La stratégie du scorpion

Serge Hajlblum

Ce n’est qu’une proclamation : lue à un moment spécifique, pendant un temps dont Jean-Luc Godard s’est dessaisi pour l’offrir aux intermittents du spectacle ; un tract qui, envoyé à voix haute, a eu un retentissement infiniment plus grand que s’il avait été diffusé sous forme de tract papier, parcouru puis chiffonné au hasard des rues, de ci et de là.

Cette proclamation a été faite en lien à cette action qui verra ce qu’on peut appeler le champ culturel de la France à l’été 2003, s’éteindre du fait de la grève qui ne cessait de rebondir d’ici et de là, de manifestation en festival, et qui suspendait tout un chacun à cette question de savoir s’ils auront lieu ou non, ou en partie, et alors quelle partie. C’était plus un immense jeu de dames où les pions sautaient et rebondissaient le long des diagonales de carrés qu’un jeu d’échecs où la diagonale du fou s’organise à compter du but que représente le couple du roi et de la reine.

J’ai appris, à cette occasion, à quel point ce pays était complètement moucheté de manifestations artistiques de toutes sortes, et combien cette économie du culturel importait pour la vie locale, régionale, pour une appétence qui ne tenait pas, loin de là, qu’au seul besoin. De plus, je n’ai pas le souvenir, hormis le grognement de quelques grincheux prompts à hisser l’oriflamme de leurs amours plus exaltés qu’exaltants, d’une révolte des spectateurs, de ce qu’on appelle public : plutôt une atmosphère de sympathie.

Le maillage culturel est aussi fait de cette connivence : je ne vais pas écouter des compositions croisées de Robert et Clara Schuman dans le cloître du monastère bénédictin de Lavaudieu en Haute Loire si je ne trouve pas cette ambiance faite de toutes ces complicités, fussent-elles infimes, qui m’y porte. À Saint Didier-sur-Doulon, également en Haute Loire, les villageois portent à bras le piano demi-queue jusque dans l’église pour que s’y produise et soit écouté un concert fait des sonates de Beethoven. Quand je vais à de tels festivals tenus dans la trame du quotidien, je n’assiste pas tout à fait à ce spectacle qui est le lot d’Avignon pour le théâtre, de La Roque d’Anthéron pour le piano, de Marciac pour le jazz, de Cannes ou Deauville pour le cinéma par exemple, et autres.

Tout ces jeux et rebonds du plaisir ont fait qu’en France, beaucoup se sont reconnus dans les diverses actions, socialement très dures quand elles touchaient les espoirs et attentes d’un été dans des lieux connus et reconnus, et ces liens de sympathie quand elles prenaient lieu au cœur de la vie quotidienne et quasi de voisinage. Somme toute, je ne respirais plus de la même manière et tout cet ensemble de manifestations culturelles m’était d’autant plus présent qu’il se dessinait en creux comme manquant. Il me faisait vivre autrement.

A un moment, la revendication quant au possible et à la vie, le discours qui l’accompagne, sans quitter ce champ des connivences et sympathies, deviennent violents : ce qui a eu lieu lors de cet été 2004. Rien de plus normal pour fendre les rejets, les surdités et les refus.

Mais les violences peuvent suivre plusieurs chemins : notamment quitter celui du désir pour rejoindre l’agressivité dont le modèle reste encore et toujours la guerre. Pourquoi pas ? Sauf à oublier que cette violence, aussi grande qu’elle soit, porte et reste au service d’une revendication à élaborer, diffuser, faire partager par les uns et les autres, à satisfaire enfin : faute de quoi, elle se retourne, produit des effets inverses et devient une stratégie du scorpion qui se suicide avec son propre venin.

L’option de la guerre est celle qui a été choisie dans cette déclaration-tract. Certainement en réponse à cette déclaration de guerre venue des autorités remettant en question les droits acquis tant au travail qu’au chômage, le droit inaliénable quant à la vie même. Mais à lire ce tract déclaratif, guerre à quoi au juste ? Je suis contraint de dire au monde entier : aux chinois qui construisent des murs (la grande muraille est considérée comme une œuvre d’art, actuellement) aux industriels japonais, à la concurrence qui voit les intermittents vendre, comme l’ouvrier lambda, leur force de travail, aux réalisateurs dont les films n’ont pas (ou mal) lieu, à la précarité des engagements, etc.

