Christian Franchet d’Esperey
Quand Michael Hoare m’a demandé de parler de mon expérience de responsable des documentaires à FR3 / France 3, il s’est inquiété de la gêne que cela pouvait constituer pour moi, compte tenu de la fameuse « obligation de réserve » imposée aux quasi-fonctionnaires que sont les responsables des chaînes publiques. Scrupule louable, mais en l’occurrence inutile : ce que j’ai à dire, au risque de décevoir, ne comporte pas de secrets d’État (moins encore) de mise en cause de tel ou tel. Ce qui ne signifie pas que les quelques vérités qui me sont apparues au cours de mes « années France 3 » soient admises par tout le monde. Et si certains pouvaient se sentir remis en question dans leur manière de penser la télévision publique, ce ne serait pas nécessairement un mal – mais c’est une autre histoire, il va sans dire que les opinions émises ici n’engagent que moi. Je me contenterai donc, avec quelques souvenirs personnels, d’essayer de dire comment j’ai ressenti le « fait documentaire »sur notre troisième chaîne depuis sa création en janvier 1975, et d’exprimer quelques réflexions, en grande partie déduites de cette expérience, sur le sens de la politique de programme d’une télévision publique.
Des intentions aux réalisme économique
C’est à la fin de 1976 que je me suis, pour la première fois, occupé de documentaires à FR3. Autant dire à une année-lumière d’ici, vraiment une autre planète. Leur responsable était alors un homme étonnant, ancien militant CGT, responsable de fédération à seize ans, participant à ce titre, en 1936, aux négociations des accords Matignon. Après une spectaculaire évasion d’un oflag, il était nommé à la tête des FTP de la zone sud, ce qui lui vaudra d’être compagnon de la Libération. Il quittera plus tard le PC, lui préférant la vie « germanopratine ». C’était Marcel Degliame-Fouché, qui par la suite s’occupera des coproductions de l’ORTF, puis en 1975, de celles de FR3 qui, à cette époque, ne concernaient que les documentaires.
Je découvris avec lui la politique de documentaires lancée par Maurice Cazeneuve, premier directeur des programmes de FR3. C’était un ensemble de grandes séries, dites de « connaissance », de six ou douze émissions de cinquante-deux minutes. L’objectif était délibérément encyclopédique, ce que Maurice Cazeneuve justifiait en évoquant le XVIIle siècle : en 1750, les progrès de l’imprimerie, permettant la reproduction de « planches » d’une précision jusqu’alors inédit, avaient été à l’origine de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. De même, en 1975, au développement spectaculaire du support vidéo devait correspondre l’ouverture d’un grand chantier encyclopédique audiovisuel. Ambition visionnaire, dont il est difficile de dire si elle a, ou non, été réalisée. Elle reste, en tout cas, d’une évidente et prégnante actualité.
Ces séries étaient alors coproduites avec un petit nombre de sociétés : Pathé-Cinéma (Les grands fleuves du monde) ; Technisonor (Les Dossiers noirs de J.-M. Charlier) ; Gaumont (L’Inventaire des campagnes, de Daniel Vigne) ; ou Telfrance (Méditerranée de Fernand Braudel et Georges Vallet). Il y avait aussi quelques rares cow-boys solitaires comme Paul Barba-Negra, dont la grande série Architecture et géographie sacrée battra des records de rediffusions et de ventes à l’étranger.
Le système des coproductions était sensiblement différent de ce qu’il est aujourd’hui. Non seulement les producteurs se comptaient sur les doigts de la main, mais la structure de financement était différente. Pour un documentaire de cinquante-deux minutes, FR3 apportait, en 1976, jusqu’à 600 000 francs d’argent frais. Certes, il n’y avait ni compte de soutien, ni apport en industrie. Mais, compte tenu de ce qu’étaient alors les coûts de production, on peut dire que c’était le diffuseur qui en couvrait en fait la majeure partie, les producteurs trouvant essentiellement leur rémunération dans les frais généraux, les imprévus, et accessoirement les coproductions étrangères et les ventes. En contrepartie le diffuseur disposait des droits sur la France pour quinze ans.
