Mise en réseau d’îlots de résistance

Les Ateliers Varan

Marine Sentin

Sur la problématique d’une cinématographie locale ou/et globale, il nous a semblé important de questionner une pratique originale comme celle des Ateliers Varan qui mènent à la fois une réflexion sur la formation au documentaire et sur le métier de cinéaste et qui ont adopté un mode d’organisation, de fonctionnement horizontal et égalitaire.

En 1978, Jacques d’Artuys, attaché culturel à l’ambassade de France à Maputo au Mozambique, contacte Jean-Luc Godard, Ruy Guerra et Jean Rouch pour réaliser des films sur l’accession à l’indépendance de ce pays. Les films ne se font pas et Jean Rouch propose un atelier de formation cinématographique sur place pour que les acteurs locaux filment eux-mêmes leur Histoire en train de se faire.

Trois ans plus tard les Ateliers Varan sont créés à Paris avec le soutien de Jean-Pierre Beauviala, Jean Rouch et Hubert Astier : « On s’est appelé Varan à cause de Spirou. Dans la BD, il y a un lézard, un varan, qui veut tout le temps retourner au Nil. Or, nous avions tous une obsession à l’époque : organiser un stage à Louxor. » 1 Originairement ONG, Varan essaime progressivement au Laos, au Cambodge, en Papouasie, en Bolivie… En 1985, un stage coordonne par le réalisateur belge André Van In s’installe à l’Université Wits-Watersrand près de Johannesbourg et se prolonge à Paris l’année suivante avec des Sud-Africains. Les Varans engendrent alors la première co-production avec ce pays et montent le Direct Cinema Workshop (premier atelier à détrôner le Super 8). Les Chroniques sud-africarnes ou T’apartheid au quotidien, diffusées par France 3, obtiennent en 1998 le Prix Italia et le grand prix du festival vidéo-réalité de Bruxelles. Lors de la marche du pays vers la démocratie en 1994, les mêmes partenaires (Direct Cinema Workshop, Varan, JBA Production et la Sept, moins Channel Four) décident de renouveler les Chroniques qui aboutiront au film collectif My Vote is my Secret. Dans la même idée, en 1992, L’ADCK (l’Agence de Développement de la Culture Kanak) invite les ateliers en pays Paîci pour trois mois parce que « le monde Kanak a besoin de créer des cinéastes en son propre sein » 2. C’est aussi dans hexagone que de jeunes réalisateurs(trices) interrogent identités et revendications — au-delà du sens politique, revendications de vie de l’enquêté. Ainsi en 1989, Mariana Otero, Alexandra Rojo (et les Ateliers, producteurs pour la première fois en France), installent leur caméra à Fleury-Mérogis. Média entre l’intérieur de la prison et l’entourage extérieur de deux détenus, Non Lieux nécessita huit mois de tournage.

