Entretien avec Marcel Trillat
Au début du projet, il y avait l’idée de faire un film sur ce que sont devenus les ouvriers et plus généralement les prolétaires en France. À force d’entendre dire qu’ils avaient disparu, ou qu’ils étaient en voie de disparition, on finit par se dire : on n’a jamais gagné autant d’argent en France, il y a des fortunes qui s’accumulent, il y a bien des bras qui ont aidé à ce que ces fortunes se fassent, elles ne sont pas tombées du ciel. Je me suis dit qu’il fallait retourner voir comment ça se passait. La classe ouvrière s’est tue. On a l’impression qu’elle se tait depuis vingt ans, sans doute intimidée par la peur du chômage. Elle se bat beaucoup moins pour les salaires ou pour les conditions de travail. J’avais été très passionné par le « mouvement ouvrier » comme on dit, à l’époque où il tenait le haut du pavé. Que s’était-il passé depuis ?
D’abord, j’ai commencé à repérer pour un film de trois heures. La chaîne a accepté deux heures, à ma grande surprise. Je n’ai pas demandé mon reste, je me suis plonge dedans, toutes affaires cessantes. J’ai travaillé avec des spécialistes et j’ai repéré sur le terrain.
Or, j’avais en tête un autre sujet depuis très longtemps mais je n’avais jamais réussi à le faire parce que ça n’intéressait pas les responsables. Je voulais raconter l’histoire d’une usine qui ferme. Parce qu’il en y a eu une hécatombe ces dernières années. Donc je me suis dit : je vais réaliser un voyage dans la classe ouvrière mais il y aura comme fil rouge l’histoire d’une liquidation d’entreprise du début à la fin, suivie sur plusieurs mois. Qu’est-ce qui se passe quand les ouvriers apprennent que leur usine va fermer ? Qu’est-ce qui leur arrive après ? Je me suis dit : tout au long du film de deux heures, de temps en temps, on reviendra à eux, on reviendra au point où ils en sont : est-ce qu’ils se battent ou pas, est-ce qu’ils arrivent à quelque chose ou pas, ce sera le fil rouge. Et puis le fil rouge m’a échappé complètement. Il m’a débordé. Il est devenu tellement riche ! Et je me suis fortement attaché aux personnages en revenant les voir sur une longue période, presqu’un an. Ils sont devenus comme des personnages de fiction qui évoluent, qui changent. Les coiffures changeaient, la psychologie évoluait en cours de route, des gens qui ne disaient rien pendant des mois, tout d’un coup se mettaient à parler et à dire des choses passionnantes. Le résultat, c’est que je me suis trouvé avec une matière ingérable.
J’ai commencé à montrer tout ça au nouveau directeur des documentaires de France 2, Yves Jeanneau, un vrai professionnel. Pour une fois, ils ont choisi quelqu’un qui connaît ce métier-là, qui a des idées sur le documentaire. Quand il a vu une partie du matériel, il a dit : « c’est simple, il n’y a pas 36 solutions, tu fais deux films ». J’avoue que c’est assez inhabituel. D’habitude, ils vous disent toujours : « il y en a trop, il faut que tu raccourcisses ». J’avais la commande d’un film, il dit : fais-en deux. Pour moi, c’était merveilleux parce que j’avais l’impression que j’allais sacrifier du matériel et donc le fil rouge est devenu un film à part, entièrement indépendant du reste.
Comment suis-je tombé sur cette usine ? Évidemment j’ai beaucoup repéré. Par exemple, je suis allé chez Bata, une situation très intéressante, qui a fermé à peu près au même moment. J’ai rencontré beaucoup de gens. L’usine de textile Mossley m’a très vite séduit parce que c’était un petit univers, un petit monde où je trouvais des personnalités très variées, un raccourci d’humanité : il y avait des petits malins, la brute au cœur tendre, la petite coquette, il y avait des personnages qui m’ont tout de suite accroché. Dans ce microcosme, ils étaient 123 à être licenciés, et ils étaient une soixantaine à participer vraiment à l’occupation, à se battre pendant des mois. Je pensais pouvoir d’une certaine manière tout raconter, en les regardant vivre, en vivant avec eux cette extraordinaire aventure qui leur arrivait.
