Productions de la Lanterne

Rencontre avec Claude Gilaizeau

Michael Hoare

La Lanterne est une société qui a maintenant plus de vingt-six ans d’existence. Elle a été créée par une équipe de techniciens, un directeur de la photo, un ingénieur du son, un monteur et un directeur de production qui avaient un certain nombre de points en commun et une forte envie de travailler ensemble. Au départ, nous avons produit des courts métrages de fiction, mais nous étions aussi intéressés par l’aspect sociologique du documentaire qu’on a pu faire à l’époque. Par exemple, en 1975, nous avons produit un film sur la Réunion au moment où Michel Debré était encore député là-bas, et le film n’a pas été très bien reçu par tout le monde. Nous avons toujours essayé d’avoir un large éventail de productions, aussi bien dans le documentaire que dans le court métrage de fiction.

Vous faites du long métrage de fiction aussi, n’est-ce pas ?

Plus récemment. Depuis cinq ou six ans, nous faisons du long métrage de fiction, surtout avec des réalisateurs africains. Cela fait suite à toute une activité de collaboration avec des réalisateurs africains sur des courts métrages depuis une dizaine d’années. Nous avons produit notamment Keita, l’héritage du griot, de Dany Kouyaté, il y a cinq ans. Ce film a gagné des prix au Fespaco et dans différents festivals européens. Aujourd’hui, nous préparons avec lui un autre projet de long métrage.

Nous sommes une petite structure avec en tout trois permanents. Nous avons toujours voulu garder une taille de production relativement modeste à l’encontre d’un certain nombre d’autres sociétés de production qui, à l’époque de la Bande à Lumière au milieu des années quatre-vingt, ont fait un choix totalement différent. Je pense en particulier aux Films d’Ici qui ont choisi une taille plus industrielle. Ce n’était pas notre optique de travail. Nous avons voulu garder un caractère artisanal pour travailler plus en profondeur avec les réalisateurs.

Combien de films faites-vous par an ?

Cela a beaucoup évolué au moment où commençaient les productions avec les télévisions locales. À ce moment-là, un espace de production s’est ouvert qui nous offrait la possibilité de faire plus de choses, même quand on n’avait pas ou très peu accès aux télévisions nationales. Depuis cette période-là, nous avons développé en moyenne une dizaine d’heures de documentaires par an. On tourne un long métrage de temps en temps, ce n’est pas un par an, et on continue de faire aussi du court métrage de fiction, mais moins nombreux qu’au début et plus ciblé vers des réalisateurs africains. Notre objectif n’est pas de faire du chiffre d’affaires ni d’annoncer un grand nombre de programmes. Notre objectif est de permettre à un certain nombre de jeunes réalisateurs, en les accompagnant, de mettre sur pied des projets qui leur tiennent à cœur et de faire en sorte que les conditions de production ne soient pas trop difficiles.

Je ne parle pas du court métrage où les conditions de production sont structurellement très difficiles, mais plutôt du documentaire. Nous avons essayé, dans le cadre des coproductions avec le câble, de faire des projets qui y étaient adaptés. Quand on a démarré les choses avec Yenta et lo, parce que c’est à trois qu’on s’est lancé dans cette opération, nous avons réfléchi à un certain nombre de critères qui permettaient à cette production d’être jouable. Des critères en termes de temps de tournage, de temps de postproduction. Ces critères posent des contraintes : dix jours de tournage impliquent des sujets relativement centrés par le choix des réalisateurs. Cela dit, nous avons aussi fait dans ce cadre-là des tournages à l’étranger, parce qu’il y avait parfois des financements complémentaires, d’autres partenaires qui sont intervenus.

La Lanterne était proche du cinéma militant à ses débuts. Est-ce qu’il y a toujours une sorte de choix politique ou éthique dans les sujets, à part l’encouragement aux jeunes réalisateurs ?

