Reprise

Vision du réel, Nyon 1997

Marie-Christine Peyrière

Du cri à la parole. Tel serait le trajet que proposait en France ce printemps, le film d’Hervé Leroux : Reprise. En recherchant « la femme qui crie » d’un document filmé par des étudiants de l’Idhec lors de la reprise du travail aux usines Wonder en 1968, Hervé Leroux entamait un long récit de mémoire sur ce passage de la société française, de l’histoire industrielle, de l’histoire des femmes rappelant combien cette mutation fut « fractale » 1 et chaotique. Son film cristallise ce que l’approche documentaire dans les années quatre-vingt a su renouveler de l’esthétique du réel : l’espace de la parole. Mais son innovation consiste à introduire un dispositif peu employé : une télé portable, une caméra, un micro. La relation cinéma-télévision est ici dédramatisée. La mise en scène des paroles de ceux qui « écoutent » la télé fait sans état d’âme l’objet de ce cinéma. Cette « reprise de vue » d’un site déjà défriché (mai 1968) permet de mettre sous observation à la fois une méthode, une ligne dramaturgique, et la fabrication évolutive d’une interprétation.

Cette notion constitue aussi la lunette d’approche du Festival Visions du Réel conçu et animé par Jean Perret et son équipe à Nyon, en Suisse. En reconstruisant depuis trois ans un espace et un lieu documentaires, Jean Perret, qui fut un des sélectionneurs de la semaine de la critique au festival de Locarno, présente à travers sa programmation un réaménagement du territoire cinématographique documentaire. Parmi les propositions, il était autant question d’expérimentation (Mike Hoolboom) que d’œuvres « classiques » (Afrique, comment ça va avec la douleur ? de Raymond Depardon), que d’interrogations (Robert Kramer) et des recherches sur la relation à la fiction (Nord pour mémoire de Isabelle Ingold et Viviane Perelmuter, Sur la plage de Belfast de Henri-François Imbert). Dans cette investigation, le paysage révélait à la fois le risque d’une uniformité des points de vue et l’expression de radicalités. La reprise fut incarnée par la force politique de l’œuvre de Volker Koepp sur Wittstock – Wittstock Wittstock – figurant au palmarès. Reprise qualifierait ce travail de montage des films réalisés en vingt-cinq ans sur trois filles devenues femmes de Wittstock 2, une ancienne usine textile située dans l’ex-RDA. Les films de Koepp, je les ai évoqués dans la Revue Documentaires n°8 3, au moment où l’on pouvait s’interroger sur la pérennité de ce cinéma documentaire d’Allemagne de l’Est après la réunification de l’Allemagne. En fait Wittstock Wittstock répond à la question par cette reprise de vue, menée avec l’assentiment de chacune devenue le personnage du formidable passage historique de la société allemande. Travaillant en parallèle de cette œuvre sur une réflexion sur les Allemands « déplacés », Koepp enregistre l’éclatement. Mais il s’en dégage par une topographie de la continuité. Modélisant sa démarche sur les dynamiques que vivent les ouvrières au travers de leur changement de statut, articulant sa pratique sur le processus de déconstruction/construction que vivent les femmes filmées, Koepp produit un regard de réenchantement sur la fabrication du paysage quotidien. Ce qui aurait pu devenir une série catastrophique devient ici une poétique de la différence et de la répétition permettant de retrouver un principe d’identification « habitable ». Reprise vous dis-je.

Visions du réel, du 21 au 27 avril 1997, Nyon, Suisse


  1. Cette notion, empruntée aux théories scientifiques du Chaos, est utilisée ici en tant qu’elle fait référence à une nouvelle instabilité.
  2. « Mona Lisa an der Endkontrolle », die Wittstock-filme des ostberliner Documentarfilmers Volker Koepp, Stefan Reinecke, Filmbulletin, 2/1997, étude suisse très complète de l’œuvre de Volker Koepp communiquée par Jean Perret.
  3. Paradoxes du point de vue de classe, Marie-Christine Peyrière, Revue Documentaires n°8, 1993.


Publiée dans La Revue Documentaires n°13 – La formation du regard (page 115, 1997)