L’engagement local

Rencontre avec Marie Dolez

Michael Hoare

Après une licence de philo, et pendant de très nombreuses années en fait, j’ai travaillé dans le cinéma institutionnel de façon alimentaire. Et puis, il y a quatre ou cinq ans, je suis tombée par hasard sur une brochure des Ateliers Varan. J’avais toujours voulu faire du cinéma documentaire et je me suis inscrite dans un stage à Varan ; c’était effectivement ce que j’attendais, et ce que je souhaitais faire.

Le film de stage suivait un correspondant de presse locale dans un hebdomadaire de banlieue. Et depuis je n’ai plus arrêté, j’ai continué de cette façon-là et sur ce genre de sujet.

Varan a été une remise en cause radicale de ma façon de travailler. Il a fallu désapprendre complètement la façon dont je tournais dans l’institutionnel et le reportage.

À partir de cette expérience, j’ai pris goût au cinéma direct, non pas pour des questions de principe. Simplement, je me sens à l’aise quand je tourne de cette façon-là. Je souffre beaucoup quand, pour une raison ou pour une autre, je suis obligée de faire une interview ou mettre une voix off. J’aime tourner par immersion dans un milieu où je reste pendant plusieurs semaines, en faisant la caméra moi-même, et où je capte des choses qui apparaissent progressivement.

Un sujet commun

C’est vrai que mes sujets ont un point commun. J’ai surtout envie de montrer des gens qui travaillent ensemble, de montrer comment un groupe d’individus se débrouillent pour, par exemple, sortir un journal, faire tourner une commune. Le prochain film sera tourné dans une radio locale, un groupe d’une dizaine d’individus, les relations entre eux, la façon dont ils travaillent ensemble.

Donc avec un film comme Le canard local, un cinquante-deux minutes tourné au Courrier des Yvelines, un hebdomadaire de Saint-Germain-en Laye, j’ai suivi des discussions, des journalistes sur le terrain, des conférences de rédaction. Cela exige du temps, plusieurs semaines de repérage et de tournage.

Tous mes films ont été tournés dans l’économie des coproductions avec une chaîne locale. C’est possible parce que les repérages et l’écriture, comme chacun le sait, sont à la charge du réalisateur. Et quant au tournage, je fais la caméra moi-même avec des caméras peu chères et légères, du DV ou du DV Cam, ce qui diminue beaucoup les coûts. Mon luxe, c’est justement le temps. Comme beaucoup de réalisateurs, je travaille au forfait. La seule chose qui coûte cher, c’est de payer un ingénieur du son pendant plusieurs semaines. Quant à moi, que je tourne trois semaines, ou six ou huit, c’est le même forfait.

Le film sur un conseil municipal que je viens de terminer (Scènes de la vie communale) est un cas de production particulier puisque j’ai travaillé seule, sans producteur, pendant la grande partie du tournage en 96. Un étudiant en anthropologie a fait la prise de son parce que l’expérience l’intéressait. Après le stage Varan, j’avais eu une aide des ateliers Varan, plus exactement de leur structure de production Yumi, qui m’a prêté du matériel. Jean Lefaux suivait mon travail. Le projet faisait partie de ce qu’ils appelaient des ateliers de réalisation. Mais au bout d’un moment, ils se sont rendus compte que tous ces ateliers arrivaient au stade du montage sans qu’ils aient trouvé de diffusion, et donc de financement, Yumi n’ayant pas de capital d’investissement, ils ont arrêté les ateliers. J’ai décidé de continuer seule. J’ai acheté une caméra. Mais évidemment, ce n’était que repousser l’échéance ; je me suis trouvée au stade du montage sans solution. L’histoire principale du film – l’implantation d’une usine dans la commune – n’était pas terminée. Et sans avoir complètement bouclé le tournage, j’ai laissé les rushes et j’ai travaillé avec une société de production, Jakaranda, sur deux autres films, Le canard local et puis L’école des femmes qui suivait un stage d’insertion professionnelle pour des femmes étrangères près de Mantes. Deux ans plus tard, proposé à Joël-Ange Kieffer de Jakaranda de terminer Scènes de la vie communale. Il a regardé quelques rushes et a donné son accord…

Mais terminer le tournage était devenu impossible pour plusieurs raisons. C’était difficile de reprendre le même contact avec les gens que j’avais tournés. La production finançait juste le montage et la postproduction. Du coup, c’est un film qui n’est pas vraiment abouti, et je pense que le hiatus dans le processus de tournage se voit. On a été obligé d’intégrer dans le film un certain nombre de scènes anecdotiques. Et j’ai dû avoir recours à une voix off pour solder les histoires laissées en suspens. Mais je ne sais pas si la voix off est due simplement à l’interruption du tournage, je n’y aurais peut-être pas échappé de toute façon. Les enjeux qui déterminent la gestion d’une commune sont compliqués et le cinéma direct a du mal à les rendre Lisibles.

Le « local », c’est aussi la démocratie

Plus généralement ce qui m’intéresse dans le « local », c’est que je suis convaincu que, du point de vue de la démocratie, c’est à cet échelon-là que les choses se passent si elles doivent se passer. Ce que je voudrais faire, en particulier avec les films que j’ai en projet, c’est militer pour l’engagement politique à tous les niveaux, et de mon point de vue l’engagement c’est forcément local.