C’est vrai qu’on privilégie toujours ce genre de sujet. Dernièrement, on a produit avec l’Ina le film de Jacques Kebadian, D’une brousse à l’autre, sur les sans-papiers. C’est un sujet qui nous tenait à cœur et qu’on avait envie de soutenir. Jacques a commencé à tourner sans savoir ce que donnerait le projet. Nous l’avons pris en cours et essayé de l’épauler pour que le film existe. Le film a commencé comme une coproduction câble avec Images Plus. Mais, vu l’intérêt du projet, et la manière qu’il a tombé pile dans la conjoncture au moment de l’expulsion de Saint-Bernard, le film a même été kinéscopé en 35 mm et exploité en salle. C’est un cas limite de ce qui a pu se faire à partir d’une production câble.

Nous faisons d’autres sujets aussi sur des choses plus artistiques, des peintres ou des chorégraphes Je ne cherche pas à m’enfermer dans un domaine. L’important, c’est de travailler sur des projets pour lesquels on a un coup de cœur et pour lesquels le contact avec le réalisateur nous donne envie de faire un bout de chemin ensemble. Toute cette recherche, cette possibilité d’expérimentation sont arrivées avec les coproductions avec les télévisions locales, car, jusqu’à cette époque-là, il faut bien dire qu’il n’y avait que quatre ou cinq diffuseurs nationaux qui faisaient la pluie ou le beau temps sur l’ensemble de la profession. Et d’un seul coup, avec l’accès des télévisions locales au Cosip, s’est ouvert un espace de plus grande liberté où un certain nombre de réalisateurs ont pu mener à bien des projets qui autrement n’auraient pas pu voir le jour.

Et vous avez fonctionné avec le seul argent du Cosip, ou bien avez-vous cherché ailleurs ?

Comme tous les producteurs, nous n’avons pas seulement travaillé avec l’argent du Cosip, nous avons aussi cherché à trouver des financements complémentaires. Il y a des sujets où c’est plus facile d’en trouver, d’autres pour lesquels il n’y a quasiment aucune chance. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas les produire de toute manière. On essaie toujours de trouver un financement le plus large possible. Dans ce sens-là, tous les producteurs travaillent grosso modo de la même manière. Il n’y a pas de mystère. Chacun essaie de trouver le financement le plus large possible pour le projet qu’il a et, à partir de là, on essaie de construire une production qui corresponde à ces financements acquis.

Ayant vécu La Bande à Lumière, ayant vécu les différents avatars de l’organisation de la production en France, que penses-tu de tous les débats qui ont accompagné cette expansion du film câble ?

Je n’étais pas en première ligne par rapport aux nombreuses critiques qui se sont fait jour. Il y a d’autres amis producteurs, surtout lo productions, puisque c’était lui qui était visé, qui en ont fait beaucoup plus que moi pour des raisons qui leur sont propres et que chacun a le droit d’avoir. Simplement, par rapport au fait de développer pas mal d’heures de programmes, ce qui m’a beaucoup étonne à cette occasion-là, c’est la manière dont beaucoup de faux bruits ont été propagés sur la façon dont les films étaient mis en production, sur la façon dont les télévisions locales cotisaient ou pas au Cosip, etc. Cela m’a beaucoup donné à réfléchir. Nous sommes dans une société où chacun, en tous les cas je le supposais, a le droit de développer des projets et de choisir des voies de production qui lui soient propres dans l’espace qui existe actuellement. Et en fin de compte je me suis aperçu que ce n’était pas la vraie réalité des choses. Ces coproductions avec le câble ont déclenché de telles réactions, je dirais quasiment de haine parmi les membres de la production, que j’ai été personnellement extrêmement choqué. Le type d’attitude qu’ont eu à l’époque un certain nombre de responsables, de responsables syndicaux entre autres de producteurs, m’a donné beaucoup à réfléchir. Je ne fais partie d’aucun syndicat, donc là-dessus je suis totalement indépendant, et j’ai de bonnes raisons d’avoir fait ce choix quand j’ai vu les attitudes des uns et des autres… Mais, quand il y a des problèmes entre producteurs, les syndicats sont là pour régler les problèmes en interne, et ces débats doivent se dérouler avec un caractère démocratique. Mais cela était loin d’être le cas lors des affrontements extrêmement haineux surtout par rapport à Dominique Pailler de Io Productions. Il y avait des attitudes qui pour moi dépassaient un caractère simplement professionnel. Je me suis dit que, par la façon dont les faux bruits étaient propagés, par la façon dont tous ces gens sont intervenus pour faire pression contre nous auprès du CNC et auprès des diffuseurs locaux, il y avait des comportements extrêmement graves. Et à cette occasion-là, j’ai compris comment Vichy a pu exister.

