Christa Blümlinger, Harun Farocki
Le cinéaste berlinois Harun Farocki représente depuis plus de deux décennies un cinéma d’auteur à l’intérieur de l’espace du documentaire : recherche personnelle, « signée » par un montage associatif d’images (parfois préexistantes), souvent accompagne d’un commentaire « écrit ».
Le texte suivant est né d’une recherche fondée sur des images documentaires de la Roumanie en 1989 : images vidéo d’origines diverses (de la télévision, d’amateurs, de l’armée…) qui témoignent de la chute de Ceausescu. Harun Farocki, ancien membre de rédaction de la fameuse revue de cinéma allemande Filmkritik, prolonge avec des films-essais des questions théoriques sur les rapports entre image et technologie, entre guerre et civilisation.
Dans Vidéogrammes d’une révolution, Farocki et Ujicka analysent les dispositifs propres aux images de la télévision et du film d’amateur à différents « stades » de « la révolution ». Ils partent exclusivement d’images préexistantes qu’ils commentent selon un type de montage qui va « de l’oreille à l’œil » et que Bazin aurait appelé « horizontal ». Ici, comme chez Marker, la matière première du film est l’intelligence, et ce que Bazin écrivait en 1958 à propos de Lettre de Sibérie vaut aussi pour Ujica et Farocki : « L’image ne renvoie pas à ce qui la précède ou à ce qui la suit, mais latéralement en quelque sorte à ce qui en est dit. »
Substandard 1
En 1989, vers la fin du règne des Ceausescu, on ne voyait guère d’autres voitures que des Dacia. Il s’agit d’une Renault 12 reconstruite sous licence dont l’arrière ressemble à un croupion de canard et dont la production française était arrêtée vingt ans plus tôt. Seuls quelques privilégiés possédaient des voitures d’importation : acteurs, joueurs de football, ainsi que la fille des Ceausescu qui conduisait une Renault 21.
Dans les studios de télévision existait toujours la technique d’enregistrement sur bande magnétique deux pouces, technique abandonnée dans les pays de l’Europe occidentale depuis dix ou quinze ans. La première caméra Beta en Roumanie se trouvait dans le studio du Comité Central pour être braquée sur les Ceausescu : sur ses discours à lui et leurs réceptions communes. L’avantage de la technique Beta se trouve dans la petite taille de la caméra et du magnétoscope combiné, et de la mobilité qui en résulte. Cependant les Ceausescu se tenaient toujours à ce qui avait été prévu dans leur protocole jusqu’au moindre détail, et dans le cas où l’on s’en éloignait, cela ne devait pas être vu. Le régime s’est-il donc procuré une caméra mobile parce qu’il pressentait, peut-être à son insu, les mouvements à venir et l’imprévisible ? Des images enregistrées par cette caméra protocolaire sont visibles dans notre film 2 ; lorsque, le matin du 22 décembre 1989, les masses populaires se sont précipitées dans le Comité Central, et que des livres et des tableaux ont été balancés des fenêtres et jetés du balcon, tout cela a été filmé précisément par cette caméra Beta. Elle était positionnée au troisième étage de l’aile du bâtiment pour faire un plan général des spectateurs groupés autour des Ceausescu.
On a besoin d’un peu d’imagination sociologique pour se faire une idée de cet homme qui avait été envoyé à l’école de cinéma de Moscou à l’époque de Staline. Là, on lui montre des films issus de l’avant-garde soviétique et il apprend qu’une prise de vues en panoramique du bas vers le haut rend les événements extrêmement dynamiques. Quand on lui confie plus tard la régie des images des apparitions de Ceausescu aux actualités roumaines, il réserve à une des caméras un emplacement surélevé au troisième étage – si à cette époque-là il pouvait encore le justifier, la répétition perpétuelle du procédé durant les vingt prochaines années qui suivent a fait oublier cette justification.
(Le problème dramaturgique du parti unique : rassembler de grandes foules combatives – sans qu’il y ait d’adversaires, car leur existence témoignerait de la faiblesse du régime.)
En outre il s’agit ici du concept d’« usure morale » : les choses sont dépréciées par des innovations bien avant leur défaillance technique. À notre époque n’importe quel caméraman se sentira rabaissé si on lui propose une caméra utilisée par Sternberg ; et n’importe quel homme politique se sentirait rabaissé si on braquait sur lui une caméra ayant filmé Marlène Dietrich. En 1970, le cinéma français pouvait montrer Annie Girardot montant joyeusement dans une Renault avec un croupion de canard ; vingt ans plus tard, cette voiture a aussi mal vieilli qu’une caméra à ressort.