Après ce « first contact » avec les documentaires, mon chemin personnel devait me porter vers la fiction. Auprès de Jean-Louis Horbette : adaptations littéraires (les séries de Pierre Badel, de Maurice Ronet ou de Christine Gouze-Rénal), mais aussi fiction historique, comme les séries plutôt classiques de Télécip, ou l’originale expérience (jamais renouvelée à ma connaissance) des Samedis de l’histoire de Jean-François Delassus : un homme politique était associé à un réalisateur pour traiter d’un personnage historique de son choix. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à réfléchir aux différentes formes possibles de traitement de l’histoire à la télévision. Cette réflexion s’est prolongée, pour moi, jusqu’aux récentes expériences de « fausse-vraie » fiction par détournement d’archives, comme Les quatre lieutenants français de Patrick Jeudy, ou Aller-simple, Trois histoires du Rio de la Plata qu’a produit Jacques Bidou.
Parallèlement, je continuais à suivre les séries documentaires. La politique de la Trois commençait à se diversifier. On faisait appel à d’autres producteurs, par exemple Michèle Arnaud, associée à Reiner Moritz, produisant la grande série de Marcel Brion sur La Révolution romantique, Roger Stéphane avec notamment la collection historique de Jean-Claude Bringuier Vive l’Histoire.
Survint mai 1981. Les antennes s’ouvrirent et se diversifièrent, les intentions encyclopédiques initiales passant aux pertes et profits. Jean-Paul Aron qui, à l’époque précédente, avec Marc Ferro, nous avait donné une passionnante Histoire de la Médecine, s’attaque désormais aux intellectuels mondains avec sa série satirique Les Modernes. De même Georgette Elgey, après nous avoir proposé une très sérieuse Révolution invisible (sur les transformations de la vie en France de 1920 à 1960), célèbre maintenant ce qu’elle appelle les « historiens du dimanche » (dans la série Histoire et passion, réalisée par Jean-Michel Barjol). Un brin nostalgique, Daniel Cohn-Bendit raconte ce que sont devenus, après quinze ans, les responsables des mouvements de 1968 dans le monde : Nous l’avons tant aimée, la Révolution… Et Pascal Ory consacre son magazine Mémoires de France aux moments forts de notre histoire régionale, tandis que Philippe Alfonsi, qui ne doute de rien, se met à affronter La Vie en face. Et voilà que, dans ce printemps de la création, les producteurs se mettent à pousser comme des champignons…
Retour au réel : après Mauroy I, voici Mauroy Il ou III, et Serge Moati directeur général de FR3 contraint de rappeler Guy Lux et de s’occuper de comptabilité. Conséquence pratique, le budget pour 1984 des documentaires de FR3 passe de dix-sept à dix millions de francs : une réduction de plus de 40% ! Il y a cependant deux compensations : d’une part, s’ouvre la possibilité, pour les documentaires du programme national, de faire appel aux prestations des centres régionaux de production (« l’industrie »… ; d’autre part, le CNC a entre-temps créé un fonds de création (auquel succédera plus tard le compte de soutien), qui subventionne certains projets.
C’est ainsi que, poussé par la pénurie, j’ai été conduit à imaginer une formule de coproduction tripartite, la première du genre à FR3 : c’était un film d’Éric Cloué, consacré au couturier Issey Miyake, subventionné par le fond de création, produit par un producteur indépendant (la société MCD) qui apportait le tiers du financement, et où l’apport de FR3 était essentiellement constitué d’industrie (équipe de tournage FR3 Dijon, et montage à Dijon).