Est-ce que tu penses que le Cosip était véritablement en danger, parce que c’était l’argument utilisé contre cette production ?

Ce que je constate, c’est qu’au bout de quatre ans d’existence de coproduction avec les télévisions locales, la valeur du point n’a pas chuté, et que même si la part que représente le documentaire en nombre d’heures est peut-être importante, la valeur absolue par rapport aux téléfilms reste quand même relativement marginale. Il faut voir la comparaison entre ce qui est généré par un documentaire de cinquante-deux minutes sur le câble et ce qui est généré par un téléfilm. Il n’y a rien à voir. Donc, tous les propos qu’ont tenu les gens à cette époque-là n’étaient basés sur aucune simulation réelle. C’était des propos qui ont été lancés en l’air. Il n’y a jamais eu une simulation de la part de tous les syndicats de producteurs ni du CNC pour nous dire : voilà ce qui va en résulter au niveau du Cosip. Au bout de maintenant quatre ou cinq ans, que s’est-il passé ? Il y a eu une explosion du nombre de documentaires alors que la valeur du point du Cosip est resté quasiment stable. Donc je ne pense pas que le Cosip était en aussi grand danger que ça.

D’autre part, la question qu’on peut se poser est de savoir si le Cosip doit bénéficier seulement à un certain nombre de projets qui seraient diffusés uniquement dans le cadre national. Est-ce que des projets diffusés dans un autre cadre n’ont pas droit à l’existence, sachant qu’ils peuvent être repris par les diffuseurs nationaux ? Je tiens quand même à souligner qu’un certain nombre de films qu’on a pu produire avec le câble ont été rachetés par Arte ou par d’autres chaînes. Ils n’étaient pas donc si mauvais que ça. Je trouve quand même extraordinaire qu’il y ait eu cette espace de liberté et d’ouverture. Même si les conditions étaient difficiles, il restait, pour des réalisateurs et pour des producteurs, un espace de liberté qu’il aurait fallu préserver.

Or, pour l’instant, il semble menacé. Le soutien du Cosip va être réduit pour les films où l’apport des diffuseurs n’est qu’en industrie. Comment cela va-t-il transformer les choses ?

Je pense que cela va rendre la production de tels films rédhibitoire. Là aussi il faut élargir parce que les télévisions locales c’est aussi, et il ne faut pas l’oublier, France 3 Région qui jusqu’à présent apportait relativement peu de financements en numéraire mais surtout une participation en industrie. Donc, d’un côté il va y avoir ce coefficient qui baisse à 0,5 pour nous, et de l’autre côté, comme par miracle, les séries longues vont passer de 0,25 à 0,5. Ces modifications ne visent nullement à faire des économies. C’est un rapport de forces qui s’est établi et c’est tout. De toute façon, sans de sérieux financements complémentaires, je ne vois pas comment on va pouvoir continuer à produire avec les télévisions locales comme on la fait jusqu’à présent. Ou alors ce sera au prix d’une dégradation des conditions de tournage et de montage qu’on avait essayé de garder dans un cadre à peu près professionnel. Quand je fais le point quatre ans après, je constate que la plupart de mes camarades producteurs qui au début ont dit pis que pendre de ces productions, ce sont eux les premiers à se précipiter pour déposer des projets auprès des télévisions locales, et qui continuent à produire dans des conditions qui sont parfois pires que celles que nous avons déterminées au départ.