Et puis, le fait que ce n’étaient pas de vieux syndicalistes me plaisait bien. La plupart était des débutants. Ils découvraient la lutte. Trop tard, au moment où l’usine fermait. Ils avaient commencé à se battre. Mais finalement ils se sont révélés dans cette grande lutte-là qui s’est appuyée sur leur refus de la fatalité. L’usine ferme. On vous file 18 000 francs pour vingt ans d’ancienneté, vous la bouclez, vous prenez vos 18 000 balles et vous foutez le camp. Et ça, ils l’ont refusé. vingt ans. On a tout accepté, pas d’augmentation de salaire pendant des dizaines d’années, toujours au SMIC, et le SMIC c’est 5 800 francs. Ces gens travaillaient dans un métier très dur, avec la poussière, les fibres qui vous rentrent dans les yeux, dans le nez, partout, pour 5 800 francs et en plus on leur piquait 300 francs pour le car qui les ramenait des villages. La plupart avait déjà été licenciés au moins une fois, sinon deux. À cent kilomètres de là. Or là ils ont dit non, ils ont pris un trésor de guerre, comme les gens de Cellatex, et ils ont menacé de faire tout sauter. Puis ils se sont calmés, ils ont été intelligents comme on peut le voir dans le film.
À partir de quand as-tu décidé de suivre l’histoire en détail, l’occupation du siège social, etc. ?
Presque tout de suite. Je suis allé repérer. En plus j’aime bien les gens du Nord. Ils ont au départ beaucoup de recul, ils te regardent venir. Ils te testent au début. En même temps, ils étaient très ouverts. Ils savaient bien qu’ils avaient besoin des journalistes, des cinéastes pour faire connaître leur lutte, parce qu’ils étaient complètement isolés. Qu’est-ce que c’est 123 salariés dans une filature que les patrons ont fait exprès de faire péricliter pendant des années pour la fermer. Quel poids ont-ils ? Aucun. Ils étaient conscients de ça. Mais leur méfiance était extraordinaire. Ils étaient prêts à jouer le jeu mais se méfiaient beaucoup. Puis on est allé doucement, on a commencé à se connaître. C’est toujours pareil. Comme dans la vie. Il faut faire connaissance. Ma force dans cette affaire-là, c’est que j’avais obtenu de France 2 et de mon coproducteur l’essentiel, c’est-à-dire du temps. Pour une fois, j’avais le temps pour faire ce que je voulais. Notre problème habituel, c’est qu’on n’a jamais le temps. On fait trop vite. Donc, on bouscule les gens et, finalement, rien ne se passe. Là on avait le temps, au début, pour le repérage, puis on a commencé à tourner. On s’est testés mutuellement. Là, on a décidé ensemble qu’ils me préviendraient chaque fois qu’il se passait quelque chose, et puis moi je passerais de temps en temps pour voir où ils en sont.
De qui est venue l’idée d’aller en Turquie ? De toi ou d’eux ?
Dès qu’ils m’ont parlé de la Turquie, ça m’a tout de suite branché. Je me suis dit, il faut que j’aille voir ça. De son côté, Dany le rouge n’arrêtait pas de dire : « j’aimerais bien voir ce qui se passe en Turquie ». Donc on s’est dit : on y va et on l’emmène.
C’est assez curieux cette histoire, un trou aussi perdu en Turquie qu’en France.
C’est ce que j’ai trouvé passionnant dans cette histoire, les choses ne se sont jamais déroulées comme j’avais prévu. Par exemple en Turquie, je ne m’attendais pas du tout à ce que j’ai trouvé. Je m’attendais à un exemple de délocalisation classique. On ferme une usine en France, on en ouvre une là-bas. On va faire suer le burnous là-bas, en les payant dix fois moins cher et on fait du blé. Et puis on tombe sur un truc, pas du tout ça. Une usine fermée depuis quelques mois. Effectivement ils ont payé les gens à coups de lance-pierre, mais en même temps l’usine ne fonctionne pas. Ils se font arnaquer par un industriel turc qui est visiblement un voyou de première, et l’usine est arrêtée. Une malheureuse directrice, très sympa, nous confie un message pour ses patrons : « on est là, prêts à travailler, on vous attend ». Nous sommes complètement soufflés. Là on a commencé, avec Dany, à se poser quelques questions. Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? Pourquoi ont-ils fait ça ? Est-ce que, comme Dany le dit, ils sont nuls ? C’est possible aussi, mais ça m’étonnerait quand même. Ou est-ce qu’il y a une magouille ? Est-ce que ce truc est là pour masquer des circulations de fonds, de capitaux, pour masquer autre chose. Ça semble une hypothèse vraisemblable. Quand on voit cette espèce d’imbroglio qu’est devenue l’entreprise.