Un nouvel équilibre du financement des documentaires était ainsi apparu, sur lequel on peut dire que nous vivons encore. Thierry Caillon, alors directeur des coproductions, la rendra possible en mettant au point la pratique gestionnaire, il l’étendra ensuite à la fiction. Devenu directeur des programmes, Thierry Caillon, créera, aussi au bénéfice des documentaires, la première unité de programme de FR3 réunissant un responsable de programme et un administrateur ; l’expérience prouve à quel point cette méthode est enrichissante et motivante. Sur ce point aussi, il fera école. L’organisation en unités de programme comptera pour beaucoup dans le bon fonctionnement de FR3 / France 3 au fil des années. 1
La structure s’adapte, donc, et même s’améliore. Mais que devient le programme pendant ce temps ? Pour ce qui est des documentaires, c’est, hélas, plutôt la misère. Les intentions visionnaires de l’origine sont mortes, et les rêves de 1981 se sont évanouis. Il n’y a plus alors que des décisions erratiques et taraudées par l’obsession du financement : un projet sur l’histoire du blue-jean, par exemple, plutôt intéressant au demeurant, n’est adopté que parce que Lee Cooper est prêt à payer…
Télévision et invention démocratique
L’Histoire est souvent faite de ce qu’on n’attend pas, ou même de ce que l’on n’espère plus. Il fallait à ce moment-là quelqu’un qui brise les tabous. L’audimat prédateur avait déjà tendu ses rets, et beaucoup des animaux de la ferme étaient, dans leur tête, déjà pris au piège. Il fallait un principe « refondateur » du programme, quelqu’un qui retrouve et fasse retrouver un véritable sens à l’instrument télévision. Il faut rendre cet hommage à Yves Jaigu d’avoir pu et su, dans une large mesure, en 1987 à FR3 être cet homme-là. Il est toujours délicat de porter un jugement objectif et parfaitement fondé sur quelqu’un qu’on a vu travailler de près. J’en dirai seulement ici qu’il a agi en fonction d’une idée, assez simple, mais qu’on ne peut plus éluder si on en a une fois clairement perçu le sens : c’est la conviction qu’il est inacceptable, impensable de voir la télévision, compte tenu de sa place dans notre vie individuelle et sociale, admettre sa substance même – le programme – coupé des réalités de culture et de civilisation qui sont à l’origine de son existence. La télévision n’est pas née par hasard dans un espace vide. Elle est un des innombrables effets de la curiosité humaine, faite à la fois de questionnement et de besoin d’agir, qui a fait de notre société ce qu’elle est, pour le meilleur ou le pire. Le meilleur, ou le pire ? Qu’il nous faut de toute façon assumer à travers notre vie politique, sociale et culturelle. Si nous laissons la télévision déserter ce terrain-là, c’est-à-dire renoncer à se poser en permanence la question du sens de notre vie collective, c’est l’idée même de démocratie qui commence à se vider de son sens.
Cette vision des choses implique naturellement le rejet de tout « ghetto culturel » : c’est l’ensemble du public qui doit être incité à progresser dans la prise de conscience du monde qui l’entoure. Ce sont donc d’abord les chaînes à large audience qui sont concernées. Mais ce grand public-là n’est pas non plus celui que les tenants de l’audience « brute » cherchent à maintenir agglutiné, passif et hypnotisé, devant les récepteurs. Ce dont il s’agit, c’est en réalité de parvenir à toucher le grand public non pas globalement, mais individuellement, pour pouvoir rencontrer et encourager, là où ils se trouvent, les comportements de liberté et de responsabilité. Tout ceci a d’ailleurs fait l’objet de nombreux débats, souvent utiles et instructifs. Mais les enjeux politiques en cause semblent rester inaperçus de la classe politique, essentiellement préoccupée dans ce domaine par les structures et leur financement, qui du coup reste obnubilée par les résultats d’audience : même chez beaucoup de ceux qui s’en défendent, la « part du marché » constitue l’unique vrai critère du succès (ce devrait être un critère parmi les autres et non pas le plus déterminant). Tout juste voit-on parfois condamner – rares entorses à la loi d’airain de l’audience – certains excès trop manifestes de violence ou de vulgarité. De plus, même si elle ne croit plus que le contrôle de la télévision fait gagner les élections (la preuve du contraire a été administré avec une belle constance en 1981, 1986, 1988, 1993 et même 1995), la classe politique n’en continue pas moins à ne fixer son attention que sur l’information, la sainte parole journalistique quotidienne, au détriment de tout le fond des programmes. Pourquoi se refuse-t-elle ainsi à prendre absolument, rigoureusement au sérieux ce que l’ensemble des programmes de télévision suscite dans l’inconscient collectif comme dans la conscience personnelle des téléspectateurs ? Pourquoi ne voit-elle pas l’importance majeure pour l’avenir, pour notre avenir en tant que collectivité, d’avoir une extrême sensibilité politique à cet aspect précis du développement de l’audiovisuel ? C’est un point de vue qui devrait transcender les options politiciennes partisanes (comme c’est déjà largement le cas dans le domaine scolaire et universitaire), puisqu’il ne s’agit de rien d’autre que de développer la conscience civique du public, de favoriser l’apprentissage permanent de la démocratie.
