Filmer au futur antérieur

Notes pour une Orestie Africaine de Pier Paolo Pasolini, suivi d'une courte étude d'un autre parcours africain, celui de Raymond Depardon.

Barbara Tannery

Une des puissances du cinéma de Pier Paolo Pasolini consiste a poser des écueils a la narration qui se retourne sur elle-même tel un courant générateur de sens. Le temps du récit est vécu en strates. Fétichiste du réel 1, il conduit les possibilités d’incarnation de la pensée et du regard aux points extrêmes de leurs valeurs iconiques. « Chacun de nous, des objets ou des événements de la réalité est un signe iconique de lui-même » 2. Proche en 1972 de la conscience de « l’ordre implié » 3 décrit par David Bohm dans les années quatre-vingt, Pier Paolo Pasolini est ici narrateur des strates d’une conscience où la réalité est matérialisable en la culture qui la contacte. Il crée ce contact à partir de trois axes majeurs qui se détourneront mutuellement à l’infini pour que le film sous nos yeux semble en train de se faire tout autant que de ne jamais être.

Il s’agit de la rencontre tripartite entre un intellectuel italien, le peuple africain, et un mythe fondateur grec qui serait la représentation de la mutation sociale de ce peuple. Cette rencontre est contée par Pasolini, poète de la réalité culturelle.

Notes pour une Orestie africaine s’articule donc autour de trois axes apparents:

  • Le narrateur, auteur-spectateur, concrétisant cette jonction entre le récit mythique et ses rencontres africaines, en conduisant le regard grâce à la parole.
  • Les spectateurs-auteurs 4 siégeant eux mêmes dans le continuum du film et décryptant innocemment les « clics » 5 de ce dernier. (Étudiants africains en université, à qui Pasolini s’adresse et montre le film).
  • La présence et les gestes des Africains à qui il offre « le signe iconique » de leur réalité en train de se faire… « Tous ces gens saisis dans leurs gestes de leur vie quotidienne, ce serait eux les protagonistes d’une Orestie Africaine..»*

Filmer au futur antérieur, c’est ici poser le mythe comme accomplissement du récit et de la rencontre au présent, n’en montrant que les bribes qui, se rapportant à la réalité, permettent au film d’exister en potentiel. C’est au spectateur de l’actualiser. Ces bribes sont des scènes accomplies. Soit la parole de Pier Paolo Pasolini envoûte et décale le flot des images de leur représentation narrative, soit les scènes existent en elles-mêmes en accord avec les gestes de ceux « qui, justement, par leur réalisme, portent en eux ces moments mythiques et sacrés »*. Il accorde continuellement son regard aux présences de ceux qu’il filme. Ces points de contacts actualisent sans cesse le mythe, en font un récit documentaire dans un mouvement permanent du regard en « langage de réalité », qu’il définit par ailleurs comme étant propre aux arts visuels.

De ce film, documentaire s’il en est, il faudrait parler bien plus, dire la vérité du cinéaste et la pudeur toute africaine, dire le silence et la parole, le montage et la conscience de « la drama », parler peut-être de ce lieu virtuel qui permet que tout soit placé, Khora, dont parle Derrida… Le chœur ici insuffle sans cesse l’âme de la métaphore.

« L’humanité entière est en train de mourir et sa mort est banale, je ne parviens pas à imaginer quelque chose de plus terrible ». 6

Pier Paolo Pasolini propose de regarder cette mort en face pour que la vie prenne un sens. Le montage serait alors la réminiscence des événements essentiels, joies et douleurs accomplies dans ce qu’il appelle « le plan séquence infini du langage de la réalité » qu’est le film . Le rôle du poète, au moins de l’auteur, est de permettre de nous apercevoir que le temps n’est qu’une équivoque où « être n’est pas naturel ». 7