D’ailleurs, c’est frappant aussi. Dans toute cette enquête pour les deux films, à chaque fois qu’on va dans une usine de n’importe quelle taille, on se rend compte qu’elle appartient à une espèce d’embrouillamini d’entreprises, un groupe, français ou étranger mais toujours international, avec des usines partout dans le monde, avec des sociétés implantées en Europe, dans le Sud et toujours plus ou moins au Luxembourg ou dans un endroit comme ça. Où les capitaux peuvent, le moment venu, disparaître comme dans le triangle des Bermudes, on ne sait pas trop ce qu’ils deviennent. En Turquie nous avons été un peu déçus au début, puis on s’est dit : finalement c’est encore plus intéressant. C’est ça la réalité. Mais pour démêler les fils d’une situation comme ça, il faut plus de temps que nous n’en avions.
Le film laisse le spectateur dans l’expectative, on ne sait pas s’ils vont toucher ce que le juge leur a accordé ou pas. Peux-tu dire un ou deux mots sur ce qui s’est passé ensuite ?
Quand on a arrêté le film, on était en plein drame. Après 300 jours, presque un an de bagarre, ils n’avaient rien, ou très peu, presque rien. Et apparemment, le patron qui avait signé, qui s’était engagé, n’honorait pas sa signature. Il disait : « Je ne payerai pas. J’ai promis de payer, peut-être, mais non, je ne payerai pas ». « Mais vous êtes obligé de payer, il y a un procès qui est gagné par le liquidateur qui exige que le groupe paie ». « Eh bien, ils perdent le procès, les patrons, puis ils disent qu’ils sont en faillite ». « On est en déficit. On n’a pas d’argent, donc on ne peut pas payer. »
Là, on se rend compte que c’est un groupe extrêmement composite. Celui qui se déclare en déficit est un mini-groupe à l’intérieur du grand groupe. Il n’y a aucune expertise pour voir si ce qu’ils disent est vrai. Où est passé le fric ? Est-ce qu’il n’y a pas eu des mouvements de capitaux ? Impossible à vérifier. Pas prévu par la justice. Il suffit que le patron dise : « je suis en déficit ». Et tout le monde dit : « ah bon, d’accord ». Donc quand nous avons terminé le film, la situation était complètement dramatique. J’étais même très embêté parce que je ne voulais pas en faire un chant funèbre. Et ce qui m’a heureusement sauvé au montage, c’est que je m’étais parallèlement bagarré autour de Patrick, un des personnages clefs. Dès que j’ai su qu’il avait ce problème d’analphabétisme, j’ai mené une lutte parallèle pour obtenir qu’il se confie à moi, qu’il comprenne que c’était bien de le faire, alors qu’au départ il en avait très peur.
Et donc j’étais très heureux de pouvoir finir le film avec quelque chose qui s’ouvre sur une histoire personnelle, sur de l’espoir. Mais en même temps je me disais que, du point de vue collectif, c’était vraiment terrible. Comme d’habitude, encore des ouvriers qui perdent. Et ils n’arrêtent pas de perdre en ce moment.
Et il y a huit jours, enfin, ils ont touché leur argent. Et la manière dont ils l’ont touché est extraordinaire. Le film y a joué un rôle quand même. Parfois, on a l’impression qu’on sert un peu à quelque chose aussi. C’est rare, mais ça arrive.
