Esclaves du monde, comment pouvons-nous faire ?

Jean Breschand

Art, mais industrie… impossible d’échapper à l’opposition de longtemps saluée par Malraux d’une fleur de rhétorique… « Par ailleurs », achevait-il ce jour de 1946, renvoyant d’un trait l’esthétique à l’ombre des hauts-fourneaux qu’il fallait reconstruire. Auparavant, le cinéma vivait au temps des cathédrales et l’industrie était encore une noble conquête de l’homme, et les hommes revenant du charbon allaient voir les hommes dans les avions – quand ils volaient encore avec un moteur Caudron.

C’est toute une histoire qu’il faudrait ressaisir. Comment les liens et le partage du cinéma et de l’industrie se sont redistribués, comment le cinéma s’est pensé comme art en se constituant une mémoire vive (la cinémathèque, la cinéphilie), comment le cinéma s’est vu doublé par son frère ennemi (la télévision), comment le cinéma s’est dédoublé en deux marchés (l’art et l’essai, le grand public). Comment cette histoire est celle d’une nouvelle ère – un nouveau spectre : le visuel disait Daney, la société du spectacle disait Debord, à quoi répond une nouvelle science, la médiologie, dirait Debray – un spectre en 3D. Une histoire qui porte en elle un deuil du cinéma, au moment où la cinquième République change de visage, avec la sortie la même année de l’écran noir de L’Homme Atlantique et le suicide de Jean Eustache, trois ans avant le baptême de la chaîne du cinéma, Canal+.

Symptômes d’une mort du cinéma inscrite dans le corps du cinéfils, Daney, et déplorée par le cinéaste exilé au pays de son enfance, JLG à Vevey.

Une mort dont nous sommes les héritiers. Pour la première fois dans notre histoire du cinéma, nous vivons avec la mort de ce qu’accomplirent les cinéastes qui bercèrent nos regards, nous sommes coupés d’une origine centenaire avec laquelle ils étaient encore liés ; comme les trois femmes de Voyages, nous cherchons à renouer les fils d’une mémoire qui s’effiloche sans parvenir à reconnaître les lieux et les visages trop abîmés par le temps qui passe. Nous vivons avec cette mort et pourtant bien vivants nous lui résistons, nous voilà orphelins à devoir réinventer seuls, sans personne pour nous tendre la main, comment nous tenir debout, refaire les mêmes gestes que firent les enfants des Lumière, les mêmes et pourtant différents, parce que le monde que nous avons sous les yeux ne leur ressemble plus mais que la vie continue. Kiarostami en est aujourd’hui le poète, rare cinéaste à être partagé par-delà les chapelles, parce qu’il part en reconnaissance vers l’intérieur du pays, dans des régions reculées, où il explore une terre dont il faut inventer le territoire entre passé et futur, à la recherche d’un lien sur fond de ruines, d’un terrain commun pour devenir homme et que les enfants doivent apprendre. Loin des luxuriances post-hollywoodiennes que mime le télévisuel (le kitsch, le strass sentimental).

Rescapés et pionniers – tout à réapprendre – comme les hommes-livres de Fahrenheit 451, nous sommes devenus les gardiens d’une mémoire du cinéma, contraints à faire des films avec les moyens du bord, vidéo et son numériques, à l’ombre d’une forêt d’antennes qui diffusent si bien les films qu’ils s’évaporent dans l’air du temps.

Tout à réapprendre, à commencer par la fabrication du film qui lie son économie à sa forme, c’est-à-dire le format et le geste induit par la technique. Comme un peintre ferait de l’aquarelle à défaut de pouvoir acheter la toile pour peindre à l’huile, il faut réinventer un projet. Pour encore toucher à ce point où le regard s’arrache sur le fond d’une obscurité à soi-même, d’une énigme du monde. Un film en est la mise en forme. Un cinéaste exprime moins sa liberté qu’une nécessité, celle de figurer ce qui anime le monde. Quitte à s’en tenir au lavis numérique et à ses aplats.

Encore faut-il trouver l’espace qui permette d’aller au bout du regard, de lui trouver cette forme qui nous – cinéaste, spectateur – replace différemment dans le monde. Un espace de diffusion – une case, un cadre d’exposition – qui tienne les films dans le creux de la main. Là se joue la liberté nécessaire à l’existence des films.