Le concept d’« usure morale » est une formule de Marx, reprise en 1968. En Roumanie, l’année 1968 fut particulière parce que Ceausescu refusait de participer à l’invasion de l’ex-Tchécoslovaquie par les États du Pacte de Varsovie. Ainsi, il avait le champ libre. Il faut rappeler que de Gaulle a rendu visite à Ceausescu en 1968 au moment où tout Paris descendait dans la rue.
Dans la dernière scène du film, un ouvrier dit de Zoé Ceausescu, la femme qui conduisait la Renault 21, qu’elle avait 97 000 dollars dans son compte en banque, tandis que lui-même et ses compatriotes n’avaient jamais eu de quoi s’amuser. À six heures du soir les lumières s’éteignaient. Il dit cela dans une usine, et non pas dans un quartier commercial où la télévision de notre pays donne depuis longtemps la parole aux gens qui n’ont pas 97 000 dollars sur leur compte en banque. Pour que la politique n’enlève pas de temps aux images, je serai bref : en 1968, on a obtenu que la production de marchandises devienne moins importante que la production de consommateurs. Dorénavant, quiconque désire une marchandise ou un service peut dire son mot. Le désir de l’ouvrier n’est pas assez fort pour qu’il prenne une deuxième fois la parole, à la fin de notre film.
La Roumanie était aussi en retard en ce qui concerne l’équipement en caméras non-professionnelles. Les quelques caméras VHS attiraient des utilisateurs pour qui la prise d’images était un métier et non pas en fonction d’une émission de prises de vues. Beaucoup de ceux dont les documents sont cités dans notre film ont appris la prise de vue dans les manuels ou dans les cours. Ils ont appris que le plan large donne de la profondeur à l’image ou qu’il faut faire des plans de coupe, faute de quoi une action filmée en continu ne peut guère être raccourcie.
L’homme qui saisit depuis son balcon le plan sur les soldats de l’armée tirant pardessus les têtes de la Securitate et se rangeant ainsi du côté de la révolution, a ensuite donné sa bande aux archives de plusieurs universités et ne s’est pas occupé d’assurer son exploitation. Beaucoup d’autres ont essayé d’utiliser leurs enregistrements pour faire carrière dans l’audiovisuel. L’idée s’impose dès lors que les cameramen de la révolution avaient l’intention de poser leur candidature à la télévision post-révolutionnaire. Devant la caméra : la future classe politique – derrière la caméra : la future classe des professionnels de la télévision, et nous assistons aux tentatives de l’une et de l’autre de perdre leur statut d’amateur.
Pour quelle raison a-t-on mis des magnétoscopes à la disposition des particuliers qui vivaient dans un État où la police tenait un registre de toutes les machines à écrire ? La réponse est facile à imaginer : la police est restée fixée sur l’écrit. C’est l’écrit qui avait organisé les mouvements ouvriers – un souvenir qui subsistait confusément chez les services de sécurité. Aucun mouvement de résistance n’avait jamais été organisé à partir de la vidéocommunication. Les bandes vidéo n’attirent manifestement pas d’auteurs qui pourraient en faire un usage imaginatif. Un bout de papier peut servir à tracer le plan d’une vie nouvelle et aussi comment y parvenir – une bande vidéo sert plutôt à enregistrer et à reproduire ce qui s’est passé. Mais pendant la révolution roumaine, les caméras vidéo n’ont même pas eu cette vocation documentaliste. Les informations telles que les tirs des forces de sécurité sur des enfants, les manifestations de masse et le retrait de l’armée sont parvenues à Bucarest par des émetteurs étrangers (par la radio), par des conversations téléphoniques, par des voyageurs ou divers canaux transmettant des rumeurs, mais pas par des bandes vidéo.
J’aimerais évoquer ici le long plan du début de notre film. Un homme tient la caméra à l’extérieur de la fenêtre – comme il ne peut pas approcher la caméra suffisamment du cortège de la manifestation, les deux tiers de l’image sont occupés de l’angle de deux immeubles de six étages, et le toit plat d’un garage. Seul un homme qui habite cet endroit et qui regarde souvent par cette fenêtre peut réaliser une image d’une telle trivialité. Il faut remercier le cadreur d’avoir maintenu cette image pendant plusieurs minutes, une image qui frappe parce qu’elle est ratée.