La diffusion du film a jeté un froid dans la région. Les décideurs se sont dit : « ce n’est pas possible. On passe pour des cons. C’est une image catastrophique qu’on donne à la France, à l’Europe. »
Et il y a eu un branle-bas de combat, des grandes réunions avec le Préfet, le liquidateur, le Directeur départemental du travail qui a joué un rôle très positif. On le voit dans le film d’ailleurs, celui qui applaudit les délégués. Les politiques. Même certains industriels qui ont tenu à se démarquer de comportements aussi scandaleux. Les politiques ont dit qu’il fallait faire quelque chose. Donc le Conseil Régional a fait un vote au terme duquel il a été décidé, et ils ont voté à l’unanimité de l’extrême-droite à l’extrême-gauche, que c’était le Conseil Régional qui allait payer ce qui était dû aux salariés et qui allait ensuite se retourner contre le groupe Mossley-Meillassoux pour se faire rembourser les sommes, en préemptant les locaux et le terrain. Donc ils vont eux-mêmes vendre l’usine et se payer sur la bête. Ce qui ne s’est jamais fait. C’est la première fois que ça se fait, et ça a réussi au prix de quelques rafistolages juridiques parce qu’une telle mesure n’est pas du tout prévue en droit français. Et ils ont réussi à l’imposer. Tout le monde a fait un effort en fermant les yeux sur certaines distorsions de la loi, parce qu’il n’y avait pas d’autre solution. Les patrons ne voulaient pas payer. Et il n’y avait rien à faire. La justice est impuissante lorsqu’un patron ferme une usine, refuse de payer les indemnités raisonnables et dit : « allez vous faire foutre, je n’ai plus un rond ». Et ces gens-là continuent à rouler en Mercedes, à avoir des résidences secondaires, tertiaires. C’est comme dit une ouvrière : « si nous on fait ça, on a immédiatement des saisies sur salaire. Après, si ça ne suffit pas, on saisit les meubles, on saisit l’appartement, etc. Mais eux, non. Il n’y a pas de recours. »
Ils n’ont pas de responsabilité directement engagée dans la société qu’ils gèrent. Ils sont très bien organisés pour que ça n’ait aucune conséquence sur eux. C’est vrai que c’est ressenti comme une injustice terrible, qui fout les gens en colère. Après il ne faut pas s’étonner si parfois ils ont envie de tout faire sauter.
Ce qui est très beau dans le film, c’est la proximité, la connaissance que nous avons des personnages, et cet intérêt pour ce qui se passe dans la classe ouvrière. C’est assez rare.
Ce n’est plus à la mode. Bon, ça en dit long aussi sur les médias, sur l’audiovisuel, sur le cinéma français. Pendant longtemps, les ouvriers n’ont plus existé alors qu’ils ont été des héros à certains moments, dans le cinéma français. Avec Gabin par exemple, la classe ouvrière avait une image positive. Et puis tout d’un coup, cette image est devenu ringarde. Tout ce qui touche au monde prolétaire, au monde ouvrier, tout ce qui tourne autour des luttes ouvrières c’est devenu ringard. Et pour justifier cette ringardisation et ce mépris finalement, on a réussi à faire croire que ça n’existait plus. C’est fini, c’est le dix-neuvième siècle !
Stéphane Beaud et Michel Pialaux dans leur livre Retour sur la classe ouvrière, un travail extraordinaire consacré à une entreprise qu’ils suivent depuis vingt ans, Peugeot Sochaux, rapportent une expérience avec leurs élèves. Ils leur demandent : à votre avis, combien d’ouvriers reste-t-il en France ? Première réponse, « 100 000 ». Il y en a qui disent : « non c’est plus quand même. 300 000 ». Et le chiffre maximum qu’ils obtiennent, c’est 600 000. Or, il y en a 6 millions. Bien sûr il y en a moins qu’avant. Depuis dix ou vingt ans, le nombre d’ouvriers a diminué. Mais au bénéfice de qui ? Au bénéfice des précaires, de la couche inférieure des services, des employés. Et quand on regarde la moyenne des salaires des employés, c’est la même à quelques centaines de francs près, que pour les ouvriers. Autour de 8 200 francs. Et quand on regarde les couches inférieures, on retrouve des situations pires que celles des ouvriers.