On pourrait penser qu’un tel objectif fasse facilement l’objet d’un large consensus. Il se heurte en fait à un obstacle majeur: le gigantesque dérapage, pratiquement sans contrôle, dans lequel notre société est engagée, qui paraît l’éloigner à une vitesse accélérée de toute recherche du sens. La fascination médusée ou enthousiaste devant les bouleversements techniques et devant les perspectives de pouvoir qu’il ouvrent, se combine aux ambitions personnelles et aux facilités de carrière pour entraîner un abandon de tout réflexe de conscience, et une véritable démission devant les responsabilités civiques. Cette nouvelle « tradition des clercs » est un phénomène trop général pour incriminer tel ou tel. Il faut l’admettre comme un fait, un fait de société. Mais il serait absurde de croire qu’on ne peut rien y changer : à toute époque on a vu que quelques hommes lucides pouvait suffire à modifier le cours des choses. Karl Popper, dans son court essai La télévision, un danger pour la démocratie 2, plaide pour une structure institutionnelle sur le modèle de ce que l’on voit dans la profession médicale. Pourquoi pas ? Si j’ai cité le cas d’Yves Jaigu – il y en a d’autres… – c’est qu’avec lui j’ai vu comment il était possible d’agir sur une grande chaîne publique au bassin d’audience déjà constitué. J’en dirais, pour résumer, qu’il y fallait à la fois Océaniques et Questions pour un champion, pour agir par additions de publics et imprégnation progressive de ces publics. Il fallait en permanence tenir les deux bouts de la corde. J’exerçais alors une fonction de secrétaire général des programmes : la vie quotidienne n’était pas toujours simple…
Documentaires de programmation
Je parais m’être un peu éloigné du souci des documentaires. Ils sont en réalité au cœur de ces préoccupations. Le documentaire – en y comprenant toute la diversité de formes que ce mot peut recouvrir – est par excellence le moyen qu’à la télévision de répondre, au-delà de sa mission d’information, à sa vocation de « formation ». Mais pour prendre tout son sens et toute son efficacité, le documentaire ne doit jamais être isolé : il doit constituer un élément d’une politique d’antenne et d’une politique de communication globales. C’est pourquoi je me suis toujours personnellement tenu éloigné de la défense corporatiste du documentaire. Non qu’elle ne soit légitime et nécessaire pour les organisations professionnelles concernées, mais, pour un diffuseur, la priorité doit aller à la prise de conscience large de la dimension politique, sociale, civique, de l’ensemble de l’antenne. En 1987-1988, les documentaires étaient naturellement un élément parmi d’autres de la politique alors menée. Certains Océaniques étaient des documentaires, d’autres pas, et de nombreux documentaires étaient hors Océaniques, comme les séries Chroniques de France et Archipel francophone de Jean-Claude Bringuier, et comme tous ceux diffusés dans Optique, la case créée par Jean-Claude Courdy, responsable des documentaires de FR3 à ce moment-là. Optique apportait une innovation durable sur la chaîne : pour la première fois, une case proprement documentaire portait un titre générique. L’habitude se conservera (s’accompagnant de celle, moins louable, d’en changer le nom à chaque nouvelle direction…). Il est incontestable qu’un titre générique de case facilite la promotion des émissions, et aide le public à en repérer l’horaire et même l’existence. Après Optique, il y aura, en 1989, Traverses (sous Jacques Chancel, alors directeur général de l’antenne) et, en 1992, Planète chaude (sous la présidence d’Hervé Bourges).
