1968-2008 : Tactiques politiques et esthétiques du documentaire

David Faroult, Hélène Fleekinger

La Revue Documentaires a sollicité pour diriger ce numéro deux enseignants-chercheurs dont les études et publications depuis plusieurs années portent sur les cinémas militants des années 68. Le comité de rédaction de La Revue Documentaires leur a laissé la maîtrise des choix éditoriaux.

Les commémorations du 40e anniversaire de mai 1968, comme les précédentes, ont été l’occasion de mesurer où nous en sommes à l’égard du projet d’une émancipation radicale, universaliste et égalitaire. Cet anniversaire a connu une amplitude inédite (en matière d’activité éditoriale, non seulement écrite, mais aussi sonore et audiovisuelle). C’est que Nicolas Sarkozy, un an plus tôt, avait activé l’antagonisme en réclamant que soit « liquidé » 1 l’héritage de mai. Cela a plutôt eu pour effet de nous inciter à un vaste inventaire, l’amorce d’un bilan encore à venir de « l’événement mai 68 » : dans chaque champ spécifique, qu’est-ce qui serait effectivement liquidé si le président en exercice avait les moyens de ses ambitions, si réellement notre héritage révolutionnaire de 68 était liquidé ? N’y a-t-il pas déjà, dans cette antagonisation de la relation à 68 une bonne nouvelle : si les plus hautes instances étatiques du présent peuvent faire de la liquidation de l’héritage de mai 1968 une tâche centrale de l’heure, c’est bien que cet héritage est toujours actif, toujours menaçant pour les nanti-es ? « Mai 68 » serait-il le nom actuel du « spectre » qui, depuis si longtemps déjà, « hante l’Europe » 2 ? Inversement, n’y a-t-il pas une fétichisation de « mai 68 » qui tend à le dépolitiser et le vider de ses enjeux pour nous aujourd’hui ?

Nous voulons ici tenter un effort de réappropriation de cet héritage décrié, dont les ennemi-es même nous enseignent à quel point il compte. Le présent numéro veut être une contribution critique à cet inventaire, à l’amorce de ce bilan : quelles leçons, encore fécondes, 68 nous a-t-il léguées, spécifiquement dans le champ des cinémas documentaires ? Qu’est-ce que cette « liquidation » signifierait dans ce champ cinématographique ? Nous voudrions modestement contribuer à cet effort global d’inventaire. Précisons d’emblée : dans l’approche que nous en avons, « mai 68 » ne se réduit pas aux événements de mai et juin, mais la formule englobe les « années rouges » qui ont suivi et en ont été l’effet. C’est à l’intérieur de toute cette séquence que se sont déployées des réflexions et tentatives, souvent étouffées par la suite. Certains, parfois les protagonistes eux ou elles-mêmes de ces innovations dans les pensées et les pratiques, ont cru bon de railler ou de vomir ce qui s’est tenté de plus radical dans le feu d’une conjoncture qui appelait la radicalité.

Notre hypothèse est qu’il s’est inventé dans la foulée de l’événement, un nouage singulier entre esthétique et politique dans une approche qui interrogeait tactiquement cette relation. Loin de toute ambition exhaustive, nous voudrions éclairer au contraire les contradictions qui furent les plus actives parmi les cinéastes révolutionnaires de la séquence ouverte par mai 68. Les données factuelles et historiques ne sont ici convoquées que pour éclairer les leçons toujours actuelles de la séquence historique. Il semble que deux options tactiques de relation entre cinéma et politique émancipatrice constituent la contradiction centrale, qui divise les démarches de cette période : la conception d’un documentaire de contre-information sur les luttes et celle d’une innovation avant-gardiste radicale dans les « formes » et les « contenus » politiques. Cette dernière étant conduite à congédier les notions de « forme » et de « contenu », précisément pour être en mesure de repenser le processus de production des œuvres dans sa liaison avec la politique.

Pour ouvrir ce numéro, Alain Badiou a autorisé que nous reproduisions un texte qu’il avait rédigé dès juillet 1968 3, dans lequel il présente une analyse à chaud de la portée des événements. Les lecteurs familiers de son œuvre philosophique seront frappés d’y trouver déjà implicitement une acception du concept d’événement qu’il ne formulera clairement qu’à partir de ses ouvrages des années 1980 (Théorie du sujet et surtout L’Être et l’événement). Qu’Alain Badiou soit ici chaleureusement remercié de son geste amical, de l’effort auquel il a consenti pour débarrasser son texte des coquilles et erreurs héritées de la publication initiale, mais aussi pour sa rédaction d’une brève préface à cette republication, situant les points qui distinguent sa position actuelle de celle qu’il soutenait alors.

Il nous importait en effet particulièrement d’inscrire les travaux de ce numéro sous une proposition de lecture, de déchiffrage de l’événement : celle qui se développe dans « Brouillon d’un commencement » nous semble être d’une saisissante lucidité.

