Festival « filmer à tout prix » (1995)

Entretien avec Micheline Créteur

Marie-Christine Peyrière

Comment aborder la situation du documentaire en Belgique ? Comme en France « Vue sur les Docs », le festival « Filmer à tout prix » permet tous les deux ans de suivre les mutations d’une production. Mais l’originalité de la démarche de sa responsable Micheline Créteur, du contexte belge, des enjeux limités du documentaire, est de conduire à petite échelle la diversité des expressions. Dans l’édition 1995, une collaboration avec la fondation Jacques Gueux sur une thématique : Haine de la culture, culture de la haine a donné lieu à deux projets : la publication d’un numéro de la revue Rue des usines consacré à Images : à quel prix ? et la réalisation de courts métrages. Cette dernière expérience a partiellement échoué mais elle souligne les manières innovantes de Micheline Créteur de penser le festival.

Quelles sont les grandes étapes qui ont marqué la vie du festival ?

Le festival « Filmer à tout prix » a démarré à Bruxelles en 1986. Mais il faudrait remonter en 1977 où nous avons commencé, pendant deux ou trois ans, à montrer des films en vidéo. Cela s’appelait d’ailleurs « Voir en vidéo ». Puis nous avons monté un premier festival, ouvert internationalement, appelé « Cinéma en marge, cinéma en marche », qui a fonctionné jusqu’en 1986. À ce stade, nous ne pouvions plus nous référer à la marge. Avec « Filmer à tout prix », nous affirmons notre présence à l’intérieur du système mais nous voulons le faire fonctionner autrement.

Le concept « Filmer à tout prix » a-t-il toujours une pertinence en 1996 ?

Disons que la définition du concept a changé. « Filmer à tout prix » renvoie actuellement à la notion de risque que prend un cinéaste dans un monde qu’il pense ouvert. Dans mon approche du festival, je défends un cinéma où l’on sent quelqu’un derrière la caméra. Les films qui marquent et qui ont un potentiel dynamique sont ceux où se manifeste la relation de l’auteur à ses personnages ou à un paysage, dans la manière qu’il a d’interpeller son sujet. Je les soutiens d’autant plus fermement qu’avec la télévision les images deviennent de plus en plus clean et inodores.

Le festival a un statut semi-institutionnel…

En qualité de chargée de mission à la Direction de l’audiovisuel, j’appartiens au Ministère de la Culture et je fais partie d’une commission d’aide au cinéma belge. De par cette position institutionnelle, le festival est la vitrine du cinéma belge francophone. Mais je refuse de faire du festival une pure machine de consommation, d’amalgamer dans le même catalogue, Boris Lehman et le reste…Le festival a pour mission de créer un échange avec des regards d’autres cinéastes.

Comment envisages-tu la relation économique du festival ?

Nous avons toujours refusé d’être un festival grand public. Ce principe s’appuie sur la situation artisanale du documentaire en Belgique. Le budget des films ne dépasse pas six millions de francs belges, soit un million de francs français, ce qui classe les documentaires dans la catégorie des productions à petit budget. Ce statut non-industriel m’arrange. Il me permet d’éviter de donner à la manifestation une forme de supermarché du cinéma documentaire. À échelle plus large, je pourrais bénéficier d’aides supplémentaires du Ministère de la Culture. Mais elles susciteraient des obligations par rapport au marché, aux sponsors, et je ne suis pas sûre que je pourrais installer une cohérence.

Mais n’es-tu pas contrainte de bouleverser cette conception dans le contexte actuel ?

Je raisonne autrement à partir de mon budget. Celui-ci est limité : l’aide publique s’élève à 2 millions de francs belges et les aides en services doublent la mise. Si notre financement reste modeste, notre capital consiste en un réseau de relations de personnes recrutées dans le monde créateur, associatif, et dans l’administration (Éducation et Culture, Région, Communauté Française). C’est par leur intermédiaire et leur aide que je construis le public. Chaque année, ce cercle s’élargit et notre public grandit. La fréquentation est passée de 2000 à 7500 personnes en 1995 soit une hausse de 30%. Par l’approche qualitative, nous avons engrangé un apport quantitatif. Nous sommes la preuve que nous pouvons avoir des projets à l’intérieur du système en Belgique, que les institutions permettent de créer des entreprises autonomes qui fonctionnent avec leur logique. Bien sûr, il y a des contraintes. Je souhaiterais engager un collaborateur permanent mais cette option reste difficile car l’administration de la Communauté Française voit ses ressources s’amenuiser en Belgique. Pour résumer, nous ne sommes pas dans l’économique au sens étroit du mot, mais notre activité en crée. Notre petit bateau est une machine sérieuse, un réseau des désirs à travers des personnes, un coûte que coûte qui réussit. Les énergies sont payantes.

Tu quittes en 1997 la direction du festival « Filmer à tout prix ». Quelles sont les perspectives pour ce réseau documentaire ?

Mes préoccupations actuelles sont de permettre à ce réseau documentaire de se poursuivre sous d’autres formes. Des collaborations se mettent en place. Je suis sur le point de conclure un accord pour montrer du documentaire avec la Cinémathèque qui a lancé le festival L’âge d’or et le concours Ciné découverte qui attribue des prix à la distribution conséquents. Je souhaite développer les relations avec les écoles de cinéma (Insas, Iheckx et Université de Liège). Nous nous ouvrons au secteur littérature en nouant des liens avec des écrivains. Un projet de revue de cinéma est en cours avec un critique belge influent (Patrick de Boutte).

Quelles sont les ouvertures que tu observes en ce qui concerne le documentaire ?

Le documentaire contemporain s’ouvre à l’expérimental, au dessin animé, à la fiction et rejoint l’espace cinéma. L’ouverture vers la fiction est prometteuse et m’intéresse. Le dernier film de Jean-Michel Carré, Visiblement je vous aime, me paraît une optique d’avenir.

Si l’on examine le flux du documentaire à la télévision, l’interrogation est davantage de type pédagogique : quelle réflexion conduire ? Comment traiter avec cette production ? Les Amants d’assise de Manu Bonmariage ont été un déclic. Je ne souhaitais pas montrer ce film à l’intérieur du festival. L’arrangement conclu avec Manu Bonmariage a été de montrer le film à l’intérieur de l’espace réservé à l’émission télévisuelle Strip-tease. J’ai été obligée de me positionner par rapport à ces émissions qui ont un succès en Belgique, qui sont regardées, et qui prennent de l’ampleur. Parallèlement, j’ai organisé autour du film une réunion de psy à Bruxelles qui était tout à fait passionnante. C’est une autre voie.

Propos de Micheline Créteur recueillis par Marie-Christine Peyrière
lors du Festival « Cinéma du Réel », le 15 mars 1996


Publiée dans La Revue Documentaires n°12 – Entre texte et image (page 112, 3e trimestre 1996)