C’est la fin de mon deuxième film, qui s’appelle Les Prolos. Justement je l’ai appelé Les Prolos et pas Les Ouvriers, parce que Les Prolos en France aujourd’hui, ce n’est pas seulement les ouvriers, c’est aussi les employés. Les gens qui travaillent chez McDo. L’exemple que j’ai choisi ce sont les gens qui sortent les poubelles des immeubles, qui les nettoient, et pour te donner un exemple, celui que je filme, il fait plus de 100 heures par semaine de travail, ça peut aller jusqu’à 110 heures, 115 heures. 3 fois les 35 heures. C’est hallucinant. Avec accidents du travail, conditions de travail lamentables, aucune loi sociale respectée. C’est le monde du travail avant les lois du 20ème siècle. Dans de nombreux cas, il n’y a plus aucune protection sociale. Et cette dégradation est un des grands événements de notre époque.
Pendant que la majorité des médias et des journalistes, des intellectuels et des politiques se désintéressaient de ce secteur qui représente quand même en tout, employés et ouvriers, entre 12 et 13 millions d’actifs, presque les deux tiers des salariés français, pendant ce temps, les patrons, eux, réussissaient à balayer en quelques années bon nombre d’acquis sociaux par le biais de la précarité, de la sous-traitance, et peu à peu par la suppression des limites aux licenciements, l’érosion des salariés en CDI protégés par des syndicats forts, et qui ont réussi à imposer un minimum de sécurité. On les vire et on les ré-embauche comme précaires de différentes façons. On aboutit à des situations qui sont révoltantes mais qui n’intéressent personne. Depuis quelques années cependant, quelques films remarquables comme La Reprise ou Ressources Humaines ont annoncé un renouveau d’intérêt pour ces sujets.
Est-ce qu’on peut revenir sur toi. D’où viens-tu en tant que cinéaste ?
Je viens du monde paysan. Mes parents étaient de petits paysans du Dauphiné. La génération avant c’était des ouvriers agricoles, des paysans sans terre qui avaient réussi à devenir métayers, puis petits propriétaires parfois. Dans ces familles-là, la moitié des gens étaient paysans, l’autre moitié étaient ouvriers. Ou petits employés. Puis, parfois, il y avait un gosse à l’école qui se débrouillait pas trop mal, qui rentrait à l’École Normale d’Instituteurs et devenait instit. Là, on lui permettait de poursuivre les études jusqu’au bac, parce que sinon, ça s’arrêtait au stade du centre d’apprentissage. C’est ce que j’ai fait. Mais, tout cet environnement-là était très proche. Mon grand-père parlait patois, il avait débuté comme ouvrier agricole et c’était une espèce de vieux rebelle. Anticlérical, très républicain, admirant sans trop savoir ce que c’était des gens comme Jaurès. Et mon père était dans cette tradition-là. Socialiste de gauche. Même si, à un moment, on ne s’est plus du tout compris. C’est la vie. Et dans la famille, il y avait plein d’ouvriers, ceux qui ne pouvaient plus vivre de la terre et qui ont alimenté les usines au moment où on avait besoin de bras. Et qui se sont battus pour obtenir les congés payés, salaires respectables, conditions de travail améliorées, etc. Je me suis retrouvé élève-instituteur. Puis j’ai poursuivi des études pour devenir prof de français. Mais j’avais ce rêve complètement hors d’atteinte d’être journaliste, un jour, si je le pouvais. La chance a fait que j’ai pu faire des stages comme journaliste. Ça s’est bien passé. J’avais presqu’une sorte de culpabilité d’avoir échappé au sort des miens. Devenir journaliste, ça impliquait pour moi un devoir. Parler pour eux, parler d’eux d’une certaine manière. Toute ma carrière de journaliste, il y a toujours eu ça en filigrane. À chaque fois que j’ai pu, j’ai essayé de parler d’eux. Après, il y a eu la vie, le journal télévisé, etc. Et voyant la retraite approcher, je me suis dit qu’avant de quitter ce métier, il fallait que je les retrouve. Ceux qui n’ont pas eu ma chance, où est-ce qu’ils en sont.
Comment se fait-il qu’à partir du journalisme qui est quand même dominé par les formes courtes, tu fasses des films qui sont des long métrages documentaires ?