Dans les villages, c’est vrai qu’on ne voit pas beaucoup de pressions directes des citoyens ou des associations. Dans le village où j’ai filmé par exemple, il n’y a que deux mille habitants. Il y a assez peu de gens qui ont la possibilité de s’impliquer, de s’engager. Et ces gens-là sont presque tous au Conseil municipal. Il semble que dans presque tous les villages, le maire est la seule figure marquante. La citoyenneté active, associative existe très peu. Dans les meilleurs des cas comme dans ce village, c’est le maire qui se bagarre pour le compte de ses administrés.

Le sujet de mon prochain film sera une radio qui émet à Mantes-la-Jolie. J’habite moi-même à Mantes et tous mes films ont été tournés à quelques kilomètres de l’endroit où j’habite. Ce n’est pas vraiment un choix conscient, mais c’est là que je rencontre des gens, des expériences dont j’ai envie de parler. Même si je peux avoir l’idée abstraite d’un film que j’aimerais faire, par exemple sur le syndicalisme, c’est le jour où je vais rencontrer des gens que l’idée va s’incarner, exister. La réaction aux films de voyage que j’ai faits autrefois a quelque chose à voir avec cette volonté d’ancrage dans un espace délimité, mais il y a aussi l’héritage de l’expérience Varan. À Varan il y avait une chose que les formateurs disaient volontiers lorsque quelqu’un amenait une belle idée de sujet, is disaient : mais ça n’impressionne pas la pellicule. Une idée n’impressionne pas la pellicule. Je trouve qu’ils ont raison.

Travailler avec les chaînes locales…

Quant aux problèmes de production, travailler avec les chaînes locales, c’est à la fois un choix et une obligation. C’est vrai qu’il y a des avantages pour moi en particulier, étant donné la façon dont je tourne. Quand on travaille en cinéma direct et en immersion dans un milieu, on ne sait pas où on va aboutir. Par exemple, pour L’école des femmes, le film est très différent du projet que j’avais au départ : j’ai commencé à filmer un cours d’alphabétisation à Mantes-la-Jolie, et finalement le film montre un stage d’insertion aux Mureaux. Face à de tels imprévus, c’est beaucoup plus facile quand on travaille avec les gens du câble, pour une raison très simple : tu es libre, complètement libre de faire ce que tu veux. L’inconvénient, c’est que tu es à la fois complètement libre, et complètement seule. Pour ce qui me concerne, tu n’as pas d’interlocuteur. Si tu as des problèmes, et on a toujours des problèmes au cours d’un tournage, on ne peut pas en discuter, on ne peut pas confronter son point de vue avec celui d’un autre, il n’y a qu’au montage où on commence à avoir un dialogue. Et c’est quelquefois un peu tard. Le producteur et le diffuseur, dans mon expérience, ne jouent pas le rôle d’interlocuteurs sur le film. L’autre aspect, qui est très important, c’est qu’il n’y a pratiquement pas de diffusion. Le film risque de rester caché très longtemps.

Aujourd’hui, avec les modifications annoncées par le Cosip et les Assedic, je ne pense pas que ce type de production pourra continuer. Mais même pour une production qui produit beaucoup comme Jakaranda, qui a réussi à investir et possède ses propres moyens de montage et de mixage, j’ai l’impression que les marges sont faibles. Si on baisse les subventions du CNC, vraisemblablement ce ne sera plus viable. Déjà aujourd’hui beaucoup de films ne sont que partiellement produits. Scènes de la vie communale n’était que partiellement produit par Jakaranda parce que c’est moi qui ai assuré le tournage, à mes frais. J’ai l’impression que c’est souvent le cas.

Ceci dit, je ne pense pas que la statu quo soit particulièrement satisfaisant non plus. Le fait que les 160 000 francs du CNC permettent de financer entièrement un film, impose des conditions où on est en circuit fermé justement. Je pense qu’il est nécessaire qu’un producteur trouve un véritable diffuseur, aille chercher de l’argent ailleurs. Je ne crois pas du tout qu’il faille se satisfaire de la somme donnée par le Cosip.

En tant que syndicaliste, je dirais que ce type d’économie pose également un problème grave quant aux conditions du travail. De plus tu te trouves amenée comme réalisatrice à négocier toi-même les conditions d’embauche des techniciens, ingénieur du son et monteur, avec lesquels tu souhaites travailler. Et tu leur demandes d’accepter des salaires très bas, sinon le film ne se fait pas.

Ceci dit, mon prochain film, sur la radio locale de Mantes, sera vraisemblablement produit de la même façon. Vu le contexte de la production actuellement, je ne vois pas comment faire autrement.

Paroles recueillies et mise en forme par Michael Hoare.


  • L’École des femmes
    1998 | France | 56’ | Vidéo
    Réalisation : Marie Dolez
  • Le Canard local
    1998 | France | 57’ | Vidéo
    Réalisation : Marie Dolez

Publiée dans La Revue Documentaires n°15 – Filmer avec les chaînes locales (page 31, 2e trimestre 2000)