Magino Village, A Tale

Gaël Lépingle

Commentaire d’un film de Shinsuké Ogawa, projeté dans le cadre d’un bilan du documentaire japonais présente à Lussas 2002.

Quand il commence le tournage de Magino, Shinsuké Ogawa est parvenu à la dernière étape de son parcours. Il s’est installé dans la vallée de Yamagata avec son équipe, fidèles de toujours, bénévoles, étudiants de cinéma, pour partager la vie des paysans : apprendre avec eux à planter le riz, à le récolter, et filmer ce processus. Soit treize ans de tournage au gré des vents et des pluies, dont seront tirés toute une série de films, courts, moyens, ou gigantesques : A Japanese Village — Furuyashikimura, en 1982, et ce Magino, terminé en 1986, véritable somme, et point d’orgue de toute son œuvre.

Lors de sa présentation à Lussas cet été, c’est surtout la grande hétérogénéité formelle du film qui a frappé les esprits. Exposé de la pousse du riz dans la tradition du film scientifique, mythes fondateurs retracés par des récitants dans un style d’interview à la fois solennel et malicieux, récit à suspense sur les démêlés météorologiques des paysans, captation en temps réel de gestes rituels et artisanaux, événements historiques reconstitués (les paysans rejouant le rôle de leurs ancêtres), il y a de quoi nous perdre un peu dans nos catégories habituelles.

Pourtant, toute la construction du film obéit à une loi sévère, qui lui permet de dépasser le témoignage militant ou ethnographique auquel on a parfois tendance à identifier l’œuvre d’Ogawa, pour toucher à une quête spirituelle profonde, quasi secrète, révélée in fine, mais présidant de façon absolue à l’organisation de ces données en apparence disparates.

Un regard attentif sur l’ouverture du film renseigne déjà sur le dispositif élaboré par Ogawa. Après que celui-ci s’est présenté en voix off, on assiste au lever du jour sur la vallée. Deux opérateurs tapis dans une rizière derrière une caméra filment l’éclosion d’un grain de riz. La fleur de riz à l’œuvre, l’apparition de l’étamine, l’émergence du pollen, le début de la fertilisation, rien ne nous est épargné des différentes étapes. N’était la beauté des plans, on se croirait revenu dans un cours de sciences naturelles. Lever de rideau : une fanfare de village entonne sa ritournelle, avant que le ciel ne se couvre de nuages menaçants. Un orage éclate, une stèle mystérieuse, puis c’est le titre : Magino, un millier d’années de connaissances.

De l’infiniment petit à l’infiniment grand, le programme est apparemment donné : une exploration de la mémoire, une extraction des savoirs d’un lieu donné, mythes et sciences confondus. Pourtant, l’important est surtout dans le retournement opéré entre la place du réalisateur et celles des habitants. Il y a dès le début inversion des rôles, inversion fondamentale, fondatrice : ce sont les cameramen qui sont filmés en train de travailler dans les champs, et les paysans (la fanfare) qui donnent le coup d’envoi du film. Bien avant que des cinéastes ne s’amusent à donner à leurs personnages qui sa caméra super 8, qui sa caméra numérique, Ogawa ne conçoit pas son film sans ce retournement, ou du moins sans une participation active des uns aux tâches des autres. À la fin de la première partie, on retrouve nos deux opérateurs dans la même rizière, mais cette fois pour un exposé du système de prise de vues qui a permis de filmer l’émergence de l’épi. Le fonctionnement de la plante et le fonctionnement de la caméra sont mis au même niveau. Le savoir des paysans, le savoir du cinéaste, deux pratiques qui dialoguent soudain dans une équivalence étonnante.