L’homme derrière la caméra ne fait pas cette prise de vues pour la diffuser – et avec elle le concept de soulèvement. Il pense peut-être à quelques amis à qui il pourrait la montrer, donnant à l’événement raconté un aspect plus véridique. S’il s’ensuit que les manifestations sont réprimées, et si le régime de Ceausescu reste victorieux, il sera difficile de conserver les souvenirs de la révolte. Cet homme prouve par cette image qu’il n’a pas détourné le regard. Son image compte sur une époque qui permettra de diffuser de telles images, et elle est là pour évoquer l’approche d’une telle époque.
La révolution en tant qu’événement inattendu et exceptionnel apparaît dans le champ visuel de la caméra. Sous l’image de la révolution il y a des images rémanentes d’un monde prévisible et ordinaire que le mécanisme de la caméra est prêt à enregistrer. Un cortège de manifestants passe devant une caméra qui a été fabriquée et vendue pour filmer des fêtes de famille ou des vacances, et une telle caméra filmera le procès des Ceausescu. Un militaire reçoit l’ordre de déclencher la caméra et de la cadrer. Le cameraman du procès a un grade plus élevé que le greffier du tribunal.
Voici quelques charges contre ces prises de vues :
- Puisque le procès a été filmé et éclairé par un équipement amateur, les images ne peuvent pas servir à témoigner de la légalité de l’acte. Les images du procès en VHS, floues et abîmées par de nombreuses générations de copies, seraient plus compatibles avec une action terroriste. Une caméra d’amateur rabaisse autant les accusés que les accusateurs et les avocats qui injurient grossièrement les Ceausescu.
- Quand c’est une question de vie ou de mort, il faut installer au moins deux caméras. Quand c’est une question de vie ou de mort, on ne peut pas prévoir quels seront les moments importants et quels seront les moments ennuyeux. Des coupures (douces) et imperceptibles seront inévitables – et si elles sont faites sur des documents venant d’une seule caméra, elles paraîtront truquées.
- En filmant le procès et l’exécution, les révolutionnaires admettent qu’on ne peut pas les croire sur parole. (Aux États-Unis une exécution est filmée dans le but de divertir et non pas pour faire preuve de son existence.) Les militaires roumains veulent prouver: « Nous leur avons fait quelque chose qui ressemble à un procès », et « ils étaient vraiment morts à la fin ». Quand les images ont été diffusées pour la première fois à la télévision dans la nuit suivant l’exécution, le son original a été remplacé par un commentaire d’accompagnement imposant de longs silences.
Dans le montage de notre film, les silences peuvent avoir valeur dramatique, par exemple quand l’orateur dit : « Le jugement a été définitif et a été mis en exécution par les armes », et qu’on voit encore longtemps les Ceausescu immobiles, entourés de tables d’école. En 1989, beaucoup de téléspectateurs n’ont pas été satisfaits de cette omission ingénieuse et ont exigé de voir les images des cadavres. Celles-ci ont été portées à l’écran le lendemain matin. - La vie doit cesser ses murmures pour que la cérémonie judiciaire puisse suivre son cours. Ce qui est valable pour la justice l’est aussi pour la religion, le théâtre ou l’enseignement. Elle peut être exercée n’importe où ( une table suffit ) à condition que le temps d’audience et la salle d’audience restent séparés du temps privé et de l’espace privé. Toute présence d’une caméra jette le discrédit sur le tribunal.
Les images du procès et de l’exécution sont probablement les images les plus mal filmées de cette révolution. À ce propos, la critique ne s’adresse pas à des mouvements de caméra isolés ou à un cadrage particulier, mais plutôt à l’organisation générale de l’enregistrement du film. Quand on travaille de nos jours dans le domaine de l’entreprise électronique, ce qui importe c’est de mettre en place des appareils appropriés à la situation, le personnel exploitant suivra. Comme pour la production de biens matériels, l’organisation du travail détermine sa mise à exécution.
Dans un proche avenir on ne pourra pas encore renoncer entièrement à la main d’œuvre humaine pour la fabrication d’automobiles ou de téléviseurs. De même, il n’existera pas d’enregistrement de film sonore entièrement automatique dans un proche avenir, pour le moins à l’extérieur des studios. Une personne ayant des qualités de journaliste, de représentant ou de contrôleur de compteurs apportera un appareil sur le lieu de l’action et elle aura juste besoin de savoir comment l’allumer et l’éteindre. L’appareil enregistrera les grandes lignes et communiquera à une centrale une série de données qui seront converties en images à composition verticale ou horizontale, gros plans ou plans d’ensemble, en panoramiques ou plans plus ou moins contrastés. Des procédés de calcul remplaceront le caméraman en tant qu’homme du métier. Des algorithmes détermineront le style ou l’écriture, le design et l’esprit. Alors, qu’en est-il de l’esprit ?