Jusqu’en 1985, le ministère des Affaires Étrangères subventionne les ateliers et les stages se succèdent : deux formateurs guident une quinzaine de stagiaires durant dix à quinze semaines, mineurs de Bolivie, guerriers papous ou étudiants cambodgiens. Au moment du Mozambique, Jacques d’Arthuys disait que « l’objectif est de former des gens qui ne sont ni universitaires, ni cinéastes — parfois même des analphabètes — à une technique très simple, pour leur permettre de créer leurs propres systèmes de communication » 3. Les Ateliers Varan sont la seule école en France avec l’Ina (Institut National de l’Audiovisuel) et le CPJ (Centre de Perfectionnement des Journalistes) à enseigner le métier de documentariste. Membre du Centre International de liaison des écoles de cinéma et de télévision depuis 1986, les Ateliers se composent de 29 professionnels, monteurs, scénaristes, producteurs, réalisateurs, ethnologues et de deux personnes à l’administration. Lorsque le Quai d’Orsay décide il y a une dizaine d’années de supprimer toute association qui dépend directement d’un ministère pour parer aux abus, les Varan deviennent de fait indépendants 4 Ils travaillent un temps gratuitement pour rendre le déficit gérable et les stages s’ouvrent à des Français financés par la formation professionnelle : « Je me souviens encore des premiers stages où on a plus de Français que d’étrangers, on avait l’impression de perdre notre âme ! »   5 Aujourd’hui, mis à part la Procirep, ce sont les stages Paris qui financent l’ensemble de la structure, et les montages financiers se font au coup par coup : les subventions de fonctionnement se sont transformées en subventions au projet. Si Chantal Roussel reste responsable de la gestion, cette association 1901 fonctionne sans directeur, il s’agit d’une direction tournante, d’une responsabilité horizontale, le groupe mandate trois personnes par an chargées des décisions politiques et chaque membre passe par la direction. La cinémathèque Varan compte maintenant plus de cinq cent titres et les stages parisiens se donnent pour objectif la réalisation d’un film court « pour appréhender par la pratique ce qu’implique intellectuellement, moralement et esthétiquement l’acte de filmer. » 7 et revendique comme philosophie de « considérer le réel non pas comme un fonds inépuisable dont un assemblage plus ou moins astucieux donnerait toujours du spectacle à revendre mais plutôt comme un trésor commun » 8, principes qui enfanteront des œuvres comme le premier film de fiction papou Tinpis Run. Quels que soient les résultats de ces films nécessairement hétérogènes, l’articulation du sujet choisi par l’auteur et l’auto-mise en scène de l’enquêté, est interrogée, travaillée et pensée collectivement.


L’entretien avec André Van In, Catalina Villar, Sylvie Gadmer et Catherine Rascon a eu lieu dans les locaux parisiens des Ateliers Varan en juillet 2002. André Van In a commencé sa carrière de cinéaste dans la lignée du Cinéma Direct enfanté par Rouch et Pierre Perrault et a rejoint les Ateliers en 1981. Il a depuis partagé son temps entre sa pratique de cinéaste et les stages Varan. Sylvie Gadmer est monteuse, de formation universitaire, elle a participé à l’atelier cambodgien, puis encadré des stages et fait aussi de l’analyse de rushes. Catherine Rascon est aussi monteuse et encadre les stages parisiens, son implication à Varan est liée à la nécessité de « mélanger à la fois la pratique et l’amour d’un certain cinéma, résistant. C’est un endroit sans commanditaires, c’est-à-dire enfin un lieu où les gens sont supposés faire ce qu’ils ont envie de faire ». Catalina Villar est colombienne et formée à la médecine, elle arrive en France en 1984 et fait un premier stage à Varan en 1987 puis un stage 16 mm en 1988. Elle passe ensuite par la Femis qui lui ôte, dit-elle, « toute envie de faire du cinéma ! et un parcours de réalisatrice pour la télévision qui m’a suffi pour revenir à Varan ». Depuis deux ans Catalina Villar et les Varan ont installé un atelier en Colombie. 9

Sur la question du « local » et « global » appliquée au cinéma documentaire, les formateurs notent des répercussions réelles sur les stagiaires qui selon Catherine Rascon « ne sont plus des cinéphiles, mais des télévores ».