Oui, mais bizarrement j’ai commencé en faisant du long. J’ai eu la chance extraordinaire d’apprendre mon métier avec des gens comme les producteurs de Cinq colonnes à la une, et des émissions qui tournaient autour, Les femmes aussi, par exemple, dans les années soixante à PORTF. J’ai fait du long reportage avant de faire du court. C’est après, seulement, que je suis venu au journal télévisé. Et j’ai toujours eu la nostalgie de ce type de travail. À chaque fois que j’ai pu, je suis revenu au long. En 68, on s’est tous fait virer et là on a fait du reportage parallèle. On a fait une coopérative avec Roger Louis, une des gloires de Cinq colonnes à la une, on a fait des films, par exemple un qui s’appelait Étranges étrangers, sur la situation des immigrés à l’époque en 1969. Et qui circulait dans le circuit parallèle. Et ces films sur les paysans dont on a vu un petit extrait à Lussas étaient produits dans une institution qui s’appelait « Télé Promotion Rurale », et qui était destinée au public paysan et diffusée par les centres de FR3 dans les régions. Et puis, ensuite, beaucoup plus tard, quand je suis revenu de Moscou, j’ai retravaillé en magazine, quatre ou cinq ans, à Envoyé Spécial. Et souvent je me trompe, je dis Cinq colonnes, au lieu d’Envoyé spécial !
Tu étais correspondant à Moscou pour la 2 ?
Oui, à Rome, puis à Moscou. Du temps de la droite, au moment de la première cohabitation, j’ai été puni en étant envoyé à Rome. Et quand la gauche est revenue plus tard, on m’a envoyé à Moscou. Je leur ai dit que la droite était tout de même plus sympa. Trois ans à Rome et en Italie, c’est un cadeau. À Moscou c’est plus compliqué, mais c’est intéressant aussi. A priori, tout m’intéresse à condition que je fasse du reportage. À certains moments, je me suis trouvé dans la hiérarchie, pendant deux ou trois ans, parce que les dirigeants étaient des gens que j’estimais. L’ancien directeur de l’information, Pierre-Henri Arnstam par exemple, on s’est connus en 68 en faisant la grève ensemble. Ce genre de chose laisse des liens. Et je me dis aussi que, de temps en temps, il faut former les jeunes. J’ai beaucoup aimé ça, travailler avec des jeunes journalistes et les aider à se former. Mais au bout d’un moment j’ai voulu terminer sur le terrain, parce que c’est ce qu’il y a de plus passionnant. J’ai toujours voulu être réalisateur et journaliste, et ces films me permettent de faire les deux en même temps. Faire du documentaire est un vrai plaisir quand on a du temps et les moyens qu’il faut, comme ç’a été le cas cette fois-ci, et surtout, ce cadeau extraordinaire, la liberté la plus totale.
Tu tournes toi-même ou avec une équipe ?
J’ai une équipe. J’ai travaillé avec mon fils qui est caméraman et j’ai retrouvé un preneur de son avec qui j’avais tourné il y a trente ans. On est revenus, les trois mêmes personnes, pendant tout le tournage. Plus un copain, qui est venu me donner un coup de main quand il a vu devant quelle montagne de boulot je me trouvais, Maurice Faîlevic, un vieux copain réalisateur, grand réalisateur. C’est vraiment une preuve d’amitié formidable. Donc on était à trois, parfois à quatre sur le terrain. Mon fils est caméraman depuis une dizaine d’années, en se débrouillant seul de son côté, il était très sourcilleux là-dessus, et on a eu envie de travailler ensemble pour la première fois. Comme, je l’espère, beaucoup de pères et de fils, on a une grande complicité dans la vie. Et cette complicité s’est confirmée dans le travail. Ç’a été merveilleux de travailler avec lui. Ensuite, la monteuse du film est mon ex-épouse. On ne vit plus ensemble depuis une vingtaine d’années mais on est restés lies, très amis. Je l’admire beaucoup comme monteuse. Donc on a fait le film entre gens qui se connaissent et s’estiment beaucoup et entre lesquels il y a beaucoup de complicité et de confiance. Et j’avais besoin de ça parce que j’ai vécu dans l’obsession pendant un an et demi avec ces deux films. J’ai vécu dans un état second si tu veux. Et grâce à cet entourage et un producteur formidable, Jean Bigot, qui était « l’accoucheur » du projet, ça s’est mis à fonctionner, sur l’affectif beaucoup. Ces films-là, on n’avait pas le droit de les louper.