Cette manière de faire n’est pas sans poser quelques questions de point de vue. Bientôt, à force de se situer du côté des paysans, Ogawa ne les filme même plus. L’épisode de l’irrigation des champs se transforme ainsi en véritable atelier pédagogique : à peine un visage apparaît çà et là, l’accent est mis exclusivement sur l’information, les calques, les diapos, les schémas au tableau. On suit l’élucidation du problème et la mise en œuvre de sa solution comme si elle s’adressait à nous, directement, dans un certain suspense, mais aussi une légère incrédulité. Nous voici transformés bon gré mal gré en paysans, participants actifs aux affaires de la petite communauté, sans référent humain, sans personnage identifiable, — peut-être Ogawa n’a-t-il pas de curiosité pour les visages des paysans parce qu’il les considère justement comme ses pareils.

C’est seulement lorsque les villageois sortiront de leurs rôles de paysans pour se mettre à conter ou interpréter récits et mythes locaux, qu’Ogawa va les filmer : en tant qu’ils ne sont pas eux-mêmes, mais leurs parents ou leurs ancêtres, en tant qu’ils sont dans la représentation, dans l’artifice. Cela peut aller très loin : la séquence retraçant la révolte paysanne deux siècles plus tôt mobilise tout le village, force travellings et effets de lumières aux flambeaux, dans une dramaturgie impeccable évoquant certains Kurosawa.

Ce recours progressif à la fiction ne doit pas s’interpréter comme un refuge devant une éventuelle difficulté du réel à pouvoir tout dire. D’une certaine manière, la reconstitution est elle-même déjà de l’ordre de l’archive : elle compte moins comme spectacle que comme reposoir des traditions, des écrits ou des récits familiaux qui ont permis la transmission. Le temps passé y est filmé comme du temps présent et les villageois d’aujourd’hui comme l’incarnation de ceux d’hier — à moins que ce ne soit l’inverse. Même tempo, même attention scrupuleuse au parcours des savoirs. Il n’y a aucune fascination pour l’artifice en tant que tel. L’obsession à l’œuvre ici est la même que celle qui nous a assis sur les bancs de la coopérative agricole devant des schémas d’irrigation. Il s’agit encore et toujours de savoir, de ramasser les fruits d’un millier de siècles de connaissances et de les replanter les uns en regard des autres, dans un geste qui se veut toujours plus proche du geste paysan. L’exhumation des savoirs du village auquel se livre Ogawa s’incarne ainsi dans au moins deux séquences centrales du film : lentement, longuement, dans le froid et la neige, les villageois creusent la terre pour en extraire les restes d’un ancien foyer, — un peu avant, mais cette fois dans le cadre d’une reconstitution, un paysan avait exhumé une statuette sacrée (un phallus) d’un trou dans son jardin.

Observation rigoureuse et patiente, recherche suspendue, étirement de certains plans à la limite du possible (ou de la bobine !), c’est avant tout dans sa gestion de la durée qu’Ogawa se rapproche le plus des paysans qu’il filme. Et de cette coïncidence, il fait œuvre de cinéaste : car c’est dans cette épreuve du temps, de ce temps-là, que se fonde notre place de spectateur, notre curiosité, notre désir d’en découdre. C’est même la seule place habitable du film. Puisque la rencontre avec l’autre semble nous être refusée — pas de personnages, peu de figures humaines –, la connaissance de cet autre ne se fera qu’à travers l’expérience presque physique de son vécu. Ogawa, immergé depuis des années dans le mode de vie qu’il décrit, ne pense pas qu’on puisse l’appréhender autrement qu’il l’a fait lui-même, c’est-à-dire en franchissant la ligne de fracture entre soi et son sujet, et en s’y assimilant violemment.