Le vocabulaire des élèves trahit l’absorption totale d’un discours télévisuel mondialisé, même par des téléspectateurs qui faisant la démarche de s’adresser aux Ateliers ont nécessairement déjà développé un certain recul critique. Ainsi lors d’un stage il faut commencer par changer la terminologie souvent limitée à des expressions toutes prêtes : « On va choper ! On va attraper ! capter ! On va suivre ou vivre le quotidien ! ». André Van In note que « c’est tout un travail qu’il n’y avait pas à faire autrefois. Maintenant ils sont dans la captation. Or, dans le documentaire, il y a quelque chose qui se construit tournage après tournage, il ne s’agit pas d’aller sur le terrain et de faire une captation ! » Cependant, pour Catalina Villar ce phénomène ne relève pas de « la globalisation, mais de la généralisation de la télévision. » et n’est que la continuation via ce média d’une dérive impérialiste beaucoup plus ancienne : « la globalisation est un phénomène économique plus compliqué. De toutes les manières les grands pays ont toujours parlé des petits pays, si on peut dire les choses ainsi, ou les grandes puissances ont toujours parlé de l’Afrique, de l’Asie, de Amérique Latine. Rien n’a changé. La mondialisation est un mot nouveau, mais le colonialisme existait, l’impérialisme existait et les relations étaient relativement les mêmes. Aujourd’hui, on voit plus d’images du monde entier et on croit déchiffrer plus vite une réalité, mais au fond on parle de la même manière, avec le même mépris, avec la même ignorance et la même rapidité. » André Van In rappelle dans le même ordre d’idées que dans les années soixante il était déjà question de lutter contre « une forme de normalisation, une sorte de globalisation. Quand on regarde la Cinquième, on voit des documentaires basés sur un commentaire plaqué sur des images. C’est contre tout cela que le mouvement du Cinéma Direct s’est organisé et a créé des liens entre la France, le Canada, le cinéma indépendant américain, le cinéma brésilien et dont nous sommes les héritiers. »10

Ces modèles de domination d’abord inscrits dans le cinéma de fiction sont en train de gagner le milieu documentaire. Sur la possibilité d’une altermondialisation du cinéma les Varan sont plutôt pessimistes malgré leur vocation tiers-mondiste :

Catherine Rascon : Les gens qui ont fait du cinéma documentaire avaient la sensation d’être libres. Petit budget égale liberté. À Varan, les gens n’ont pas à voir avec l’argent mais avec les contraintes, de temps, de matériel, c’est un petit espace entrouvert, mais je pense que « globalement » on est dans la toile d’araignée.

André Van In : Nous avons pensé dans les années quatre-vingt que nous étions capables de créer un réseau entre les ateliers dont la plaque tournante était Paris. Je sais que certains stagiaires sont restés en contact. Nous pensions organiser un véritable réseau d’échange de films. CNN a réussi, pas nous, parce que, même un billet d’avion pour faire le lien, nous n’avions pas les moyens de le payer.

L’un des aspects de cette altermondialisation est tout simplement la possibilité de recevoir ou de proposer des formations à Paris et ailleurs qui ne se limitent pas à une répétition de ce que les grands producteurs exigeront en milieu professionnel, soit des lieux comme les Ateliers qui restent des espaces d’expression libre. La méthode d’apprentissage de Varan, 11 entre autres liée à une contrainte technique (tous les stagiaires tournent avec le même genre de caméra, sans pied, etc.) engendre souvent l’idée d’une « esthétique Varan », or, pour Sylvie Gadmer il est question d’un « esprit Varan et non d’une esthétique » 12 En effet les Varan depuis leur création ont opté pour les outils les plus légers possibles et les moins chers. Par ailleurs l’apparition de matériel encore plus léger et un peu plus abordable financièrement a modifié largement le passage à l’acte de filmer et pas seulement chez les stagiaires :

Catalina Villar : Moi je pense que cela a eu une influence. Même si on veut être rigoureux, dire et rationaliser, être aussi militants que possible, mais on filme beaucoup plus en vidéo. On peut l’interdire à Varan mais on est les preuves contraires !

Catherine Rascon : On ne répondra pas à cette question ! (rires).

