Rencontre Crac de valence du 8 au 11 février 1996
Marie-Christine Peyrière
Le débat sur le pouvoir des images à la télévision organisé par une rencontre « Monde diplomatique » et CRAC de Valence était pour le spectateur bizarrement clivé entre le cinéma documentaire montré en soirée par Jean-Louis Comolli, à la demande de Françoise Calvez (Terre sans pain, Nuit et brouillard, Les vivants et les morts…) et en journée la programmation journalistique, sans que ces deux espaces soient mis en regard. Cette approche « sectorisée » manquait dès lors de dynamique car qui dit critique dit un déplacement du champ pour laisser apparaître ce que les fonctions, les rituels, les procédures ont charge de masquer.
Cette règle d’or anthropologique de toute analyse de pouvoir trouva donc sa confirmation à l’écoute du discours journalistique, jamais déplacé, menant au mieux son autocritique mais s’enfermant progressivement dans des tautologies (la défense du service public sans préciser que ce concept même est en crise). Le propos politiquement correct, tenu par le journaliste suisse Claude Torracinta, soulignait, par défaut, l’intérêt et la richesse de certains débats à Lussas dont le même Claude Torracinta fut un des invités.
Cependant, au-delà de la construction même des échanges, des éclairages pertinents donnaient matière à compréhension plus globale du fonctionnement interne du Média. On retiendra d’une part l’analyse universitaire et très solide de Pierre Musso sur la stratégie commerciale de Berlusconi appliquée à la télévision et à la conquête du pouvoir.
C’est l’apogée du concept de l’État comme entreprise, dont la télévision est la modalité de représentation symbolique. On retiendra également les nouvelles définitions du journalisme élaborées par Hervé Brusini, rédacteur en chef du vingt heures sur France 2, qui attribue au journaliste comme mission, non plus l’enquête, la recherche de la preuve, mais « l’explicitation de la sphère de la gouvernementalité ». Cette ambition philosophique laissa perplexe quand on entendit sa propre impuissance à parler de « la violence des banlieues » et sa propre inscription dans une « caste ». La perversion fut d’ailleurs vite balayée par Michel Naudy, rédacteur en chef à France 3, producteur des émissions Décryptages puis Droit de regard (supprimées), faisant le constat d’une impossibilité, de l’intérieur, d’aborder « les zones d’ombre du pouvoir ». Constat corroboré par Pierre Carles avec son reportage-documentaire sur Y-a-t-il un sujet tabou à la télévision ? (prix du scoop au Festival d’Angers). Question posée aux vedettes de l’info et qui aboutit à une fin de non-recevoir.
Mais, et l’on revient au cinéma comme espace de questionnement, et à l’anthropologie comme analyse du rituel politique, qu’est-ce qu’un tabou ? Quelle est sa fonction et comment le transgresse-t-on ? Qui peut le faire ? En d’autres termes qui filme ? Qu’est-ce que montrer ?
La programmation audiovisuelle offrit beaucoup plus de matière à l’interrogation critique. Une partie de l’analyse de l’image se concentra sur la participation de Pierre Bourdieu à l’émission de Daniel Schneidermann : Arrêt sur image, le 19 janvier 1996. Pierre Bourdieu était invité au titre de ses interventions publiques sur le mouvement social en décembre dernier et de sa critique sur les effets pervers de la télévision quand elle traite du monde social. Bourdieu, en subtil analyste des violences symboliques et des dispositifs d’imposition, avait en ligne de mire les attitudes arrogantes de l’interviewer s’adressant à des syndicalistes dans son émission La Marche du siècle. En réponse, Daniel Schneidermann orchestra une confrontation entre l’universitaire, Jean-Marie Cavada et Guillaume Durand.
La projection d’un extrait de l’émission fut riche d’enseignement, si l’on acceptait de déporter son attention non sur ce qui se disait mais sur comment cela parlait. Le dispositif révélait une scène inhabituelle : la parole médiatique contre la parole universitaire du Collège de France et sa réduction en minorité. Le spécialiste devenait simple témoin, l’animateur / interviewer devenait l’autorité. Pierre Bourdieu refusa d’emblée de répondre à la première question de la journaliste Pascale Clark. Ce refus surprit et commença à enrayer la machine réglée des questions et des réponses. On glissa rapidement sur cette mise en condition difficile pour aboutir à l’objet de la critique : un extrait de l’émission de la Marche du siècle. Pour Bourdieu, Cavada empêche les gens de parler, traite autrement les « importants » et ceux qui ne le sont pas… Cavada refusa le procès, attaquant le sociologue sur sa méconnaissance de la télévision. Guillaume Durand interpella le partisan Bourdieu au nom de « vous qui aimez la souffrance ouvrière ». « Vous avez choisi votre camp mais ce n’est pas forcément celui de la vérité » surenchérissait Cavada. Dans ce pugilat, Bourdieu, malgré lui semble-t-il, adopta une stratégie de minoritaire. Il parla à côté : quand Cavada se vanta de bien faire son travail, il rappelle une anecdote : un ami provincial a remarqué que Cavada coupait toujours la parole à ses invités. Le sociologue bredouille quand les autres parlent avec assurance. C’est dans ce bredouillage, dans ces « blancs », dans ces temps de silence que le dérèglement des codes finit par agir comme perturbateur. Le refus du mode d’échange déstabilise. On se souvient que lors des grèves de décembre, les gens ne supportaient plus le « ton » sur lequel on leur parlait.
Que fait le spectateur ? La construction du regard par le spectateur fut une notion absente au cours de ces rencontres. Et pourtant tout au long de cet extrait, François Chayé, le réalisateur de l’émission, ne cessa de monter en direct par son système de multi-caméras et ses mises en abîme d’écran, sa vision et son attention. Le contrôle de la vision joue dialectiquement, avec celui qui déchiffre, fût-ce à son insu.
Outre les films documentaires cités, les salles du Crac projetaient le film d’Antonioni : Par-delà les nuages. On aurait pu penser présenter Profession : Reporter, ses travellings et ses mises en scène à deux caméras. Une critique de l’image se joue entre le ralenti des plans d’Antonioni et l’accélération des surimpressions d’image. L’interactivité du spectateur commence au seuil du cinéma.
Publiée dans La Revue Documentaires n°12 – Entre texte et image (page 115, 3e trimestre 1996)