Mais cette période aura été aussi marquée par une « descente dans la nuit »…
Depuis les débuts de FR3, et sauf pendant de rares périodes, il y avait toujours eu une case documentaire diffusée à 20h30, et une autre vers 22h30. La diffusion de 20h30 (en « prime time ») a été supprimé en 1989 : décision restée, à ce jour, définitive. Les programmations de documentaires se sont faites, à partir de là, au mieux vers 23h ; parfois au-delà de minuit… Je ne m’étendrai pas sur ce problème, très souvent évoqué. Je me contenterai de rappeler cette évidence qu’un film documentaire diffusé à 23h30 est un film non vu, que pour une chaîne publique, c’est difficilement défendable, et que ça n’en est pas moins la pratique habituelle.
Traverses, puis Planète chaude, solitaires oiseaux de nuit donc, resteront marqués, surtout à leurs débuts, par l’instabilité de la période et le peu de cohérence de certaines décisions de mise en production. Peu à peu, Planète chaude parviendra à se fixer sur une double orientation, l’histoire du XXe siècle d’une part, et de l’autre un regard à orientation géopolitique sur la planète. On a pu reprocher à cette case – c’est un procès que je ne récuse pas totalement – la nature disparate des choix effectués. Mais, outre qu’il faille, comme on vient de le voir, relativiser cette critique, il faut aussi se rappeler que France 3 n’a plus, à cette époque, qu’une seule case documentaire (Océaniques, ou ce qu’il en restait, a définitivement sombré en janvier 1992, supprimant du même coup tout documentaire proprement « culturel » sur la Trois – on n’en reverra qu’en 1995 avec la série Un siècle d’écrivains).
Il y eut de bons moments sur Traverses, comme Site 2 de Rithy Pahn, Une campagne en Provence de Jean-Louis Comolli, J’ai douze ans et je fais la guerre de Gilles de Maistre, Chronique du studio 4 de Serge Moati, L’étreinte du samouraï de Dominique Nora, Contre-jour de Sibérie de Michel Daeron, etc. Il y en eut aussi (un peu plus) dans Planète chaude, comme Autopsie d’un conflit (la guerre du Golfe) de Patrice Barrat, La Flaca Alejandra de Carmen Castillo, Rachida, lettres d’Algérie de Florence Dauchez, Sarajevo, le journal de Mirsada de François Ribadeau et Marie-Claude Vogric, Les Français du Goulag de Thibaut d’Oiron, De la petite Russie… d’Ossip Pasternak, Irak, 5000 ans d’Annie Tresgot, Le silence et la peur (sur Aung San Su Kyi) de Léon Desclozeaux, L’espoir voilé de Norma Marcos, L’âge mûr de Sarah Matton, etc. ; et, dans les séries historiques, les Histoires d’actualités de Jean-Michel Meurice, L’Histoire oubliée d’Alain de Sédouy et Eric Deroo, les séries produites par Patrick Deschamps (Ne détruisez pas le rempart de l’Europe et D’Alger à Berlin, 1942-1945 d’Antoine Lasseigne), celles de Georgette Elgey (Notre Histoire) sur la IVe République et De Suez à la guerre du Golfe, À cœur, a corps, a cris, sur MSF, de Christophe de Ponfilly et Frédéric Laffont, et la série de l’Ina (Claude Guisard) Derniers voyages, etc.