Le projet s’est monté à France 2. Je l’ai d’abord proposé à Michèle Cotta, avec qui je ne suis pas toujours d’accord mais qui est une vieille copine. Elle s’est jetée dessus quand je le lui ai proposé. J’avais pensé qu’il faudrait argumenter beaucoup. Non, elle a pigé tout de suite. Elle a eu l’intuition que j’avais raison, que c’était le moment. Donc elle a tout de suite donné son accord et a décidé que ce film se ferait. C’était le premier projet, Les Prolos. Elle était directrice générale, la patronne de France 2 à l’époque. Cela a quand même pris six mois entre le moment où elle a dit oui, le temps que le projet passe dans la machine, traverse tous les filtres, et le moment où tu reçois un papier écrit qui dit : on tourne. C’est seulement alors qu’on peut proposer le projet au CNC parce qu’on a l’accord écrit de France 2.
C’est vrai que, dans les « rouages », il y avait deux attitudes. Il y a des gens qui ont été enthousiastes, qui ont tout fait pour que le projet se fasse, en disant : « voilà, c’est ça, notre rôle de service public ». Mais il y a des gens à des niveaux très élevés qui disaient : « mais vous êtes fous », qui disaient à Michèle Cotta, « c’est de la folie de faire un truc pareil, ça n’intéresse pas le public ». Parce que l’idée était que ce soit diffusé à une heure d’écoute importante, pas à deux heures du matin. « Ça ne marchera jamais ». Et ces gens-là ont tout fait pour que ça ne marche pas, pour que ça ne se fasse pas. Mais Michèle Cotta a respecté sa parole, le film s’est engagé malgré des oppositions importantes. Et puis, coup de chance, en cours de route, le directeur des documentaires change, c’est Yves Jeanneau qui arrive à ce poste et, prenant le projet en marche, dit tout de suite : « si on me l’avait proposé, j’aurais dit oui immédiatement ». Il s’y intéresse de près, vient au montage, donne des conseils excellents. C’est une personne avec qui on a un dialogue purement professionnel. Il vous laisse une liberté totale mais vous conseille bien, d’une manière très compétente.
Nous avons monté le financement en coproduction entre France 2 et VLR, une petite boîte privée, gérée par Jean Bigot, qui est un ancien responsable de France 2 à la fiction. Il a quitté la chaîne en même temps que Nicolas Traube dont il était le bras droit. Ça s’est mal passé avec la direction Teissier, pour des raisons compliquées. Ils ont chacun créé leur boîte. Et quand je lui ai parlé de ce projet-là, il m’a dit : « il faut que tu le fasses ». Il a donné l’impulsion. Il m’a accouché de ce projet. Il l’a porté, jusqu’au bout vraiment avec beaucoup d’enthousiasme, d’amitié. Le producteur idéal, qui est au bord de la faillite en permanence, mais avec qui on arrive à faire les films dont on a rêvé.
Et toi, tu as quel âge ?
J’ai soixante-deux ans.
Donc, pour toi, ces films sont un aboutissement, ou l’ouverture d’une nouvelle voie que tu veux poursuivre ?
J’espère un peu les deux. J’y ai mis un peu tout ce que j’ai acquis dans ma carrière jusqu’ici. En même temps, j’espère qu’on me laissera le temps d’en faire une dernière étape de ma vie professionnelle et que c’est le début de quelque chose qui donnera trois, quatre films. C’est à la fois quelque chose qui a été vécu dans la souffrance, mais aussi avec beaucoup d’enthousiasme.
On a parlé de ta place de cinéaste dans ta carrière, face à tes origines, etc. Mais on sent aussi un positionnement par rapport à la mondialisation, la nécessité de résister, de « faire autrement ».