Au-delà de cet aveu humoristique émis par des cinéastes ayant construit leur réflexion sur la conviction de leur responsabilité et la construction d’un rapport de respect avec la personne filmée, le problème de cette nouvelle frénésie de l’enregistrement de tout, tout le temps et partout reste entier. 13 Comme le souligne Catherine Rascon, ce que souhaitent transmettre les formateurs c’est l’idée de « l’engagement personnel ». « Lorsque l’on allume sa caméra, c’est un acte important. On ne va pas à la pêche, lancer ses filets, tout ramasser. Le cinéma globalement devient une immense pêche et comme on pêche partout on peut se glorifier d’avoir touché à tous les sujets. Pour nous, ce ne sont pas tellement les sujets qui comptent mais la manière dont on se positionne. » Cette pêche géante, globale, inclut non seulement l’idée qu’il n’est plus question de réfléchir et de penser le projet avant d’allumer la caméra, mais pour poursuivre la métaphore, soulève la problématique de qui choisit le poisson à mettre sur le marché et celui à rejeter à la mer, qui édicte les normes de calibrage ? Et bien sûr comment contrer cette énorme industrie ?

Dans sa thèse sur le théâtre militant, O. Neveux propose comme définition « tout théâtre qui s’inscrit dans une lutte dont il souhaite être soit l’auxiliaire, soit l’instrument » 14 Cette définition appliquée au documentaire est proposée aux quatre formateurs est reçue plus que favorablement.

Catherine Rascon : Je l’adopte. J’ai longtemps résisté au terme militant parce qu’il me semblait un peu désuet, mais je l’adopte complètement parce qu’il faut résister à la crasse. Il y a de l’horreur dans certaines images.

Sylvie Gadmer : Moi aussi, mais il faut définir ce terme de militant, on en a besoin, il s’agit de résister à quoi ?

Catherine Rascon : Résister à une esthétique de téléphages.

André Van In : Lors de la première période vidéo, nous avons reçu pas mal de stagiaires qui demandaient qu’on leur apprenne à faire des 26 ou des 52 minutes. Mais s’ils parlent « d’attraper », etc., ils viennent ici pour faire partie des résistants en quelque sorte ! Ils en ont envie, très envie.

Il est question (au minimum !) de tenter de réglementer cette machine afin de préserver une place à une production différente et originale, ce à quoi sont destinées a priori les législations du type des quotas sur les chaînes de télévision, les sociétés d’auteurs ou le droit d’auteur à la française.

Sylvie Gadmer : La télévision publique a une mission culturelle et les systèmes de quotas sont un moyen de l’assumer s’ils sont effectivement appliqués et non détournés. C’est un des moyens d’offrir aux téléspectateurs une autre forme d’image et cela participe de l’éducation du public.

Catalina Villar : L’Addoc par exemple a une action très importante. De plus, cela réunit des gens autour d’un thème, ce qui est aussi une des fonctions de Varan. Le fait de travailler avec vingt personnes qui croient à la même chose donne une raison supplémentaire de résister.

Catherine Rascon : Nos stagiaires rencontrent le documentaire à la télévision, s’ils n’ont plus cette opportunité-là, cette émotion si particulière, qu’ils ne peuvent plus la reconnaître, nous disparaîtrons très vite étant donné notre faiblesse économique importante.

Mais ces législations qui finissent toujours par être remises en question (au nom de l’atteinte à la liberté des marchés et à la libre concurrence, comme la montré l’AMI, l’Accord Multilatéral d’Investissement auquel nous avons échappé de justesse il y a quelques années) 15 ou qui sont détournées à des fins commerciales voire monopolistiques ainsi le droit d’auteur utilisé aux USA comme une nouvelle arme juridique pour protéger des marques et des concepts marketing) et qui ne concernent qu’une petite partie du monde, apparaissent anecdotiques face aux marchés.

