Un film institutionnel de Frederick Wiseman
Marie-Pascale Lescot
Pour l’ex-danseuse que je suis, l’association du regard de Wiseman et d’une institution dédiée a la danse comme l’American Ballet Theatre était a priori prometteuse. Comment le documentariste américain allait-il se débrouiller de la société particulière des danseurs, la plupart du temps mal regardée ou regardée de travers ? Qu’allait-il voir et entendre, montrer et ne pas montrer ?
On se rend compte assez vite que Wiseman semble s’intéresser principalement à la répétition des pièces, la répétition comme lieu du ressassement. Le danseur y apparaît comme vecteur d’une proposition chorégraphique préalablement écrite, pas spécifiquement pour lui, et qu’on lui « passe ». Comme Wiseman peut et sait prendre son temps, il va réussir a saisir, parfois miraculeusement, ce qui est de l’ordre de la transmission de la danse, notamment dans la magistrale scène de la variation. Dans le studio, une ex-prima ballerina russe d’un âge certain fait répéter à une jeune soliste américaine une pièce de répertoire qu’elle a dansée des centaines de fois. L’Américaine exécute brillamment, c’est beau et totalement dépourvu d’émotion. La Russe, après plusieurs tentatives d’explication, finit par faire elle-même la démonstration de ce qu’est habiter une danse (offrande du buste, arche du cou, yeux légèrement clos, ce qu’elle délivre est extrêmement proche des représentations des extases mystiques). S’évanouit à ce moment-là toute la supposée supériorité de la jeunesse, de la virtuosité, de la fermeté des corps. Pour que ce miracle ait pu devenir visible, il a fallu que la caméra de Wiseman reste en place et accepte de rentrer dans le jeu du ressassement.
Mais on s’aperçoit aussi que dans la répétition, Wiseman s’intéresse peu au gros de la troupe. Il suit ceux qui ont plus de tout, de talent, d’âme ou de technique, c’est-à-dire les solistes. Ceux-ci ont accédé au rang de medium, devenant par là-même singuliers au milieu du groupe (les affiches porteront leurs noms; Wiseman, lui, ne les nomme pas). Autrement dit, l’exception. En montrant surtout les solistes, Wiseman s’inscrit dans la tradition même de l’institution qu’il observe, pyramidale, militaire, compétitive et sélective a l’extrême. À sa façon, il la redouble, et on pourrait aisément imaginer des conversations entre les danseurs du type « est-ce que je serai sélectionné pour le film, est-ce qu’on m’y verra bien ? » comme « est-ce que je serai distribué dans le prochain spectacle, est-ce qu’on m’y verra bien ? ». Sa réponse est de privilégier l’élite.
Compte tenu de la hiérarchisation très forte qui règne dans le ballet classique, on peut légitimement se demander s’il y a un moment où la troupe de ballet fonctionne sur un autre mode. Je tendrais à répondre oui : la classe, seul moment où s’abolit toute hiérarchie, où tous sont égaux dans le travail, qui irrigue le danseur et commande sa journée. La classe, deux heures de démocratie par jour.
En insistant sur la répétition, donc la préfiguration de la scène, Wiseman tire la danse vers son côté spectaculaire, d’où la très longue deuxième partie consacrée à la captation sur scène de ce qu’on a vu travaillé en studio. À la place de spectacle, on pourrait risquer art de représentation, mais la démarche première de Wiseman n’est évidemment pas de légitimer la danse comme art, de lui donner ses lettres de noblesse. Par contre transparaissent l’hésitation, la perplexité de Wiseman vis-à-vis de la représentation sur scène (l’exposition publique des corps). Il est gêné, il s’y oblige, comme s’il fallait bien y passer. À partir de là, comment montrer ? Il s’en remet à une captation de spectacle organisée de la façon la plus standard possible, digne des débuts des vidéos de danse où le filmage n’existait que pour consigner une mémoire. Une caméra face à la scène, et une autre dans la coulisse pour des plans de coupe du plateau, et non pour observer cet entre-deux qu’est la coulisse. Pourtant, que se passe-t-il dans ce sas obscur, avant de débouler dans la lumière ? Une extrême tension, une succession de courtes scènes organisées autour du trac, de l’échauffement, de l’excitation, du rituel. Autant de moments de vérité constitutifs de la vie du danseur et du groupe qui ne semblent pas l’intéresser.
