Rencontre avec Anne-Marie Luccioni
Michael Hoare
J’ai créé une société de production, ADL, sigle qui représente les initiales des associés, il y a quize ans maintenant, à Montpellier. Je produis du documentaire. Par ailleurs j’ai initié et organisé les formations dans le cadre de l’association « Produire en région » ces quatre dernières années. Ces formations étaient destinées aux producteurs implantés dans les régions françaises, et soutenues par le Ministère de la Culture, le CNC et la Procirep. Je travaille actuellement pour un programme européen de formation à la production qui s’appelle EuroDoc, à destination des producteurs européens de documentaires. Ce programme est financé par le Programme Média et en France par le CNC et la Procirep.
Quelle place la coproduction avec les chaînes locales a-t-elle dans le travail que vous faites ?
J’ai coproduit trois films avec le câble, deux avec TV10 Angers et un avec Canal Marseille. Ce sont des cas particuliers, à savoir des premiers films. Aujourd’hui, il est très difficile de coproduire un premier film avec une chaîne nationale. Les câbles permettent à un réalisateur de faire une première film. Le seul problème, c’est qu’ils disposent de très peu d’argent. Finalement, ce sont des films sous-financés, ce qui est un peu contradictoire avec l’enjeu d’un premier film.
L’an dernier, j’ai également coproduit un film avec TV10 Angers dans le cadre d’une autre configuration : les coproductions européennes entre Arte Strasbourg et les pays dits « satellite ». s’agissait d’une coproduction avec l’Espagne, la TVE. Arte Strasbourg n’est pas considéré comme un diffuseur français, et en Espagne, il n’y a pas « un franc » d’argent public pour aider la production documentaire. Il était donc important de pouvoir solliciter la Procirep et le CNC sur cette production. TV10 Angers s’est associé à cette coproduction européenne.
Finalement aux deux extrémités de la chaîne, pour les premiers films et les productions singulières, comme pour certaines productions européennes, les câbles sont de précieux partenaires.
Pouvez-vous préciser les noms et les réalisateurs de ces films ?
Grandir, un premier film de Laurence Kirsh, sur l’adolescence ; et Winnipeg, paroles d’exil de Lala Goma, une réalisatrice catalane. Ce film a été coproduit par Parallel 40 à Barcelone. C’est un film qui traite de l’exil des républicains espagnols vers le Chili, permis par Pablo Neruda qui a financé le voyage à bord du Winnipeg, un vieux bateau de la marine marchande.
Est-ce que vous pouvez généraliser à partir de votre expérience, ou d’autres expériences que vous connaissez ; quelle est l’importance de cet accès au Cosip par les câbles ?
Aujourd’hui l’accès au Cosip par les chaînes locales permet la production de certains films, des films « hors-case » – qui ne correspondent pas aujourd’hui à une case auprès d’une chaîne nationale – des premiers films, des coproductions européennes. Ces films ne peuvent pas se faire sans la participation d’une chaîne locale.
Que pensez-vous des modifications proposées par le CNC dans le coefficient d’aide qui seraient accordés à ces films-là ?
Les chaînes câblées maintiennent finalement un certain espace de création. Les lignes éditoriales des « cases » documentaires dans les chaînes nationales sont de plus en plus « rigides ». Il y a des cases histoire, des cases société…
Voire des chaînes histoire, des chaînes voyages…
Tout à fait, et finalement quand on s’engage sur un projet atypique, un essai, il ne correspond à aucune « case ». Il est donc très important d’avoir accès aux chaînes câblées. Ça répond vraiment à la question du renouvellement des écritures, et des talents. Le compte de soutien finance « les industries de programmes » et prend des décisions qui peuvent entrer en contradiction avec ce renouvellement nécessaire. En diminuant le coefficient pour les chaînes locales, on paupérise des productions qui sont souvent parmi les plus créatives.
Et qui sont déjà pauvres.