Dans cette nouvelle société de l’information, ce village global de l’image, la question de la censure se complexifie et dépasse l’opposition législation répressive contre auteurs libres. La censure — du moins dans nos modèles occidentaux libéraux — découle de l’économie, et nous exportons et imposons cette structure au reste du monde. De même que les commissions d’évaluation des films de fiction hollywoodiennes qui ont abouti en 1930 à l’application du code de production dit « Code Hays » ont été créées par les Studios (afin d’éviter les incessantes attaques des divers lobbies et donc des procès et interdictions qui engendraient des pertes financières), la censure non-officielle de l’industrie de l’image qui comme toute industrie est à la recherche permanente de nouveaux marchés, édicte des normes destinées à la formation du consommateur à la marque 16 en limitant au maximum le choix de ce dernier et édictent de fait de nouveaux codes de production. 17 Ainsi les « espaces dans lesquels peut fleurir l’esprit hors commerce […] rétrécissent à mesure que les capitaines de l’industrie culturelle se laissent obnubiler par le rêve des promotions croisées à l’échelle planétaire. Pour l’essentiel, la question est de simple économie : il n’est possible, de façon viable, de produire, publier, diffuser, etc., qu’un nombre limité de films, de livres, d’articles de magazines et d’heures de programmation, et les chances de ceux qui ne s’insèrent pas dans la stratégie commerciale dominante diminuent à chaque fusion et consolidation. » 18

Catalina Villar s’est confrontée en Colombie non pas à l’autocensure des réalisateurs mais à celle « des gens habitués à la télévision, à ce que l’on dit et à ce que l’on ne dit pas. C’était un travail énorme pour que les gens filmés te parlent à toi et pas à 150 000 spectateurs. D’autre part, ce que je trouve très compliqué et qui a à voir avec le colonialisme ou la globalisation, c’est que les seuls documentaires que l’on puisse produire correctement sont des coproductions avec d’autres pays. Donc, inévitablement il faut expliquer le pays où a lieu le tournage : la capitale est Bogota, il y a tant d’habitants, etc. Systématiquement nous sommes confrontés à cette question : est-ce que l’on va comprendre ? Ce n’est pas une censure mais une projection de ce que l’on attend et cela devient de la censure. Je trouve cela presque plus grave. En Colombie le travail est de dire : « on a la chance de faire un film qui peut ou non passer les frontières alors tentons de parler par nous-mêmes, on verra bien ! Ne nous posons pas le problème de la France ou d’ailleurs ! Le paradoxe est que l’on essaye de faire un film local et que l’on est coincé par la communicabilité ! Par ailleurs bien sûr, il y a des problèmes de censure liés à une Situation politique. » 

André Van In : J’ai travaillé en Afrique-du-Sud et effectivement on ne pouvait pas faire des films ouvertement politiques. Donc il a fallu trouver des solutions cinématographiques pour raconter la situation au quotidien. Et il y a des pays où on ne pourra jamais travailler.

Catherine Rascon : Oui, mais c’est un état de résistance !

André Van In : J’avais été invité au Maroc à Tétouan pour montrer le travail sud-africain. Ils étaient tous anti-apartheid. Puis est venue l’idée de monter un atelier et tout le monde applaudissait. Le lendemain un émissaire du ministère de l’intérieur est venu demander qui j’étais, ce que je venais taire, etc., et on n’a plus jamais entendu parler de cette idée d’atelier ! (rires)

Catherine Rascon : En France, les gens s’autocensurent en se disant « si je ne peux pas montrer ce film après à une chaîne pour travailler… » Nous devons lever aussi ces barrières-là.

André Van In : Nous sommes tout le temps obligés de rectifier le tir : nous ne sommes pas une production !

Catherine Rascon : Ni une école pour bien s’intégrer plus tard, même avec un petit grain de résistance dans un moule déjà préformé.

Sylvie Gadmer : Notre liberté c’est qu’il n’y ait pas de diffuseur au bout de la chaîne. Les réalisateurs ont plus de chance de se trouver eux-mêmes, de ne pas tenir compte des normes de diffusion qui si elles ne sont pas formulées, existent, et l’auteur le sait bien !