Et montrer quoi, quelles danses (et donc quelle image de la danse) ? Cela ira de certaines chorégraphies qui louchent fort vers les pires aspects grand-guignol du ballet classique à un Roméo et Juliette dont la chorégraphie et l’interprétation sont somptueuses. Par l’éventail de ce qu’il montre, du pire au meilleur, il ne choisit pas, il se couvre.
Et en dehors du travail du corps ? Point de salut. Pour quelqu’un qui s’intéresse aux institutions, il ne montre rien des règles qui régissent la société du ballet, et Dieu sait si dans une prestigieuse compagnie comme l’ABT, les règles, les codes, les modes, la hiérarchie, le langage sont extrêmement prégnants et la socialisation complexe. Les danseurs de l’ABT selon Wiseman ont un corps mais nulle voix (corps sans tête 1). Est-ce parce que là où il filme, il assimile les danseurs à des travailleurs, donc privés de droit à la parole ? Mais est-ce une parole qui leur est déniée, qu’ils se dénient, ou que tout simplement lui n’entend pas ? Les seuls qu’on entendra distinctement sont les maîtres à danser, plus âgés, gardiens de l’autel, légitimés par leur gloire passée et par la demande des journalistes. Et, trop brièvement tant cette partie est prometteuse, les opérateurs économiques de la structure.
Si Wiseman attrape les danseurs par leur corps, il reste cependant toujours à distance. Pas de rapprochement, pas de gros plan, pas de détail physique ou d’expression. À l’agilité et la virtuosité qu’il tente de saisir toujours à prudente distance répond une certaine lenteur, un retard de la caméra qui ne sait comment approcher.
Dans les quelques scènes en dehors du travail, ce sera encore du corps des danseurs qu’il s’agira, exposés au soleil d’une plage grecque ou joyeusement exhibés dans une taverne où l’accent est délibérément mis sur le jeu érotique. Cette scène-là est particulièrement représentative de la façon dont le corps des danseurs est fantasmé et sur-érotisé par les non-danseurs. Ceux-là sont en fait dans la parodie: d’érotisme, d’exhibition, se livrant à un grand jeu où ils n’en finissent pas de se montrer, recréant continuellement l’organisation du spectacle et la tension de la scène.
Au bout de trois heures, à quelle perception du danseur de ballet nous a amené Wiseman ? Un danseur est inapte au discours, au langage commun, comme si le seul langage qui lui était concédé était celui qu’il avait choisi (il est intellectuellement limité). Il duplique et obéit (il est un outil). Il aime jouer (il est infantile). Il ne pense qu’à se montrer (il est narcissique / exhibitionniste). Autrement dit la panoplie du cliché qui prévaut sur les danseurs et qu’on est un peu étonné de voir Wiseman, « l’indépendant » répéter à son tour. A priori, son étrangeté de départ au monde de la danse devrait lui être utile pour capter et creuser, à travers le filtre de l’observation sociale, une appréhension de la réalité, un rapport au travail, une culture particulière au monde de la danse, mais Wiseman ne met rien en place qui lui permettrait de s’éloigner du lieu commun. Par ailleurs, comparé à ce qu’il balance implicitement sur les danseurs, il en dit finalement très peu sur l’organisation et les valeurs de l’institution qui les emploie. Il se retrouve ainsi à renforcer d’une part l’imagerie débilitante qui circule communément sur les danseurs et d’autre part une organisation sociale à forte tendance réactionnaire. Autrement dit, selon moi, à travailler avec / pour l’institution et non sur elle.
- Dans le portrait de Sylvie Guillem par André S. Labarthe, par ailleurs très beau, le narrateur dit : « Une femme sans tête, quelle image plus juste de la danse auriez-vous pu rêver ? »
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Ballet
1995 | États-Unis | 2h50 Réalisation : Frederick Wiseman
Image : John Davey
Son : Frederick Wiseman
Publiée dans La Revue Documentaires n°11 – Héritages du direct (page 161, 1995)