Le tour du monde en 80 tours (d’horizon)

Ou comment regarder une image

Simone Vannier

Le film le plus émouvant de Chris Marker est sans doute Si j’avais quatre dromadaires. Nous sommes en 1966, le stalinisme a révélé son vrai visage, nous vivons le dégel russe à la Krouchtchev, et la Chine de Mao longtemps considérée comme un modèle de révolution populaire est déchirée par un schisme. Le militant Chris Marker, saisi par l’échec d’une certaine utopie révolutionnaire, se livre à une véritable autocritique, révisant ses souvenirs pour ressaisir sa pensée. Cela pourrait avoir l’allure d’un pénible exercice de confession publique, mais non, la remise en cause par le cinéaste de la validité de son regard a la forme d’un vagabondage autour du monde où l’auteur se baguenaude de photos en photos et réfléchit à hautes voix. (Le commentaire est lu à trois voix, deux masculines dont celle du réalisateur et une voix féminine, contrepoint ironique à la subjectivité affichée du texte.)

La réflexion qui nous est proposée a le ton du repentir – au sens pictural du terme – repentir assumé, celui d’un homme libre rompu à mettre une distance entre le réel et lui, c’est à dire entre le réel et nous, spectateur, traité en adulte, à égalité de questionnement. Confronté aux bouleversements politiques, Chris Marker compose un film où, comme dans ses films précédents, images et idées se conjuguent, s’opposent, s’entrecroisent pour mieux reconsidérer le présent, le mettre en perspective en faisant intervenir avec humour et tendresse les traces du passé.

À partir de ce montage de photos, c’est d’abord son statut de photographe qu’il interroge. N’est-il pas le jouet de sa passion ? Chasseur impénitent, apprenti sorcier, puéril maître du monde le temps d’un instantané qu’il est seul à saisir ? N’a-t-il pas été dupe de son désir de réconciliation universelle – Hommes de tous les pays, unissez-vous ! – et de sa foi en un bonheur socialiste ? Et, au-delà de l’erreur d’interprétation, quelles sont les limites de la photo, et de son essence de double ?

Une fois posée la question fondamentale – « qu’est-ce qu’une image ? » – nous faisons un tour du monde en 80 tours – d’horizon ; L’URSS, la Chine, le Japon, la Corée, la Sibérie, la Suède, Cuba, la France, sont revues et corrigées. Chaque photo, pour lui geste d’engagement, est passée au crible du temps, à l’épreuve de vérité, avec une parfaite loyauté de « métier ». Tel un peintre scrupuleux retouchant un tableau, il s’impose de regarder ses propres photos d’un autre œil, à la recherche de la vision juste, débusquant ses a priori : « J’aime les Russes ! », revendiquant ses partis pris : la révolution coréenne justifiée par le seul épanouissement des femmes ! Et pointe dans la variance des idéologies l’invariance des lignes de partage : côté château/côté jardin, côté riches/côté pauvres, et même une ligne de partage du regard-nous ne quittons pas le sujet ! – dont une certaine générosité serait la lisière. Quelle meilleure manière de nous alerter sur nos aveuglements que cet inventaire planétaire – procédant par séries : les tombes, les enfants, les animaux, etc. – et gardant – suprême élégance – le ton ludique du jeu des erreurs.

C’est à cette rigueur, jamais sourcilleuse, toujours inventive qu’un film de Chris Marker doit de ne jamais être démodé – même quand il aborde des événements vieux de trente ans. Quoi de plus jubilatoire que cette conscience au travail – d’une simplicité inspirée – et qui obstinément nous donne à voir la petite et la grande Histoire dont nous faisons partie ?

L’œuvre entière de Chris Marker est une école de regard et devrait figurer d’office dans les programmes des écoles de cinéma car, s’il demeure étranger à toute idée de pédagogie, il nous enseigne par l’exemplarité de sa démarche l’exigence documentaire.



Publiée dans La Revue Documentaires n°13 – La formation du regard (page 101, 1997)