Dans un article qui date de 1995, Pierre Baudry Parlait de l’action des Ateliers comme « d’un moyen de permettre à des gens qui n’ont pas de tradition de culture écrite de fixer la mémoire » 19, une mémoire autre que celle réécrite par la majorité des magnats de l’image et qui s’affine au rythme des fusions dans l’industrie culturelle, ou celle inexistante ou censurée politiquement dans certains pays. Sylvie Gadmer rapporte que les films cambodgiens sur le quotidien sont plus que rares : « Les documentaires produits jusqu’à présent sont très bien mis en images avec un commentaire off qui condense les propos recueillis, posés sur le film de façon étale. Dans cet atelier, c’est une situation de son direct que nous défendons et il est demandé en tant que tel dans un pays où les choses vont très vite. »

Catalina Villar : Je ne dirais pas fixer la mémoire car cela renvoie à une notion muséographique qui enferme les gens dans leur temps et leur pays et finalement le lointain et le folklorique, qui ne donne pas la possibilité d’évoluer. Je dirais plutôt qu’il s’agit de donner la possibilité à un groupe de gens de tendre un miroir à un moment donné d’un pays. Ce miroir-là pourra un jour, peut-être, être la mémoire d’une époque.

Catherine Rascon : Faire surgir une autre parole que celle qui existe, et qui n’est pas vraiment une parole officielle mais une parole convenue.

Catalina Villar : Ce serait bien que dans trois cents ans, lorsque l’on se demandera à quoi ressemblait la Colombie, il ne reste pas que les deux chaînes nationales !

Catherine Rascon : Je ne peux pas me cantonner à ce que la télé me propose comme vision de l’autre, parce que l’autre existe encore contrairement à ce que l’on veut nous faire croire. J’ai très peur de l’autre comme étant aussi global, de l’autre simplifié à son statut de réalisateur portugais qui représente le Portugal, il s’agit de films différents de réalisateurs différents. L’image est un lieu de pouvoir, on l’oublie tout le temps et c’est pour cela que je ne refuse pas le terme de militant, résister à ce pouvoir c’est énorme. Les gens qui n’ont pas conscience de l’importance d’une image sont très rares.

On peut considérer le travail de ces Ateliers, au-delà d’une efficacité réelle (qui peut actuellement se vanter d’efficacité face à la puissance d’une télévision et d’un cinéma mondialement diffusés par des structures dotées de moyens autrement plus puissants ?), comme une proposition parmi d’autres. L’esprit Varan diffusé dans les ateliers crée de fait une autre mondialisation de leur formule de résistance et contribue à alimenter l’idée qu’un autre global est possible.

En conclusion, puis-je vous présenter comme un îlot de résistance locale ?

André Van In : On l’a été naturellement dès le départ et on va continuer notre travail naturellement.

Sylvie Gadmer : Pourquoi locale ? Dans la création de Varan il y a cette idée de globaliser certaines pratiques… Localement/ globalement, je ne sais pas comment il faut le formuler mais ce n’est pas un îlot de résistance parisienne.

Par vous, j’entends l’ensemble des ateliers, l’atelier colombien est un îlot local en Colombie, bref plusieurs entités locales qui forme le réseau global de Varan (lui-même participant à un réseau plus vaste de résistance).

Sylvie Gadmer : Oui, dans ce cas-là, oui.

Nos chaînes de télévision, nos lieux de diffusion sont souvent privés — voire cotés en bourse — et leur financement reste tributaire de leurs recettes publicitaires et de leurs audiences. Ces mass media « constituent ainsi un redoutable filtre au débat démocratique : ils le colorent et le déforment largement. Comment, dans ces conditions, pouvons-nous espérer discuter ensemble aussi bien des contraintes à imposer au capital que des actions à mener dans les domaines où nous lui avons interdit de pénétrer et dont nous avons, collectivement, la charge ? » 20 Cet îlot de résistance n’est heureusement pas le seul à proposer une possibilité de réappropriation d’espace d’expression cinématographique. 21 Mais ils ne peuvent être qu’une alternative locale à un problème global auquel il est nécessaire de répondre collectivement.