De fait, cet assujettissement au point de vue villageois ne se fait pas sans douleur pour nous. Mais il ne nous prive pas d’une expérience de l’altérité, à travers cette coexistence persistante et perturbante de deux temporalités — la nôtre/celle de l’œuvre — aussi différentes, voire opposées. Comment habiter le temps de l’autre, ce temps qui s’invente au fur et à mesure, ce temps impossible, comment tenir dans ce temps-là, c’est l’un des beaux enjeux du film. La coupe est imprévisible, la séquence rebondit là où l’on s’attendait le moins, la durée y devient un critère purement subjectif — impossible de se repérer, une scène de vingt minutes semble en durer cinq et vice versa, nos critères sont bouleversés. C’est ce qui fait de Magino une œuvre aussi inscrite dans la modernité : le temps n’y est plus donné comme invariant, il n’existe plus comme structure, mais bien comme sujet.

À l’inverse, la structure est construite et le film pour ainsi dire tenu par l’utilisation des signifiés comme encadrants plutôt qu’encadrés. Prenons les scènes pédagogiques — qui constituent avec le recul un détournement assez amusant de cette obligation de nous apprendre souvent faite au documentaire. Certes, on y apprend à tresser une corde, à reconnaître bonnes et mauvaises racines, à séparer le grain de riz de son pollen, etc. Pour autant, le but n’est pas de nous en faire tirer profit en sortant de la salle, mais au contraire de nous contraindre dans celle-ci, de nous y fixer davantage. L’information n’a pas valeur utilitaire, mais presque poétique… C’est par son signifiant — une diapo, une vue de microscope, artefacts tout à coup singuliers — qu’elle nous accroche au temps du film, et non par son contenu, devenu souvent anachronique (les systèmes d’irrigation). On se demande même si l’activité agricole n’est pas pour Ogawa simple prétexte à la beauté, à la célébration, au chant. Il faut insister sur l’état de ravissement dans lequel nous plonge la contemplation de phénomènes par ailleurs tout à fait naturels, l’attention soutenue aux lumières changeantes et aux ciels, à la palpitation des épis dans le vent, aux chemins imprévus des eaux dans la terre meuble, cette sensation presque biologique du plan, qui, encore une fois, doit beaucoup à l’écoulement suspendu et presque élastique de celui-ci.

Mais point de torpeur méditative, plutôt une attention toujours inquiète aux choses et à leurs possibles. Le clou du film, l’arrivée du froid dans la vallée, juste au moment des premières pousses, se transforme ainsi en saisissant suspense agricole. Les cieux s’ombrent de formations nuageuses de plus en plus inquiétantes, pendant que la radio de la Coopérative Agricole donne ses instructions. La nuit tombe, il faut réagir, inonder les champs pour les protéger avec l’eau — sa température est légèrement supérieure à celle de l’air. Mais voici que la pluie s’abat en rafales, inversant les risques : les cultures vont être noyées. Heure par heure les bulletins météorologiques se succèdent, les jours font place aux nuits dans une anxiété croissante, rarement l’air et le froid ont été aussi palpables, aussi visibles, aussi physiquement ressentis. Les éléments naturels deviennent les vrais personnages du film, l’organique l’emporte sur l’humain dans une symbiose, dans une intériorisation qui nous ramène à notre essence la plus profonde et la plus simple, notre essence d’êtres vivants.

Le terme de la quête

Reste à élucider la position d’Ogawa, le pourquoi d’un geste d’une telle ampleur. On peut penser que sa volonté de sauvegarder les us et coutumes d’un monde qui disparaîtra bientôt y a son rôle à jouer — ce fut le cas par le passé, dans certains de ses précédents films. Pourtant, en se laissant guider par la simple suite des séquences, il apparaît clairement que l’enjeu du film n’est pas la conservation d’un patrimoine ou d’une mémoire, mais est plutôt lié à la question de leur origine. D’où viennent les savoirs, quelle est la source au-delà de la source ? 1