Entre-temps, en septembre 1991, l’arrêt de la « fenêtre » de la SEPT sur FR3 avait conduit à la création de trois « magazines documentaires » : ZanziBar de Christophe de Ponfilly et Frédéric Laffont (composé de véritables films documentaires) ; Strip-Tease, version française produite par Véronique Frégosi du magazine belge (RTBF) de Jean Libon et Marco Lamensch ; et Vis-à-vis, audacieuse et très innovante expérience de dialogues par vidéo-téléphone de Patrice Barrat et Kim Spencer. C’est cette série qui aura disparu la première, trop en avance sur son temps probablement. Mais l’idée en sera fatalement reprise un jour. ZanziBar, devenu Du côté de Zanzibar, a aujourd’hui également vécu. Strip-Tease, la dernière de ce qu’un critique avait joliment appelé « les trois belles tardives de FR3 », continue sa course en solitaire.
Ce que cette période m’a apporté de plus important, c’est certainement la pratique suivie des relations avec les producteurs impliqués dans le documentaire. Elles ont été d’intensité et de qualité variables selon les cas, mais toujours enrichissantes pour moi, et peut-être pas inutiles pour eux. Leur nombre s’est rapidement multiplié avec l’évolution des techniques, l’apparition de nouvelles chaînes, la place croissante de l’audiovisuel dans la société et ses perspectives de développement. Ce qui n’est pas allé sans anarchie : aujourd’hui, la crise de croissance est vive. Mais elle n’efface pas les succès, et surtout n’a en rien cassé la dynamique d’une profession multiforme et suractive. Tout le monde se plaint – à juste titre d’ailleurs : les producteurs travaillent aux limites de leurs capacités de financement, et souvent aussi de leurs forces physiques. Les longues périodes d’attente de réponses aux projets alternent avec les coups de feu des mises en production. Mais au bout du compte – touchons du bois ! – les défections comme les dépôts de bilan sont plutôt rares (même s’ils n’en sont que plus durs quand ils surviennent).
De l’autre côté du fleuve, le diffuseur public, fort de sa redevance et de ses ressources publicitaires, ne connaît pas ces problèmes-là. Il est donc impératif qu’un responsable des documentaires soit attentif à tout et à tous. Mais il ne faut pas s’y méprendre : s’il veut, comme sa fonction l’exige, avoir l’œil sur tout, connaître tous les projets, prendre les décisions nécessaires au moment où il faut, suivre les productions, surveiller les mises à l’antenne, tout en tenant compte des contraintes de sa propre structure, et sans omettre d’aller au MIP (pour se montrer) et à INPUT (pour visionner), il peut lui aussi non y laisser sa chemise certes, mais éventuellement sa santé…
Il est clair que production et diffusion sont des fonctions distinctes et complémentaires. C’est notamment au diffuseur public, et à lui seul, qu’il revient d’assumer les obligations de l’État vis-à-vis des citoyens dans le domaine audiovisuel, les producteurs relevant, pour leur part, des règles pour l’usage de l’économie de marché, et les relations diffuseur / producteurs devant s’établir contractuellement. Ce qui, dans une large mesure, est aujourd’hui le cas.
Mais cela revêt une importance particulière d’un point de vue bien précis qui est celui du pluralisme. Le diffuseur public doit, dans son programme, respecter la pluralité des opinions et des sensibilités (avec des limites que fixe la loi). Les producteurs, eux, ne sont heureusement pas astreints à cette règle. Mais, par leur nombre même, ils se trouvent, ensemble, représentatifs d’un très large éventail de sensibilités et d’options politiques, philosophiques, idéologiques, artistiques ou religieuses. Un dialogue clair et libéré de toute ambiguïté entre le diffuseur et eux apparaît comme une excellente garantie de respect du pluralisme. C’est pourquoi il importe que cette profession reste nombreuse, diversifiée et vivante, et que le diffuseur (public) puisse s’appuyer sur elle sans exclusive pour opérer ses choix.