Que faire ?

Je n’ai pas de solutions miracles à proposer. Malheureusement je pense que les télévisions locales ne nous ont pas vraiment soutenus dans ce combat. Je suis déçu du manque de véritable collaboration avec les diffuseurs locaux. On essayait aussi d’établir de nouveaux rapports avec les diffuseurs, de travailler de manière beaucoup plus proche, et je pense qu’ils n’ont pas saisi l’intérêt que représentait pour eux le documentaire. Ils se sont plus ou moins enfermés dans tel ou tel domaine, par exemple en voulant produire uniquement des films sur leur région, alors qu’en même temps ils espèrent proposer leurs films aux autres chaînes locales. Je ne vois pas très bien ce sur quoi peut déboucher ce type de coopération.

Cela reste quelque chose d’un peu virtuel. Ils discutent de leurs problèmes, mais il n’y a pas de volonté politique commune pour produire des documentaires et collaborer avec des producteurs. On aurait pu prévoir des séries, définir un certain nombre de choses, la manière de passer ses documentaires dans le cadre des télévisions locales. On aurait pu prévoir des événements qui feraient qu’on en parlerait, que leurs spectateurs auraient envie d’aller sur leurs chaînes pour voir ces documentaires. Il y avait toute une série de possibilités qui auraient pu avoir un impact en termes d’audience et permettre une meilleure connaissance de leurs chaînes. C’est vrai que, pour différentes raisons, ils n’ont pas voulu ou su saisir cette chance, et ils n’ont pas cherché à avoir une position commune avec les producteurs par rapport au CNC.

Est-ce qu’il y a d’autres pistes pour défendre le type de film qui nous intéresse, les chaînes thématiques ou satellitaires par exemple ?

Je pense que la production va être de plus en plus normée. On demande aux chaînes thématiques d’investir une somme effectivement ridicule de 30 000 à 60 000 F dans la production d’un documentaire Ce n’est pas ça qui permettra de mettre en route une production. Simplement, cela lie un peu plus le producteur aux contraintes que va chercher à lui imposer le diffuseur. Et en fait, dans la réalité, c’est ce qu’on commence à voir. Les chaînes thématiques ont des exigences qui ne sont pas à la hauteur de leurs apports dans les projets de production.

Donc, tu ne penses pas qu’il y ait moyen de revenir à ce 0,7, que ce soit avec certains producteurs ou diffuseurs, le Spi a quand même pris position…

Moi, je souhaiterais que le coefficient de 0,7 soit maintenu, mais il faut quand même voir que ce sont des choix politiques qui président à ce genre de choses. Ce n’est pas par hasard qu’on décide de baisser le coefficient de 0,7 à 0,5. On sait très bien que ce n’est pas pour ce qu’on va économiser pour le Cosip. C’est une somme ridicule. Simplement, on sait que de cette manière-là, on est sûr de tuer 80 % de la production pour les télévisions locales. Donc, c’est un choix conscient qui a été fait sous la pression d’un certain nombre d’intérêts financiers et de producteurs d’autres syndicats. Le CNC a mis de côté les télévisions locales dans son schéma d’appui à la production. C’est simplement ça.

Et les chaînes Locales, elles aussi, risquent de voir leurs jours extrêmement comptés, car elles risquent de tomber sous la coupe de régies publicitaires – ce sont des projets qui sont en train d’être étudiés – qui leur fourniront leurs programmes clefs en main et où elles ne s’occuperont plus que des informations locales. Je crois que c’est ça qui se dessine. Il n’est pas innocent que ça se soit fait comme ça. C’est un choix politique.

Propos recueillis par Michael Hoare



Publiée dans La Revue Documentaires n°15 – Filmer avec les chaînes locales (page 95, 2e trimestre 2000)