Notre film montre les Ceausescu accompagnés d’un militaire. Ils se précipitent sur le toit du Comité Central et montent dans l’hélicoptère qui décolle. Cette prise de vues provient d’un amateur qui est devenu commerçant après la révolution (c’est celui qui a remis ses documents à des archives universitaires et ne s’en est plus soucié).
Comme il se tenait sur la place devant le Comité Central, l’hélicoptère sort rapidement du champ de vision. À ce moment, nous raccordons avec une prise de vues faite par un homme qui a très probablement travaillé pour la Securitate. Il se trouve sur le balcon d’une chambre d’hôtel. Faisant suite au plan précédent, cette caméra est braquée sur l’hélicoptère qui s’envole puis elle tourne vers les toits pleins de spectateurs. Le premier plan résulte-t-il de l’esprit de liberté et le second résulte-t-il de l’État policier ? (Döblin a souvent cité les procès-verbaux, et Thomas Mann les textes scientifiques). Ou l’agent de la police secrète a-t-il changé de côté pendant les prises de vues – et pouvait-il ainsi lui aussi devenir commerçant après la révolution ? Même quand on ne filme que le vol d’un hélicoptère, le point de vue du sujet qui tourne et le déplacement de l’objet à filmer ne déterminent pas tout. De même que lors de l’utilisation du langage verbal, les règles de la syntaxe et de la logique d’expression ne déterminent pas entièrement l’énoncé. Il semble plus difficile de donner un esprit aux images qu’aux mots; et il semble plus difficile de lire à partir des images tout ce qui est arrivé. L’image ne saisit pas non plus tout le monde.
Le soulèvement à Bucarest a commencé à partir d’un discours de Ceausescu diffusé en direct, pendant lequel il s’est senti gêné, et qu’il a interrompu ; après quoi, l’émission de télévision a également été interrompue. Le lendemain, la télévision s’est lancée dans des émissions révolutionnaires et à partir de là, le Studio 4 a concurrencé le balcon du Comité Central comme lieu central de la révolution. La chute du régime a été confirmée par la diffusion des images du procès et de l’exécution. Ces événements sont apparus initialement sans le son original et sans les images des morts, ensuite sans le son original mais avec les images des morts, puis avec le son original abrégé, mais sans les images des accusateurs, avocats, juges et assesseurs, et finalement apparaît l’ensemble des documents sonores et visuels, y compris le plan de plusieurs minutes sur les Ceausescu qui viennent d’être fusillés. Des mois durant, il y a eu une lutte pour les images de ces événements, comme jadis pour les paroles dans les guerres de religion. Nous sommes donc partis à Bucarest pour rassembler des documents concernant la question de savoir, selon les termes de Vilém Flusser, si les caméras avaient « reproduit » ou « imaginé » la révolution. Nous avons pensé à un débat. Nous avons vite constaté que les documents exigeaient un récit cinématographique. Bien entendu, un récit dont les cassures incluent les discussions.
Dans les archives, il n’y avait pas seulement le premier appel à la révolte de Mircea Dinescu au Studio 4 : « Levons les yeux silencieusement vers Dieu, mais auparavant appelons l’armée », mais aussi la répétition générale préalable. L’acteur Caramitru veut mettre en scène le poète Dinescu, c’est pourquoi il propose à celui-ci de regarder son carnet de notes. « Mircea, je te présente, montre que tu travailles ». Ainsi, on comprend pourquoi l’acteur dit ultérieurement du poète : « devant vous se tient notre héros, Mircea Dinescu, le poète. Regardez, il travaille. »
Et, à Dinescu : « Dis ce que tu es en train de faire ». Entre-temps, celui-ci repose et reprend le carnet plusieurs fois successivement et à cette occasion, ayant oublié depuis longtemps qu’il doit représenter le poète au travail, il commence simplement à parler. Il gâche ainsi la transition habituelle à la télévision et offense l’actuel code de la vraisemblance qui exige que l’action mène à la parole, que les conversations téléphoniques mènent à la politique, que la conduite d’automobile (en Dacia si possible) mène à la philosophie. Le réalisateur du Studio 4 annonce : « Quand nous aurons l’antenne, vingt-trois millions de personnes vous regarderont. » Et une scène nous a permis en effet d’exprimer cette pensée par des images. Une salle de séjour dans un immeuble récent apparaît, une famille avec quatre enfants et une grand-mère est assise devant le téléviseur et suit les premières émissions révolutionnaires du Studio 4 le 22 décembre 1989. Le père enregistre sur VHS et la mère commente : « ils savent qui est avec qui » et « personne n’y comprend rien. » Le caméraman de ces images a ensuite quitté l’appartement et s’est rendu au centre-ville où il a trouvé une place sur une voiture haut-parleur devant le Comité Central d’où il commente le discours venant du balcon – ce que nous avons récité ensuite. Nous avons choisi un autre véhicule – une Dacia – pour faire le trajet cinématographique de l’immeuble récent jusqu’au centre-ville. Comme inspirée par la Nouvelle Vague, la caméra filme fixement la rue de l’intérieur de la voiture. On entend les occupants de la voiture et les chansons à la radio.