Je sais que beaucoup, dans la profession et ailleurs (au CNC notamment) prônent la concentration des sociétés de production pour qu’elles atteignent le seuil critique d’efficacité commerciale et de capacité de financement qui leur permette de jouer leur jeu sur le marché international. Souci ô combien légitime, et même capital pour l’avenir. Est-ce contradictoire avec l’idée d’une nécessaire pluralité des sensibilités ? La concentration comporte indiscutablement un risque de monopole ou d’oligopole. Mais il faut quand même promouvoir les deux, la puissance, et le pluralisme. Il faudra donc qu’il y ait cohabitation intelligente entre quelques grands pôles et une « base » vivante, ouverte, multiforme, et cependant consciente des règles de l’efficacité. Cette base existe déjà : il ne faut que la conforter et encourager sa vitalité. Quant aux « pôles » de production documentaire, ils n’existent encore que virtuellement. Ils peuvent prendre différentes formes : nébuleuse du type groupe Expand, regroupement de réalisateurs comme les Films d’Ici ou Agat, ou toute autre forme à inventer. Ils peuvent aussi être liés directement ou indirectement à des producteurs d’autres genres télévisuels, fiction surtout, mais à une condition : qu’ils demeurent en mesure d’assumer intégralement leur spécificité qui implique avant tout une connaissance approfondie du marché documentaire (si florissant dans la sphère anglo-saxonne), et une capacité permanente d’adaptation à ses caractéristiques propres.
J’ajouterai que la profession joue encore un autre rôle : elle est la filière par laquelle les idées qui bouillonnent un peu partout en France (et même parfois ailleurs) prennent la forme de véritables projets pour la télévision : à nous tous de faire qu’elle ne devienne jamais un barrage, un étouffoir, mais qu’au contraire elle soit de plus en plus un révélateur de la créativité de ce pays.
Comment conclure cet exposé un peu décousu – on me le pardonnera – de ce qu’ont été les documentaires à FR3 / France 3, de la manière dont je les ai longtemps accompagnés et des quelques réflexions qu’ils m’ont inspirés ?
Peut-être en donnant quelques éléments précis pour un bilan global. Par exemple, combien de films en tout ai-je commandés et mis à l’antenne ? Je n’en sais rien. Le calcul est sûrement possible, mais non moins sûrement vain. Disons plusieurs… centaines, un certain nombre de centaines…
Combien de chefs-d’œuvre ? Honnêtement, peu. Il est vrai que c’est dans la nature des chefs-d’œuvre que d’être rares… Du moins, les récompenses et prix internationaux n’ont pas manqué.
Et, au fond, quel a été mon rôle exact dans toute cette affaire, et pour chacun de ces films ? Là, il y a une vraie question. On peut la formuler autrement : à quoi sert, au juste, le responsable des documentaires d’une chaîne publique ? Pâle exécutant de décisions prises ailleurs ? Simple courroie de transmission entre le nirvâna directorial et la base militante (et souffrante) des auteurs de projets ? Ou manipulateur hypocrite et habile, faisant en fin de compte ce qu’il veut en court-circuitant tout le monde ?
La vérité est que l’image est floue, car le modèle n’arrête pas de bouger.
Tout dépend de la personnalité de l’intéressé, et de celle des personnages qui l’entourent, à commencer par les dirigeants de la chaîne. À lui d’aviser, en fonction de ces circonstances mouvantes. Mais, dans tous les cas, il doit jouer avec des contraintes de toutes sortes, qui n’ont qu’un seul point commun : celui d’être incontournables.
Disons, pour résumer, qu’il est à la fois « à géométrie variable » et « à responsabilité limitée ». Dès qu’il a bien pris les mesures de sa vraie marge de manœuvre, rien ne l’empêche de se croire… libre d’agir.
Il ne me reste qu’à reprendre, pour les rendre plus lisibles, les quelques réflexions que j’ai développées plus haut. Je les résumerai en six points :
- La politique documentaire d’une télévision publique ne peut prendre un véritable sens que dans le cadre d’une politique de programme se fixant ouvertement cet objectif : favoriser dans le grand public une conscience politique, sociale, culturelle accrue et développer le sens civique et les réflexes de solidarité. Ce n’est pas le souci d’une chaîne privée, ce doit l’être d’une chaîne publique.