Olivier Neveux, éminent spécialiste du théâtre militant 4, rompt le « silence oppressant » qui pèse encore trop sur la proposition d’un « théâtre documentaire » théorisé par Peter Weiss à la veille de 1968. La rencontre entre cette formule et l’événement de mai semble, à peu de choses près 5, avoir échoué. Mais les leçons n’ont rien perdu de leur fécondité, et il fallait qu’une telle expérimentation, ainsi que sa théorie, soient mises enfin entre les mains des documentaristes, car trop d’entre eux ou elles en ignorent encore l’existence. Il s’agit précisément d’une tentative pour penser l’articulation entre « contre-information » et construction esthétique, en prenant l’analyse politique pour méthode dans l’élaboration de l’œuvre.

François Albera interroge les modalités, les limites et leurs conséquences de l’appropriation de l’héritage des avant-gardes soviétiques par l’avant-garde cinématographique soixante-huitarde. Une connaissance étroite des productions filmiques et théoriques de la Russie révolutionnaire lui permet de repérer les sources lacunaires auxquelles elle avait accès concernant les expériences soviétiques. C’est conséquemment à cette analyse, grâce à l’initiative et au travail de François Albera, que nous publions ici pour la première fois intégralement en français, le texte du débat du LEF sur le cinéma (1927). Valérie Pozner avait publié d’importants extraits de ce texte, précédés d’une contextualisation serrée et utile 6. Qu’elle soit ici remerciée d’avoir bien voulu fournir son expertise, et revoir les traductions à partir de leur confrontation aux textes russes.

L’intérêt majeur de ce débat sautera aux yeux des lecteurs et des lectrices : on y trouve thématisés et théorisés, sans doute pour la première fois avec une telle profondeur, les questions et discussions qui, aujourd’hui encore, agitent les documentaristes comme les cinéastes militant-es : quelle relation au matériau, et à travers lui, à la réalité ? Quel degré d’intervention du cinéaste dans le traitement de ce matériau ? Quelle fonction viser pour le film ? Le mérite du LEF est sans doute d’avoir identifié que ces questions revêtent des enjeux bien plus politiques que moraux. Le cinéma, finalement, ainsi saisi, pourra jouer un rôle dans la nécessaire reconstruction du mode de vie, à laquelle aspiraient les révolutionnaires du LEF dans la jeune Russie soviétique. L’intervention du constructiviste-productiviste Boris Arvatov est d’une singulière radicalité dans ce débat.

Un dossier propose de découvrir le film D’un bout à l’autre de la chaîne qui traitait des enjeux discursifs du 10e anniversaire de mai 68 en mai 1978. Réalisé par Nicolas Stern et Frédéric Serror, il fut signé par le collectif Cinéthique qui publiait également la revue du même nom. Le dossier s’ouvre par un article de David Faroult qui propose d’en souligner certains enjeux : le film est lisible comme une intervention consciente et fondée sur des positions théoriques et politiques que l’on peut déchiffrer et expliciter. La critique de l’économisme comme déviation soutient le propos du film comme sa construction.

Dans un entretien conduit par correspondance, Nicolas Stern, ancien membre du collectif, évoque son parcours à partir de ce film qui était un modèle de critique des fondements du discours médiatique, semblant en cela répondre au programme de Peter Weiss exposé par Olivier Neveux. En annexe, nous publions un texte de Nicolas Stern évoquant les commémorations de 1998, mais aussi une retranscription de la bande sonore du film, qui invite à en saisir la structure par une lecture diagonale, comme le détail par une lecture linéaire. Des extraits de textes de Cinéthique contribuent à documenter davantage ce film singulier et dense ; ils nous éclairent également sur le type d’interaction complémentaire conçue par ce collectif entre la fonction de la revue et celle de leurs films.

Nicole Brenez expose les fondations de la notion de pamphlet militant au cinéma, en même temps qu’elle recense en un inventaire raisonné le corpus qu’on en peut définir autour de 68. Sa proposition soutient et se soutient d’une activité de programmation aussi exemplaire que courageuse depuis plusieurs années, aussi bien à l’occasion de cartes blanches dans des festivals et colloques, qu’aux séances régulières consacrées aux avant-gardes à la Cinémathèque Française. Conformément à son approche inlassablement poursuivie, Nicole Brenez propose de penser le cinéma à travers des corpus, qu’il s’agit d’abord de constituer, d’extraire de l’oubli ou de la disparition.

Thierry Nouel fournit en un texte synthétique au regard de ses ambitions, le témoignage critique d’un des cinéastes militants dont le nom est longtemps resté dans l’ombre des signatures collectives. Le récit de son parcours singulier révèle les différentes étapes de réorientation de son activité au fil des années qui ont suivi l’effervescence de mai. Les actions qu’il rapporte, telles que celles des « commandos » de re-programmation militante des ciné-clubs, témoignent d’une époque où tous les domaines de l’activité sociale devaient être réinvestis politiquement.