– Les soldats ne sont pas visibles.
– Ils devaient rejoindre la caserne, ils sont démobilisés.
– Et nous avons eu peur d’un idiot.
– Quelques-uns doivent encore mourir pour nous débarrasser de lui.
– Regardez la vieille.
– C’est bien ça, c’est fait !
– Maintenant fais-toi faire un dentier… autrefois tu n’avais pas d’argent.
– Baisse la radio !
Un récit cinématographique exige avant tout que les personnes et les lieux d’action apparaissent sous une forme modifiée mais néanmoins reconnaissables en tant que tels. Pour assurer le développement des faits, le montage doit surtout confirmer la continuité des événements. Puisque notre récit cinématographique se compose de documents trouvés, que les personnes devant et derrière la caméra n’aient pas reçu de directives, il semble que l’histoire s’est façonnée d’elle-même.
Une scène à Bucarest peu de temps avant la révolution :
Le père : Cette année, les régimes communistes sont tombées l’un après l’autre parfois en l’espace de quelques heures. Il s’est révélé que tous ces régimes pouvaient se maintenir seulement tant que l’Union Soviétique restait maître de sa sphère d’influence, du territoire qui lui avait été attribué à Yalta.
La mère : C’est précisément le régime de Ceausescu qui affirmait pourtant, depuis 1968, être indépendant de l’Union Soviétique, qui s’est maintenu le plus longtemps.
La fille : Mais ici l’armée, la milice, et la Securitate essayeront aussi de tourner la page dès qu’une fissure apparaîtra dans la structure du pouvoir. C’est justement la distance que Ceausescu a prise vis-à-vis de l’Union Soviétique qui ne lui a pas permis de comprendre que Moscou ne tient plus à sa perpétuation.
Le grand-père : Hourra, une vraie révolution ! Comme en 1968 en France quand de Gaulle était ici. J’ai vu un film avec Annie Girardot dans lequel elle conduisait une Dacia.
La fille : Non, c’était une Renault !
La grand-mère : Bientôt tu pourras te faire faire un dentier, tu n’avais pas l’argent jusque maintenant.
Le fils : Cette année, la chute de tous ces régimes s’est passée sans aucun drame particulier. À Paris, les fêtes commémoratives de la révolution ont été plus spectaculaires que toutes les révolutions réelles.
La fille cadette : Ici, en Roumanie, cela se passera différemment.
Bien que cette scène soit tournée pour montrer que certaines idées influencent l’action des hommes et qu’il n’y a pourtant peu de chance que ces idées se concrétisent dans un dialogue scénique, cette entant a eu finalement raison.
Christa Blümlinger pour le texte introductif
Harun Farocki pour le texte
Sonja Porree pour la traduction
- Substandard : extrait de Sehnsucht – über der Veränderung der visuellen Wahrnehmung, Kunst und Ausstellungshalle der Bundesrepublik, Bonn, Schriftenreihe Forum, Steidl Verlag, Bonn, 1995.
- Ces notes se réfèrent au film Vidéogrammes d’une révolution de Harun Farocki et Andrej Ujica, RFA, 1992, 16 mm, distribué par Basis Film Verleih, Berlin.
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Vidéogrammes d’une révolution (Videogramme einer Revolution)
1992 | Allemagne | 1h47 Réalisation : Harun Farocki, Andrei Ujică
Publiée dans La Revue Documentaires n°12 – Entre texte et image (page 16, 3e trimestre 1996)