- Il est clair qu’une telle politique exclut toute idée d’élitisme et de « ghetto culturel ». II lui faut au contraire, pour se rendre accessible au plus grand nombre, être attractive, ce qui suppose un haut niveau d’élaboration, non seulement des émissions elles-mêmes, mais aussi de la grille de programme et de la politique de communication dans les programmes.
- Cette politique est à distinguer d’un programme de télévision spécifiquement éducatif : elle peut l’inclure ou en être complémentaire, mais son objet central est moins le développement des connaissances que celui de la conscience : il s’agit d’aider le grand public à mieux prendre conscience de lui-même et du monde qui l’entoure.
- Le pluralisme le plus authentique est de rigueur. Toutes les familles intellectuelles et spirituelles ont vocation à s’exprimer (en n’excluant que ce qui tomberait sous le coup de la loi). Les ciseaux d’Anastasie sont interdits d’antenne publique.
- Pluralité et diversité des producteurs sont les meilleurs garants de la liberté d’expression et de la fécondité de création. Cette idée doit être défendue, nonobstant deux incontestables nécessités : celle d’une forte organisation de la profession, et celle de l’existence de pôles puissants de taille internationale. Il faut l’un et l’autre. Tenir les deux bouts de la corde est impératif.
- Dans dix ans, dans vingt ans, le paysage audiovisuel sera bouleversé, chacun le sait. Avec la mondialisation des ondes et des supports électroniques. La vitalité de la culture française, combinée à nos capacités économiques, constituera un prodigieux atout, du moins si nous sommes décidés à prendre le taureau par les cornes. Les obligations de l’État vis-à-vis des citoyens dans le domaine audiovisuel seront les mêmes qu’aujourd’hui, mais pourront trouver sur les réseaux mondiaux à la fois des formes nouvelles de dialogues des cultures, et des capacités actuellement encore insoupçonnables de rentabilisation. Il serait absurde de laisser passer cette chance.
À ceux qui trouveraient ce « programme » sympathique mais naïf, je voudrais tout simplement répondre qu’ils se trompent, que ce sont au contraire des propositions réalistes, et politiquement nécessaires. On s’en apercevra tôt ou tard.
Sans doute ai-je un peu débordé du strict domaine des documentaires. Ils ne sont qu’une des pièces du puzzle, en effet, mais une pièce essentielle : les plus lucides d’entre nous ne savent-ils pas que « le documentaire, c’est la télévision même » ?
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Qu’on me permette, en guise de post-scriptum, d’évoquer ici trois hommes, trois morts, sans qui, pour des raisons diverses, les documentaires de la Trois n’auraient pas été ce qu’ils ont été : Jean-Michel Charlier, le père de Blueberry et de Buck Danny, et aussi des Dossiers noirs qui ont accompagné les débuts de FR3 ; Gérard Pignol, militant du documentaire « pur et dur » ; c’était une de ses manières d’être un homme de cœur et de chaleureuse sensibilité; et Claude Massot, qui rêvait en noir et en couleurs, comme rêvent peut-être les oiseaux de nuit. À eux trois, que la nuit soit sereine.
- L’Unité documentaire de FR3 / France 3 a eu successivement comme administrateurs : Françoise Guirauden, Martine Gourdon (avec Jean-Claude Courdy), Jean Letertre, puis Muriel Rosé venue de I’Ina La production a été suivie du bout au bout par Marie-Dominique Bernoux, ainsi que par Anne-Marie Auvray et Frédérique Ginard. Chantal Devriès assiste depuis 1989 le responsable de programme de l’unité.
- Karl Popper, « La télévision : un danger pour la démocratie. »
Publiée dans La Revue Documentaires n°11 – Héritages du direct (page 179, 1995)