Tu verras bientôt le deuxième film, un voyage dans la classe ouvrière en six étapes. D’une part, c’est très subjectif, ce n’est pas du tout exhaustif. C’est mon voyage à moi dans le monde ouvrier. Mais en même temps, j’ai essayé de rendre compte de la diversité incroyable, et de la nouveauté que j’ai découverte moi-même dans cet univers. Je voudrais bien que les uns et les autres se rendent compte à quel point les choses ont changé.
Moi je suis un homme de gauche, je l’ai toujours été, je ne m’en cache pas. Mais ce que j’ai essayé, c’est de ne pas faire de l’idéologie. C’est de découvrir vraiment ce qui se passe, à ma façon bien sûr, avec mon regard, celui de mon fils à la caméra. Mais autant que possible, de ne pas filtrer ce que j’ai découvert. Parce que j’ai rencontré aussi des directeurs d’usine étonnants. J’ai rencontré aussi des ouvriers qui ne comprenaient rien à ce qui se passait. Les choses sont devenues très différentes de ce qu’elles étaient. Les anciennes lectures de ce monde-là, très schématiques, ne marchent plus. Donc ce que j’espère, c’est que les uns et les autres, aussi bien les responsables syndicaux que les chantres du libéralisme sauvage, feront l’effort de regarder le film en oubliant ce qu’ils pensent. Ce qui est sûr, c’est qu’on est globalement très mal barré. On va vers une espèce de catastrophe. C’est absolument impossible de traiter les gens comme ça au XXIe siècle.
Et en plus ce n’est pas obligatoire. Il y a des entreprises où ça ne se passe pas comme chez Mossley. Où les gens se respectent. Ils sont pris évidemment dans des contradictions, ce qu’on appelait autrefois la lutte des classes. Elle est là, et les uns et les autres le disent bien. Le poids des actionnaires, leurs exigences. Ils sont pris dans des contradictions, tous. Mais certains d’entre eux dialoguent vraiment. Et se disent, comment peut-on faire ? On va avoir des problèmes, à un moment ou un autre ça va peut-être exploser. Mais autant que possible, est-ce qu’on ne peut pas faire en sorte, par exemple, de sauver l’usine ? Ça veut dire des compromis, des débats, des négociations. On ne se fout pas en pétard. On se met autour de la table pour voir comment on peut sauver l’essentiel, c’est-à-dire le travail pour la majorité des gens. Un salaire décent et des conditions de travail les meilleures possibles. Et une certaine humanité dans les rapports sociaux, un minimum d’humanité, de respect humain. Cela paraît quand même évident. Et tout le monde se sent mieux quand ça se passe comme ça. Mais c’est rarissime. La plupart du temps, les rapports sont sauvages. Si on se mettait à faire comme ça, ça n’empêcherait pas la lutte des classes, mais peut-être ça modifierait beaucoup le paysage. Et peut-être que tout le monde aboutirait à une analyse beaucoup plus critique de ce qui est en train de nous être imposé. Y compris certains patrons, qui n’ont plus les mêmes liens avec les propriétaires, ce sont des directeurs, des cadres supérieurs, pas obligatoirement des sauvages, parfois des gens qui ont un certain humanisme, qui voudraient que ça se passe le mieux possible, qui n’ont pas envie de devenir des ennemis publics, détestés par tout le monde. Mais ils sont coincés. Peut-être certains, avec un peu plus de recul critique, pourraient arriver à comprendre que le monde ne peut plus aller comme il va. Il faut trouver d’autres logiques.
Quoi, je n’en sais rien. Ce n’est pas mon métier, de dire voilà, il faut faire ceci ou cela. De plus, ceux qui l’ont fait dans le passé n’ont pas aligné des résultats tellement concluants ! Ç’a y été souvent assez catastrophique. Donc, pas de leçons. Simplement, le constat, évident : ce n’est plus possible. Il faut faire autrement. Et puis, tous ceux qui n’ont pas intérêt à la course au profit maximum doivent décider ensemble comment faire autrement. Ça fait beaucoup de monde…
Enregistré à Paris le 16 septembre 2002.
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300 jours de colère
2002 | 1h20 Réalisation : Marcel Trillat
Production : France 2, VLR Films
Publiée dans La Revue Documentaires n°18 – Global/local, documentaires et mondialisation (page 67, 3e trimestre 2003)
