siècle, le cinéma était, en soi, un effet de réel.
Cet effet de réel, il est en train de le perdre, en particulier dans la fiction dont la tendance est intimiste. Les films abordent rarement – La Haine est une exception – et racontent des petites histoires entre les gens non pas la grande histoire.
C’est qu’ils ne reconnaissent pas dans leurs petites histoires ce qu’elles ont d’historique. Souvent les cinéastes ont honte de la dimension historique de leurs films parce qu’en ce moment la seule référence est le cinéma et pas la vie.
Ce n’est pas le réel ?
Non. Je pense que beaucoup de gens ont envie de faire des films qui sont des références aux maîtres morts. Bien sûr, on ne peut pas dire qu’on vient de nulle part. Je vais beaucoup au cinéma; je suis faite par tous les films que j’ai vus mais ça ne m’intéresse pas de faire des films qui existent déjà.
Crise et capital
Pour en revenir au réel et au désir de fictionnement, dans toutes les situations de crise le cinéma s’éloigne du réel. Les gens ont envie d’échapper aux situations dures de leur quotidien.
Oui. Blanche Neige de Walt Disney c’est un cinéma de crise.
Tu prends des exemple dans le cinéma américain.
Oui, les américains sont historiquement en avance. Par exemple Terminator 2, qui met en scène une femme, un robot, un enfant est un film historique.
Revenons à toi. Il me semble qu’il y a une similitude entre Les Patients et Coûte que coûte : c’est la présence d’un « caractère » face à un groupe. Dans Les Patients un caractère fort : le médecin, face aux patients. Ici, c’est les ouvriers qui dépendent d’un patron incapable. Est-ce que les rapports de dépendance t’intéressent ?
Je ne trouve pas que ce patron soit un incapable.
Il donne des preuves de son incapacité, du reste l’incapacité du patron est le moteur de l’échec de la PME et du film.
Moi, je pense que c’est le capital qui est incapable. Il y a une distorsion absolue entre les hommes, leurs désirs, leurs sentiments et ce que le capital leur propose. C’est plutôt ça.
Il y a un rapport de dépendance entre patron dépassé par les événements et les ouvriers.
Ce n’est pas du tout le même rapport. Dans les Patients outre moi, il y a un troisième personnage, c’est la mort.
Dans Coûte que coûte il y a un troisième personnage, c’est la crise.
Oui, c’est comment on fait pour vivre avec la crise. Ce qui m’intéresse, ce sont les rapports obligatoires. J’aime beaucoup quand l’obligation remplace l’amour, je trouve ça très intéressant.
Parce que cela donne des situations plus conflictuelles ?
Non, parce qu’il y a plus de désir quand il y a obligation, donc interdit. On ne peut pas filmer des gens qui font l’amour, qui s’aiment vraiment donc pour mieux voir les choses. Il faut trouver des métaphores, c’est le cas des relations obligatoires.
Tu savais que ce serait l’histoire d’un échec ?
Non, cela peut paraître naïf car statistiquement quatre-vingt pour cent des PME de moins d’un an font faillite, mais j’espérais très fort que cela allait marcher. Ce type a un talent commercial énorme, il sait où est le désir, c’est ça qui est remarquable, il a réussi à bluffer énormément de monde…
Y compris les ouvriers…
Tous les patrons bluffent les ouvriers, je ne pense pas qu’ils soient blancs comme neige. Patron, c’est être patron.
Être patron c’est diriger, il ne dirige pas.
Ce n’est pas le sujet de toute façon. Ce qu’il met en avant c’est que l’entreprise a quelque chose à voir avec le risque, le désir, la séduction.
C’est juste, il ne fonctionne que là-dessus mais ça ne suffit pas, il faut la compétence aussi.
Pour moi, c’est un héros au sens le plus classique du terme, à la fin du film il rencontre le réel comme dans Le duel de Tchekov. Il ne joue pas la fiction bourgeoise classique du patron, il est atypique.
S’il n’était pas atypique, il n’y aurait pas d’histoire… Les ouvriers et la secrétaire sont de véritables personnages, ce sont des personnages de fiction. Grâce à eux, le film est une comédie à l’italienne. Tu as toujours su qu’ils étaient des personnages ?
Ce ne sont pas des personnages. Ce sont des héros. Pour moi, un personnage, c’est un second rôle. Un héros est celui auquel je m’identifie, je suis de son côté quand je le vois.
Il y a une identification formidable avec les ouvriers. C’est tellement vrai que quand la secrétaire disparaît, il y a un flottement…
Quand elle a disparu sur sa mobylette, on savait que la vie ne serait plus jamais comme avant…
Tu n’as pas eu envie de la suivre, d’avoir un contrepoint extérieur ?
Non, un scénario qu’il soit de fiction ou qu’il soit sur le réel, c’est toujours une genèse du monde, on invente, on dit : si le monde était une entreprise, donc on ne peut pas sortir, ce serait aller sur une autre planète.
Cela mettrait en péril ce monde-là ? Les personnages sont tellement forts – l’identification joue à fond – qu’ils sont plus importants que la situation de crise. Il y a un effet de réel qui est perdu, tu t’en rends compte ?
Il y a un point commun dans Récréations, Les patients et Coûte que coûte, celui de filmer des héros aux prises avec le sujet du film. Ce qui m’intéresse ce n’est pas le sujet. Dans Coûte que coûte, comment des gens qui travaillent font avec l’économie mondiale.
Personnages et héros
Une chose est frappante – et c’est ce qui fait la réussite du film – les personnages sont tellement sympathiques que l’enjeu du film – la survie de la PME – est occulté par le plaisir qu’on éprouve à les voir réagir. À la fin, quand la chanson parle de désespoir, on prend conscience de la gravité de la situation, mais pendant le déroulement du film on a une telle jouissance à voir ces ouvriers accepter avec simplicité, avec générosité ce qui se passe, qu’on en oublie ce qui se passe.