Le filmage de Raymond Depardon dans Afrique, comment ça va avec la douleur ?, est à l’inverse entièrement dans la proposition que fait le plan séquence: « tout ceci est » 8. Ce qui revient à faire coïncider « l’idée fausse du temps petits bourgeois avec l’idée fausse du temps de l’humanité entière » 9… En d’autres termes, imposer son référent de réalité à celle des autres. Inutile, il est vrai, de passer par Pasolini pour s’apercevoir de l’attitude ethnocentrique de Raymond Depardon. Néanmoins, l’intérêt principal que semblent trouver ceux qui se sentent concernés par un tel parcours serait cette représentation de l’honnêteté selon laquelle un cinéaste montrerait avec ce film les rouages, les leurres et impuissances propres à filmer, se plaçant lui-même face à son œuvre. C’est pourquoi il m’est apparu important de rappeler que, si telle est la proposition, il s’agirait de se placer dans la perspective d’une véritable rencontre de cinéma où le langage de la réalité est « articulé, culturalisé et digéré ». Ici on nous dit: la réalité parle d’elle-même et son cri est trop dur à entendre. (Je ne ferais donc que passer pour profiter encore un peu de la belle lumière et faire quelques magnifiques photos). C’est entrer et participer en plein de la banalité de cette mort, comme s’y vautrer pour être soi-même aussi victime et donc exempt du sursaut de conscience qui en ferait un accomplissement. Renvoyer le cinéma à lui-même (la photo, le cinéma et le voyage) ce n’est pas imposer au spectateur une négation de la présence mais savoir mener l’absence de film, là où la rencontre est la plus véritable. Peut-être était-ce l’intention, par exemple, de la minute de silence demandée à Mandela pourtant elle lui est imposée et rendue insupportable avant d’être utilisée dans la rhétorique d’un homme d’image… Pour Pasolini la mutation se fait dans la profondeur de la tendresse d’une attention portée aux qualités mêmes des réalités : « Une nation est née avec d’infinis problèmes; ne se résolvant pas, ils se vivent, et la vie est lente, la marche vers le futur n’a pas de solution de continuité… le travail d’un peuple ne connaît ni rhétorique ni délai. Son futur est dans la fièvre du futur et la fièvre est une grande patience. »* Il ne s’agit pas de comparer, mais cette proposition aura, entre autres, la valeur d’être sans complaisance, ni face à la terreur ni face au mystère, encore moins vis-à-vis de soi.

Depardon, lui, retourne la situation dramatique sur le spectateur et sur lui-même – l’auto-flagellation n’étant qu’une forme bourgeoise de la complaisance – pour, non sans diktat, imposer sa façon de jouir d’une image d’impuissant comme modèle de relation sociale. Il ne fait que reproduire vis-à-vis du continent africain le regard paternaliste qui l’a détruit. En contrepartie, sa capacité de conteur d’absence où la photographie est par essence magnifique, reste exemplaire.

Malheureusement, les panoramiques à 360°, qui sont un bel instrument pour le conte : (sortes de plans fixes en transformation continuelle sur lesquels la voix prend toute la mesure d’un récit), ne deviennent rapidement que la mécanique nécessaire au statut d’auteur, et à ce jeu pervers d’auto-confirmation dans lequel l’autre n’a plus sa place. Notons, pour ne pas conclure, qu’après un tel périple d’est en ouest en Afrique, d’un pôle à l’autre de son cinéma, Raymond rentre chez lui, dans sa ferme natale qu’il nous présente à nouveau comme une simple ferme afin que l’on ne puisse lui reprocher la mondanité de son attitude, pour s’entendre dire « ils sont comme nous après tout ! »


  1. Expression de H. Joubert-Laurencin dans Genèse d’un penseur hérétique.
  2. Article Le code des codes dans L’Expérience hérétique.
  3. Dans La plénitude de l’univers, David Bohn, éd. du Rocher.
  4. « Le spectateur, pour l’auteur, n’est autre qu’un autre auteur… Si le spectateur était en effet dans une condition subalterne par rapport à l’auteur, on ne pourrait même pas parler d’auteur, lequel n’est ni un travailleur social, ni un propagandiste, ni un enseignant». Pier Paolo Pasolini : Le cinéma impopulaire, dans Expérience hérétique.
  5. Clichés propres à l’image et grâce auxquels la représentation prend forme décrits par Pier Paolo Pasolini comme éléments inhérents au geste cinématographique dans l’Expérience hérétique.
  6. L’Expérience hérétique (divers articles), éd. Payot, 1976.
  7. L’Expérience hérétique (divers articles), éd. Payot, 1976.
  8. L’Expérience hérétique (divers articles), éd. Payot, 1976.
  9. L’Expérience hérétique (divers articles), éd. Payot, 1976.

* Citations issues de Notes pour une Orestie africaine, 1975.



Publiée dans La Revue Documentaires n°12 – Entre texte et image (page 30, 3e trimestre 1996)