Il n’est pas certain que cela soit désiré par tous.

Comment les maîtres du monde peuvent-ils entendre l’avertissement socratique de Bourdieu ? Au nom de quel impératif moral peut-on défendre la singularité d’un art au sein d’un marché – la morale a-t-elle jamais eu quelque valeur d’échange ? Que pèse un art dans une industrie audiovisuelle qui n’est déjà plus une industrie, c’est-à-dire un outil de production, depuis qu’elle est fondue dans un circuit d’investissements – défini par l’onomatopée d’un paysage, paf ? On ne convainc pas Calliclès.

La seule chose qui nous garantirait de la perpétuation d’un espace de liberté serait que ce paysage ait besoin de films nouveaux, d’histoires, de figurations qui nous renvoient aux temps qui courent. S’il ne lui paraît pas plus avantageux de s’en tenir au pain et aux jeux.

Nous voilà donc à défendre un espace de liberté dont nous savons, par notre seule conviction intime, qu’il n’est pas seulement nôtre mais aussi le bien de tout un chacun, de tous les autres, les spectateurs, toujours déjà visés dans la singularité irréductible (comment peut-il en être autrement ?) d’un geste, d’un regard.

Cet espace, on a pu le découvrir avec les câbles.

Les télévisions locales ne savent pas très bien à quel monde elles appartiennent : à celui de la localité ou à celui de la médiasphère.

Il est sûr que plus une chaîne de télévision a une force de frappe étendue, moins la diversité des films est acceptable. Car la contradiction à résoudre est celle d’une universalité nécessaire au commerce (le même objet pour tous) et d’une singularité des spectateurs (chacun ses goûts). Visant le plus grand nombre, les grandes chaînes construisent leur public par-delà toutes les différences, sur la base d’un plus petit dénominateur commun ; aussi, elles s’adressent moins à un spectateur qu’à un consommateur.

Locales, les télévisions sont soumises à la même tentation, d’autant que les pressions, pour différentes qu’elles soient, n’en sont pas moins présentes. Mais contraintes de diffuser des films qui s’accordent à leur économie, elles peuvent offrir un autre visage dans le paysage, si décentraliser est aussi différencier.

L’essor des télévisions locales a été une magnifique occasion de se mettre à faire des films qui naissent libres et égaux. Du jour au lendemain, les câbles se sont retrouvés avec la possibilité de réinventer la télévision et le spectateur. Tout au moins potentiellement, car il n’est pas dit que cela ait été leur projet. L’absence d’argent était le gage d’une liberté de travail inespérée, une bouffée d’air frais. Au point de se retrouver comme Shylock, riant et pleurant enfin comme tout le monde (les hommes libres), quitte à payer de sa peau l’occasion de faire ce qui jusqu’alors était impossible ; on achetait notre liberté au moindre prix, et comme chacun sait, celle-ci n’a pas de prix.

C’est comme cela que je l’ai vécu.

Lorsqu’on vient, tardivement, d’une autre sphère que celle de la profession et de ses professionnels – pour ma part l’écriture sur (avec, dans) le cinéma, qui n’est pas tout à fait la critique au sens journaliste du terme, disons un effort de penser le cinéma à quelques-uns dans le cadre d’une revue, Vertigo, dont le projet est de croiser les films et les approches –, la difficulté est toujours de trouver le biais par lequel arriver à faire des films à son tour. D’autant qu’il y a des choses, le temps passant, que l’on ne peut ni ne veut plus faire. Non pas qu’on se construise un programme, encore moins une théorie, les choses se passent d’une façon beaucoup plus confuse, mais le désir, l’exigence aveugle et inconsciente d’essayer de reconstruire un regard du monde se forme au jour le jour à l’intérieur de soi, quand bien même il ne s’agisse que d’un composé plus ou moins chaotique de questions, de films vus, de rêveries, de perceptions, de tentatives maladroites d’élucidation de ce qu’on pense ou de ce qui se pense en nous. Parce que, le temps passant, se construit aussi ce que Jacques Becker éclairait, peu avant de mourir, en une formule déclinée de Musset : « Je pense toutefois qu’il vaut mieux ne pas filmer avant d’avoir connu l’amour et qu’il faut aussi prendre un peu le temps de regarder vivre les autres ».