C’est une bataille à mener, le SPI s’y est engagé, Produire en région, également. Sur le fond, il y a une tendance à la concentration au niveau des opérateurs comme au niveau de la production. Le secteur se structure, et comme c’est effectivement un secteur industriel, il n’échappe pas à la règle de la tendance vers la concentration. Dans le même temps, il y a une contradiction de fond qui reste entre création et industrie.
Sans parler de l’histoire chaotique du Plan câble en France qui s’achève. Canal Marseille, Télé Huit Mont Blanc ont fermé. Il ne reste aujourd’hui que TV 10, où France Télécom n’a pas un engagement très lourd, donc TV 10 Angers n’est pas fragilisé par le partenariat avec son opérateur.
On parle du fait que les chaînes locales n’ont pas d’argent pour investir dans la production. Est-ce que dans les discussions vous avez eues ou auxquelles vous avez assisté, il y a des pistes qui permettraient à ces chaînes d’exister comme acteurs réels dans la production ?
Ces chaînes locales sont évidemment un bassin de diffusion réduit. La vraie question qui se pose est de savoir si dans les années à venir les télévisions locales et régionales vont se développer en France. Il sera intéressant de suivre l’implantation de « Télé Breiz » que crée Patrick Lelay en Bretagne et qui va être une chaîne commerciale. On est quand même le seul pays européen à ne pas avoir de chaînes privées ou publiques solides dans les régions !
C’est l’accès à la publicité pour la grande distribution qui est l’enjeu de fond. Mais la France résiste depuis très longtemps à cette solution, ce qui n’est pas le cas en Espagne ou en Allemagne.
Et concernant la spécificité de la situation en région ?
Il existe en région des producteurs de qualité. Ils font le même travail qu’un producteur d’Île-de-France. Simplement ils disposent d’une moins grande proximité avec les chaînes et les institutions nationales et parisiennes. Ce n’est pas insurmontable ! Quand on produit en France, en Europe, on se déplace !
Ils travaillent également avec les antennes régionales de France 3 qui, ces dernières années, sont devenus de vrais partenaires, et avec les réseaux câblés. Mais TV10 Angers a davantage coproduit de films avec des producteurs d’Île-de-France qu’avec les producteurs « de région ».
Cependant les équilibres sont fragiles. Un certain nombre de producteurs, y compris dans le champ du documentaire, font pression pour que la part du gâteau que représente le Compte de soutien ne soit pas émietté entre trop d’entreprises. C’est davantage une question de rapport de force entre les « gros » et « petits » qu’entre régions et Île-de-France. Un jeune producteur qui démarre en banlieue a les mêmes problèmes qu’un producteur implanté en région, ou en Catalogne. C’est un problème de taille d’entreprise, de durée et de la capacité à gérer des trésoreries toujours très tendues.
Heureusement, le CNC n’est que la caisse enregistreuse des équilibres et des rapports de force internes au secteur. Mais il faut rester vigilant, et être présent dans les organisations professionnelles.
Et un film comme le premier film dont vous avez parlé, qui est un film à 200 ou 250 000 francs, si l’aide du CNC baisse de 160 à 110 000 francs, vous le faites toujours, ou vous ne pouvez plus ?
C’est une question importante. Lors de la production d’un premier film, les frais généraux de la structure de production ne sont pas couverts. On peut aussi être en dépassement sur une coproduction européenne avec un financement important. Mais il est vrai qu’un premier film souffre plus systématiquement de sous-financement, et c’est un vrai problème.
Il faut être particulièrement inventif pour trouver des financements complémentaires. On multiplie les partenaires, c’est un travail énorme. Dans les génériques de certains films, vous voyez une quinzaine de partenaires. On va chercher 15 000 francs ici, 20 000 francs là.
Pourtant il serait préférable de consacrer tout ce temps à accompagner un jeune réalisateur dans sa création.
Paroles recueillies à Lussas par Michael Hoare
Publiée dans La Revue Documentaires n°15 – Filmer avec les chaînes locales (page 63, 2e trimestre 2000)