La cinéaste Danielle Jaeggi raconte dans un entretien avec Hélène Fleckinger son expérience des États généraux du cinéma et sa prise de conscience féministe, qui l’ont conduite à tourner l’un des tout premiers films liés au Mouvement de libération des femmes, Sorcières camarades. Il s’agissait alors pour les femmes de mettre en forme les images de leur oppression spécifique pour ne plus les vivre et cheminer vers une émancipation.

Hélène Fleckinger prolonge la réflexion à travers l’exemple d’Histoires d’A, de Charles Belmont et Marielle Issartel, qui a constitué un moment en soi de la lutte pour l’avortement libre et gratuit. Elle y montre que ce film, directement issu de la conjoncture militante, a contribué à la transformer concrètement, par sa confrontation à la censure d’État – qui a paradoxalement renforcé la mobilisation -, mais aussi par la pertinence de ses choix politico-esthétiques.

Dans un entretien conduit par Hélène Fleckinger, Dominique Barbier, aujourd’hui monteuse dans le cinéma documentaire, évoque le parcours qui l’a conduite des Cahiers de mai à une année de lutte aux côtés des ouvrier-es des usines Lip, à Besançon, où elle s’est occupée de la commission cinéma et a commencé à tourner en vidéo. Elle y interroge les pratiques militantes du cinéma qui ont dominé les années 68 et qui se plaçaient « dans la tradition du cinéma direct […] où la caméra révèle ».

Au moment de mettre sous presse ce numéro, nous apprenons la disparition de Carole Roussopoulos, pionnière de la vidéo légère en France et militante féministe. Nous lui rendons hommage dans un texte qu’accompagne une filmographie témoignant de l’ampleur de son œuvre.

En guise de clôture, et pour précisément ne pas conclure ce numéro qui voudrait être une exigeante invitation à une production cinématographique militante renouvelée, deux brefs textes enthousiastes présentent des expériences récentes : celle de Vive TV au Venezuela, et le film de Thomas Faverjon, Fils de Lip.

Souhaitons que ce dossier, au-delà d’un travail d’historien-nes, puisse un jour se révéler utile aux cinéastes qui prendront part aux prochains soulèvements radicaux : ils et elles ne partiront pas de zéro, et plus qu’un travail de mémoire, c’est à une réappropriation active de quelques acquis que nous voudrions contribuer.


  1. C’était avant son élection, dans un discours de campagne qui fit du bruit, notamment parce que quelques ancien-nes « soixante-huitard-es » étaient présent-es pour exhiber leur ralliement (André Glucksman, par exemple) : « Les héritiers de Mai 68 avaient imposé l’idée que tout se valait, qu’il n’y avait donc désormais aucune différence entre le bien et le mal, aucune différence entre le vrai et le faux, entre le beau et le laid. Ils avaient cherché à faire croire que l’élève valait le maître […], que la victime comptait moins que le délinquant. […] Il n’y avait plus de valeurs, plus de hiérarchie. […] Dans cette élection, il s’agit de savoir si l’héritage de Mai 68 doit être perpétué, ou s’il doit être liquidé une bonne fois pour toutes ». (Nicolas Sarkozy, discours de Bercy, dimanche 29 avril 2007)
  2. Selon la célèbre formule incipit de Marx et Engels dans le Manifeste du parti communiste : « Un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme ».
  3. Voir Alain Badiou, « Brouillon d’un commencement », Textures, n°3-4 : « révolutions », Hiver 1968, Bruxelles. Depuis cette autorisation, ce texte a connu une nouvelle audience par sa publication dans : Alain Badiou, L’Hypothèse communiste. Circonstances 5, Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2009, p. 59-73.
  4. Voir notamment : Obvier Neveux, Théâtres en lutte. Le théâtre militant en France des années 1960 à aujourd’hui, Paris, La Découverte, 2007 ; Christian Biet et Olivier Neveux (dir.), Une histoire critique du spectacle militant. Théâtre et cinéma militants 1966-1981, Vic-la-Gardiole, L’Entretemps, 2007.
  5. Nous savons que Jean-Luc Godard n’avait pas été indifférent à cette approche, dès sa publication en français en 1968 : il cite quelques extraits du texte de Peter Weiss « Notes sur le théâtre documentaire », sans en indiquer la source, dans la voix off chuchotée de son film Le Gai Savoir entrepris avant mai et terminé juste après. Cf. Nicole Brenez & al., Jean-Luc Godard : Documents, Paris, Centre Pompidou, 2006, p. 156.
  6. Valérie Pozner, « “Joué” vs “non-joué”. La notion de fait dans les débats cinématographiques des années 1920 en URSS », Communications, n°79, 2006, p. 91-104. Cet article est suivi d’importants extraits du débat du LEF, accompagnés d’un précieux appareil critique : ibid., p. 105-117.

Publiée dans La Revue Documentaires n°22-23 – Mai 68. Tactiques politiques et esthétiques du documentaire (page 4, 1er trimestre 2010)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.022.0004, accès libre)