L’économie du câble est apparue à ce moment, quand je commençais à avoir une expérience du court métrage. Soudain, il m’était donné de faire des films dans une liberté luxueuse, d’être d’emblée projeté dans le faire, sans passer par les fourches caudines des commissions et des conventions dont on sait la confusion qu’elles jettent sur les projets. Le délai entre le projet et sa réalisation étant ainsi réduit au minimum, cela permettait de rester au plus près de l’énergie du film, c’est-à-dire aussi d’apprendre à comprendre comment le désir qui l’anime circule à intérieur de sa fabrication. Du coup, je me retrouvais en position de réaliser le film tel que je l’entrevoyais, sans avoir à me poser la moindre question quant à savoir s’il était susceptible d’être accepté ou non, prenant au fond un risque sans complètement m’en apercevoir. Cette expérience est profondément libératrice. Cela m’a permis d’être de plain-pied avec la construction d’une forme en allant au bout de sa logique, de chercher à l’objectiver tout en gardant son inquiétude – quitte à se tromper (mais quand cela arrive, les choses sont claires, ce n’est pas par défaut qu’on s’est planté ; on voit tout de suite, ou presque, ce qu’on n’a pas su percevoir ou penser) –, de découvrir ce qui fait l’élan d’un film, de cerner son propre geste cinématographique, de le creuser et se donner les moyens d’être déjà ailleurs avec le film suivant, c’est-à-dire de filmer autrement de l’intérieur même du travail des films en soi. Faire ainsi l’expérience des tours et détours qui font un film, ce n’est pas seulement gagner un délié en découvrant son territoire cinématographique, c’est dans le même mouvement s’ouvrir au monde, à ses habitants et à ses histoires.

Pour le dire autrement, je ne crois pas qu’on mène une recherche programmée par avance en faisant un film, mais qu’en faisant des films, on découvre ce que l’on cherche, et ce que l’on cherche ne nous appartient pas – il ne s’agit pas « s’exprimer » –, c’est une figuration de notre place dans le monde, on ne la trouve pas seul mais avec l’ombre d’un spectateur.

Lorsque le film est diffusé, il ressort à un autre monde, celui de l’imaginaire du spectateur. Il semble cependant que sur ce terrain, les câbles risquent de faire défaut, faute de trouver l’énergie ou la stratégie appropriées. Ou la volonté politique.

Il faudrait pouvoir ici penser le rapport entre le politique et l’imaginaire.

Autant le cinéma est une grande machine à produire du fantasme (et il y a quelque chose d’extraordinaire dans cette puissante capacite sociale de dépense pour fabriquer un tel objet, dans ce capital de imaginaire), autant l’appareil audiovisuel s’applique à ne viser dans l’image que ses effets de comblement, de saturation du regard. C’est-à-dire à juguler les écarts, tout ce qui risquerait d’offrir une brèche dans laquelle pourrait s’investir l’imaginaire du spectateur – un déplacement de soi, de la même façon qu’on va au cinéma et que l’on ressort d’un film. Mais il est vrai que cela en manifesterait d’autant plus fort les différences de chacun, ce qui ruinerait le système de reproduction à l’identique de l’appareil et de son pseudo-spectateur.

On voit bien que l’enjeu est celui d’un contrôle de l’imaginaire, des puissances de recomposition du réel qui sont aussi bien des puissances de décomposition de l’empire du faux. Et si, d’un point de vue ethnologique, on peut comprendre que toute société organise le contrôle de son imaginaire en tant qu’il constitue du collectif, ne serait-ce que pour persévérer dans son être, on voit combien, dès lors que cet imaginaire perd sa substance, dévalué dans son projet même pour autant que les films sont conçus comme des programmes subordonnés à la vente d’autre chose qu’eux-mêmes – de l’image de la chaîne, des espaces publicitaires, d’un quiétisme politique –, on voit combien une telle société est menacée de s’asphyxier d’elle-même si elle ne fait pas place ouvertement à l’invention de nouvelles lignes de fuite, sauf à se laisser déborder.

À cet égard, l’expérience du câble a été pour moi le lieu d’une exception culturelle dans la guerre des rêves.


Publiée dans La Revue Documentaires n°15 – Filmer avec les chaînes locales (page 13, 2e trimestre 2000)