Oui, c’est l’amour du travail, ils aiment leur travail. Le travail c’est la trace qu’on laisse dans l’histoire, c’est là où se joue le destin, la vie.
Quelle est la part de montage dans la scénarisation ? Je suppose que tu as dû faire des choix sur des temps forts ?
Non, pas sur des temps forts. Le montage c’est une analyse, c’est maîtriser tous les sentiments et en même temps faire comprendre. Je n’ai pas sacrifié trop de séquences, il y en a une seule que je regrette. Le montage c’est juste garder ce qui suffit pour continuer à avancer.
Tu as construit le film au tournage ?
Oui, j’ai fait le pari que ce que je filmais, c’était le film. Je cherche certaines choses et quand je les vois se profiler, je filme. Et souvent aussi, je pense que, si je filme, les choses vont arriver. Il faut être assez confiant. Ce que je trouve de plus juste à dire c’est que je filme les gens de près et qu’il faut quasiment accorder beaucoup d’importance à tout ce qui se passe. Tout est trace de l’histoire qui est en jeu et qu’on va découvrir. Je cherche les traces et, dans ma tête, je choisis celles qui vont être les plus concentrées.
Tu ne les provoques pas ?
Si, quand Toufi est allé voir Gisèle au bar, je lui ai demandé d’être là. Il s’agit de croire à l’histoire qui arrive. Si on y croit, elle arrive. Même les gens qui vivent cette histoire y croient moins que moi.
Qu’entends-tu par là ?
Si les gens pensaient qu’ils vivent une histoire importante, ce serait terrifiant mais moi qui ne la vis pas, qui vient la filmer, j’y crois énormément et comme je suis persuadée que cette histoire est extraordinaire, tout ce que je filme qui raconte cette histoire, est extraordinaire.
Tout a un effet de sens.
C’est ce qu’a dit Toufi au cours d’un débat à Cannes ; on lui a posé la question : « Est-ce que vous aviez conscience d’être des acteurs dans une histoire ? » Il a dit : « On étaient très forts et on ne le savait pas. »
C’est ce qui les rend si attachants. Il sont dans une situation dramatique, ils ne se prennent pas pour des héros, ils continuent de vivre leur quotidien tranquillement.
Pas tranquillement, ils souffraient terriblement. Madani n’avait pas de quoi payer l’assurance de sa voiture alors qu’il est Marocain émigré.
Cela ne passe pas.
Si, on voit bien combien il gagne.
Leur inquiétude ne passe pas.
Parce qu’ils ont beaucoup de dignité. J’étais extrêmement présente, j’étais accompagnée de deux techniciens et je leur demandais de prendre la parole là où c’est le plus difficile. Ils vivaient un truc terrible et il fallait qu’ils sachent qu’ils étaient dans une scène. J’ai écrit sur le projet, je voudrais que le film soit une suite de bonnes résolutions et que la parole existe là.
Ils sont en représentation et le savent parfaitement. Il y a une chose qui est gommée, c’est leur angoisse par rapport à la vie quotidienne. Pour moi c’est une comédie à l’italienne.
C’est tragique mais ce ne sont pas des SDF qui vendent Macadam. Mon point de vue n’est pas de faire pleurer le bourgeois, je montre les histoires des gens aujourd’hui.
C’est de la pudeur ?
Non c’est de la justesse: les gens se rendent compte que ce n’est pas drôle de travailler 8, 10 heures pour 2000 F par mois, pour un salaire dont ils ne sont même pas sûrs. On a compris quand on entend ça.
J’ai beaucoup ri et je te suis reconnaissante d’avoir fait un film drôle, c’est une chose si rare, mais ça éclipse peut-être ton intention première qui était de parler du capital.
C’est ton point de vue.
C’est une question qui me vient à l’esprit en discutant avec toi, cela n’enlève rien au plaisir que m’a procuré le film. Pourquoi as-tu eu envie de conclure sur une chanson ?
Il faut faire la légende, il faut donner de l’ampleur, il faut guider le spectateur.
Est-ce que ce n’est pas la conclusion de la fable ? On a l’impression que c’est la voix de Claire Simon qui parle de désespoir. Tu as besoin, avant de terminer, de préciser que c’est le désespoir ?
La fin, c’est que le monde ignore cette tragédie. Sur la Promenade des Anglais d’autres histoires continuent. J’ai filmé cette histoire comme si elle était le monde et le monde a vaincu. Je crois qu’aujourd’hui, le documentaire, parce qu’il parle du réel, est en avance sur le cinéma. Je n’ai pas voulu faire une émission commanditée par une PME. J’ai voulu faire un film. Le spectateur n’est pas un élève qui reçoit des leçons, même si on aborde des sujets importants.
Le documentaire a toujours été un peu méprisé, donc c’est un genre où on peut inventer, qui échappe à la référence, à la cinéphilie.
Chaque film peut inventer sa forme.
Paroles recueillies et mises en forme par Simone Vannier
- Coûte que coûte a reçu le Prix Louis Marcolles, décerné par le Ministère des Affaires Étrangères, au Cinéma du Réel de 1995.
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Coûte que coûte
1995 | France | 1h40 | 35 mm
Réalisation : Claire Simon -
Les Patients
1989 | France | 1h15 | Vidéo
Réalisation : Claire Simon -
Récréations
1993 | France | 54’ | Vidéo
Réalisation : Claire Simon
Publiée dans La Revue Documentaires n°11 – Héritages du direct (page 143, 1995)