La guerre : alors la pire dans ce nom qui revient comme queue et clef de voûte de toute explication : « victime de la concurrence (gestapo de l’esprit 1) ». Cette phrase, présente dans la première mouture du texte que j’ai reçu : je la maintiens à titre d’exemple quant aux dérives qui emportent : je la maintiens parce qu’elle a été diffusée. Goebbels disait plus juste. Il n’avait pas besoin de faire le détour par quelque concurrence pour sortir son revolver : juste d’entendre le mot culture. Là, les balles n’ont jamais été le fait de cette concurrence du libéralisme triomphant : plutôt, vous le savez, du monolithisme social et de la pensée unique dans tous ses enjeux meurtriers.

L’emploi du mot Gestapo renvoie au champ auquel il appartient, à ce moment spécifique de l’histoire où meurtres et crimes réglaient le social dont l’organisation délirante était effective. La Gestapo de l’esprit était toujours en même temps celle qui visait les corps : si les balles de Goebbels arrivaient bel et bien dans les nuques, les haches des bourreaux ont aussi décapité les étudiants de la Rose Blanche qui s’étaient permis un tract contre…

Alors l’usage du mot Gestapo est loin d’être dans l’innocence d’un mot, d’un bon mot, lancé. À le convoquer, les auteurs de cette déclaration invoquent un état de fait qui n’est plus, sauf dans une confusion mentale qui maintenant les discrédite : le scorpion encore et toujours.

Tout le monde sait que la sécurité sociale a été créée en France par de Gaulle en 1946, soit au sortir de cette guerre qui a vu la Gestapo à l’œuvre. Certains, juifs, résistants, pétaient littéralement les plombs quand il leur était demandé, pour des remboursements ordinaires de maladie, de remplir la feuille de maladie et d’y inscrire leur numéro de SS C’était écrit comme ça : numéro de SS J’entends et je comprends cette folie qui a poussé certains d’entre eux, quelques fois, à se rendre à leur caisse de SS et à hurler à voix que veux-tu, Gestapo : ces lettres, qu’ils avaient du mal à dire, leur était la chose même ! Il y avait, pour articuler leurs vies présentes à leurs survies passées, ce sigle, ces lettres qui avaient signifié un réel toujours actuel dans leur corps et dans leur vie. Il y aurait beaucoup à dire, à partir de cette folie là, pas si folle que ça in fine, notamment de tous ceux, principalement des petites gens, à qui il a été longtemps impossible de remplir ces feuilles et qui ont préféré renoncer à tout remboursement. Mais avoir ses droits à la sécurité ouverts en continu à la Sécurité Sociale, n’est-ce pas là une des revendications des intermittents, n’est-ce pas là l’égalité de fond du social en France ?

Utiliser ce mot dans ce cadre de revendication met le dire, le texte, en scène avec une obscénité qui ne témoigne que de ceci, que la nudité reste ballante et triste : elle est de celle qui oblige le passant à détourner son regard, à prendre un autre chemin et à parler avec d’autres. Son emploi est ce moment où les dires se retournent et rendent les revendications vaines parce qu’adossées à une profération tant inactuelle que dérisoire quand elle s’en prend au monde entier vu par de curieuses lorgnettes.

Ma colère est grande : et mon rejet encore plus. Et je reste finalement avec ceci : que là où ils vont, non seulement je ne vais pas, mais je m’oppose de la manière la plus résolue.

Paris le 22 juin 2006


  1. À la suite de ces remarques formulées à la suite d’une première lecture, le texte d’origine a été amendé : l’expression n’y figure plus. J’ai choisi de maintenir cette remarque qui garde son actualité.

Publiée dans La Revue Documentaires n°20 – Sans exception… culturelle (page 53, 3e trimestre 2006)