  1.  Vincent Blanchet cité par Annick Peigné-Giuly, Libération, 5 & 6 août 1995.
  2. Chantal Naud, à l’époque vice-présidente de la commission Culture de Poindimlé, cité par CDC, Les Nouvelles Calédonies, 22 janvier 1992.
  3. Annick Peigné-Giuly, op.cit. Effet pervers : un des court-métrages sera utilisé par le gouvernement mozambicain pour inciter les paysans à la production intensive de cajou.
  4. La subvention des Attaires Etrangères représentait 100% du chiffre d’affaire, contre 5% aujourd’hui.
  5. Chantal Roussel, administratrice depuis vingt ans des Ateliers Varan, propos recueillis le 13 juin 2002 aux Ateliers Varan, Paris.
  6. Ainsi l’atelier colombien est financé par la Mairie de Bogota, le Ministère de la culture colombien et le CNC.
  7. Plaquette de présentation du programme 2003.
  8. Pour plus de précisions sur les parcours des membres, on peut consulter le site internet des Ateliers cité ci-dessus.
  9. « Il faut voir que la télévision a volé certains codes qui appartiennent au cinéma direct ; ces codes-là sont devenus des normes. […] Il y a trente ans, c’était révolutionnaire, maintenant ces codes sont devenus dominants. Donc il faut lever la barre. Et ce sont des questions qui se posent à chaque fois dans le stage. » Leonardo Di Costanzo, in Apprendre à lire en apprenant à écrire, interview réalisée par Pierre Baudry et Michael Hoare, p. 75, Le Revue Documentaires n° 13, 1997.
  10. Sur l’enseignement à Varan, se rétérer à Apprendre à lire en apprenant à écrire, idem.
  11. Par ailleurs, « le style Varan n’est pas représenté par les films de stages. Le style Varan, c’est celui qu’utilisent Jean-Noël Cristiani, Elisabeth Kapnist, Claire Simon, Daniele Incalcaterra… Des gens qui sont sortis et qui ont fait leur chemin. Mais on ne peut pas considérer les films qui sortent d’ici comme un style, je ne crois pas. Parce que ce ne sont pas encore des films, il s’agit d’une première approche. », p. 82, idem.
  12. « Il [Leacock] a dit : on peut apprendre à des étudiants à être de bons techniciens, mais on ne peut pas leur apprendre à devenir des êtres humains. Et en fait, Varan essaie de contredire cette formule-là. » in Apprendre à lire en apprenant à écrire, p. 75, idem.
  13. En cours de rédaction, sous la direction de Christian Biet à l’Université de Paris X – Nanterre.
  14. Sur cette question on peut consulter la documentation proposée à la Bibliothèque Beaumarchais de la SACD, Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques, 9 bis rue Ballu, Paris.
  15. À ce propos on peut lire l’article de Gérard Leblanc, La scénarisation du spectateur, p.34, La Revue Documentaires n° 13.
  16. A propos de la censure synergique, on peut lire les nombreux exemples cités par Naomi Klein in No Logo, La tyrannie des marques, (traduit de l’anglais par Michel Saint-Germain) Actes Sud, Babel, 2001, 2002 ; Chapitre 8, La censure commerciale, Barricades autour du village des marques, p. 261.
  17. 296 in No Logo, idem.
  18. Libération, op. cit.,
  19. 161, 162, Face aux Marchés la politique, d’Anton Brender, Editions La Découverte, Paris, 2002.
  20. A titre d’exemple on peut lire l’Article Télévisions communautaires au Brésil d’Adriana de Miranda Brandao, in La Revue Documentaires n° 13, p. 89.


Publiée dans La Revue Documentaires n°18 – Global/local, documentaires et mondialisation (page 131, 3e trimestre 2003)