En progressant ainsi de façon mûrement orchestrée des effets vers leurs causes, le film va tendre vers une dimension spirituelle de plus en plus évidente. Ogawa prend la question du riz pour point de départ afin de remonter des choses à l’esprit des choses. Il est lui-même présent à l’image durant la cérémonie religieuse destinée à rendormir le dieu que les travaux d’exhumation ont dérangé : la quête spirituelle se précise. Elle trouve son aboutissement dans la dernière scène, où une vieille femme raconte que la déesse de la fertilité lui a rendu visite. Tirant la leçon, elle conclut par un trait qui fait figure de savoir ultime : C’est notre foi religieuse qui fait notre longévité. Elle le dit directement à Ogawa (hors champ) — en plan serré : c’est la première fois. Comme si tout le trajet du film, ses manières, ses recours, ses dispositifs sans cesse redéployés, n’avaient été que le moyen de parvenir à cette parole, à cette confrontation.

On peut être surpris par la connotation conservatrice de la conclusion. Ogawa était lui-même assez conservateur, au moins autant que les paysans qu’il filmait : respect des ancêtres et des règles établies, tentative constante de protéger l’ordre ancien des assauts du monde moderne, obéissance aux préceptes religieux.

Mais cette dernière scène s’inscrit à la fin d’un mouvement (la structure du film) qui corrompt la littéralité de son anecdote. Ce que le film raconte, en remontant comme il l’a fait des effets à leurs causes, c’est surtout ceci : qu’on n’est que le produit de son histoire, qu’elle soit biologique, mythique, ou spirituelle. D’où la nécessité fondamentale d’être en accord avec ses ancêtres afin de l’être avec sa propre identité.

Cet accord recherché, cette quête d’une transmission, c’est un peu le parcours d’Ogawa durant le film : en orientant sa recherche vers les anciens, vers les divinités dépositaires de cette histoire, pour conclure dans une relation presque directe avec la déesse de la fertilité (à travers la vieille femme), il part à la conquête de l’histoire de la vallée, autant pour la rendre à qui de droit que pour se l’approprier.

On peut même penser que Magino Village raconte comment Ogawa a choisi de s’inscrire dans l’histoire de cette communauté, comme dans une continuité naturelle. En ce sens, c’est bien la recherche d’une place dans le monde qui est son vrai sujet. À son échelle, le petit village de Magino est en effet le monde, appréhendé dans une globalité qui touche au véritable voyage cosmique — l’effet de boucle créé par le retour du printemps à la fin, une année entière écoulée, en redit la dimension close et parfaite.

Et c’est bien parce qu’Ogawa s’est installé dans cette vallée pour y vivre qu’il a éprouvé la nécessité du film — soit l’inverse d’une démarche purement scientifique ou ethnographique –, pour (se) comprendre et laisser la trace de son passage de la même façon qu’il a exhumé et consigné les traces des anciens. La mise en scène n’a pas été que son moyen, elle a aussi été son but : la création d’un monde pour/où exister.

La puissance démiurgique du cinéaste se dévoilera clairement au générique de fin, qui fait défiler tout le village dans une apothéose presque fellinienne, au rythme de la fanfare entrevue au début. Les villageois saluent la caméra montée sur grue, la coopérative agricole est révélée comme troupe de théâtre, puissances du faux et du vrai se marient dans un grand éclat de rire.


  1. Toute la structure du film obéit à cette question : au commencement, le cinéma (les deux opérateurs dans la rizière) — qui permet la saisie de la plante de riz. Puis : le fonctionnement de la plante elle-même, sa fertilisation — qui permet sa survie interne. Puis : le système d’irrigation — qui permet sa survie externe. Puis : le mythe de l’arrivée de l’eau dans la vallée – soit la possibilité même des systèmes d’irrigation. Puis : l’exhumation de la statue d’une déesse de la fertilité — incarnation dans l’univers du mythe, et bascule du film depuis le temps présent au temps des origines : les restes du foyer, l’hommage au dieu endormi dans la terre, les chants d’hommage aux ancêtres exécutés.


Publiée dans La Revue Documentaires n°18 – Global/local, documentaires et mondialisation (page 181, 3e trimestre 2003)