À bâtons rompus

À propos de festivals, jurys et prix

Colette Piault

Ce texte rassemble des propos recueillis lors d’un dîner amical en mars 1994 réunissant quelques cinéastes ayant tous participé à plusieurs reprises à des Jurys et/ou obtenu des prix. Toutes les situations citées à l’appui d’affirmations ont bien été vécues par les participants :

  • Anne Connan, historienne, cinéaste documentariste, ancienne élève NFTS David MacDougall, cinéaste documentariste, (Australie/États-Unis)
  • Colette Piault, ethnologue et cinéaste, Directeur de recherche au CNRS
  • Marc-Henri Piault, ethnologue et cinéaste, Directeur de recherche au CNRS
  • Martin Taureg, ethnologue et Journaliste spécialisé dans le cinéma documentaire et ethnographique (Allemagne)
  • Hugo Zemp, ethnomusicologue et cinéaste, Directeur de recherche au CNRS

La question posée était : les festivals internationaux de films documentaires et/ou ethnologiques doivent-ils ou non constituer des jurys pour décerner des prix ? Quels festivals, quels jurys pour quels prix attribués à quels films ? Quelle est l’utilité des prix pour la diffusion ?

Des points de vue différents se sont exprimés qui se complétaient et s’enrichissaient les uns les autres mais nous étions généralement d’accord sur le fond. C’est pourquoi les opinions ont pu être regroupées en un texte collectif.

Les festivals

Il nous est apparu comme légitime que des festivals importants, « à gros budgets » comme le Cinéma du Réel ou le Festival dei Popoli décernent des prix, mais on peut s’interroger sur la nécessité pour des festivals plus limités ou plus spécialisés de se conformer au système des prix, ceux-ci étant souvent dérisoires.

Il n’y a aucune nécessité à décerner des prix, ni aucune honte à ne pas en décerner : le Festival Margaret Mead qui n’en décerne pas n’est pas moins estimé que le Bilan du Film Ethnographique qui en décerne. Les festivals sont différents offrant chacun une image propre. Le fait d’être sélectionné pour le Margaret Mead est considéré comme une distinction intéressante, de même la section Forum international du Festival de Berlin jouit d’une certaine réputation qui attire l’attention sur les films qui y participent. Le fait d’être sélectionné semble avoir moins de valeur en France que dans les pays anglo-saxons, peut-être parce qu’en France la tradition des prix est plus forte.

Le fait de décerner des prix entraîne des frais supplémentaires pour un festival.

Non pas les prix eux-mêmes, souvent offerts par des firmes (les fabricants du matériel ou de fournitures à Manchester ou Paris) ou de nature symbolique (des objets artisanaux à Pärnu en Estonie), mais par la nécessité de constituer et d’inviter un jury international qui sera pris en charge par le festival. Certains organisateurs disposent de budgets limités et ils comptent sur les droits d’inscription des participants pour financer leur festival, ce qui les entraîne à rechercher un grand nombre d’inscriptions. Économiser les frais d’un jury international de « VIP » pourrait permettre d’alléger le budget et d’inviter les cinéastes dont les films sont présentés.

Ainsi, il est tout à fait satisfaisant que certains festivals qui en ont les moyens attribuent des prix mais des festivals sans prix peuvent être tout aussi attirants et intéressants pour les réalisateurs et le public.

Les festivals sont tous différents et c’est bien ainsi.

Le jury

On peut s’interroger d’abord sur les conditions de sélection des films pour le programme d’un festival. Ce processus parait plutôt caché. Ceux qui sélectionnent, souvent peu nombreux, appartiennent à l’équipe d’organisation. Ils n’ont pas à s’expliquer sur leurs choix et sont souvent fort ignorants en matière de réalisation cinématographique car ils viennent d’autres domaines.

Quant aux membres du jury, ils sont souvent choisis pour leur « regard neuf » Le jury est alors constitué d’écrivains, de peintres, au « regard neuf » en effet, qui n’ont souvent jamais vu de films documentaires ou ethnographiques avant ce festival-là. Il est alors difficile de trouver un langage commun au sein du jury et de plus les membres, étant donnée leur hétérogénéité, ont tendance à accorder leur préférence à un film pour des raisons très personnelles liées au sujet (dont ils sont spécialistes), à l’aire géographique (qui leur est familière), etc. Ainsi chacun ne pourra s’exprimer que de la façon la plus subjective: j’aime, je n’aime pas, je suis pour, je suis contre. Ce pourrait être le cas du jury des bibliothèques au Réel dont les choix semblent quelquefois proches des modèles télévisuels familiers.

Le fonctionnement d’un jury est difficile et dans une certaine mesure, imprévisible. Les prises de décisions (liées à la complexité des films eux-mêmes) sont complexes: fruits de négociations souvent difficiles, de compromis, voire de compromissions, elles ne sont pas à l’abri de pressions internes et externes. Plus concrètement, en l’absence de critères précis et de spécification des prix, il est fréquent qu’un film innovateur, qui prend des risques, qui provoque, qui dérange suscite des passions parmi les membres du jury et ne parvienne pas à obtenir l’unanimité. Le jury, fermement divisé, préfère alors accorder le prix à un film plus conformiste, peut-être même médiocre et sans invention, mais sur lequel ne s’exprimera pas de vive opposition. Cette situation est fréquente: un film est primé non parce que tout le jury s’accorde à le juger exceptionnel mais parce que personne n’y est fortement opposé. Ainsi s’applique la loi du plus petit commun dénominateur.

On peut citer également les pressions que l’on pourrait qualifier de politiques au sens propre quelquefois (donner un prix à un film venant d’un pays que soutient le pays où a lieu le festival, accepter qu’un membre du jury choisi exclusivement pour son pouvoir politique influence les choix etc.) mais aussi au sens figuré lorsque des stratégies se mettent en place pour défendre tel ou tel ami-réalisateur ou tel film réalisé par telle ou telle chaîne de télévision avec laquelle certains membres du jury souhaitent entretenir de bons rapports. Si certaines stratégies sont explicites, d’autres le sont moins. Ainsi, un membre du jury ne peut savoir qui est l’ami de qui, quelles stratégies seront mises en place, par qui, et il s’interroge souvent, comme le public le fera par la suite, sur les raisons de certains choix.

Les films

Les films sont les créations artistiques les plus difficiles à juger car nous sommes tous affectés par les films, si directement que nos réactions subjectives peuvent influencer très fortement notre jugement. Chacun de nous voit en fait un film différent et notre imagination construit le même film différemment. C’est pourquoi il est si difficile de simplement choisir un ou quelques films en éliminant tous les autres.

De plus, le prix accordé à un film ne représente malheureusement pas une analyse critique de ce film, il ne s’accompagne généralement pas d’un commentaire critique détaillé permettant de connaitre les raisons du choix, même si quelques lignes sont lues lors de la remise du prix.

Ces remarques aboutissent à exprimer une certaine hostilité aux prix dont l’attribution parait arbitraire et injuste.

Une solution intéressante est cependant proposée: comme cela se pratique dans les festivals de cinéma de fiction tels que Cannes, attribuer des prix spécifiques, par exemple un prix attribué à la « meilleure approche sensible ou meilleure relation à l’autre », à la « découverte d’un thème » ou à la meilleure image, au meilleur son, etc. Cette approche serait plus précise et permettrait au jury d’expliciter et de justifier ses choix.

Les réalisateurs et les prix

Les prix sont-ils utiles ? Incontestablement, les prix sont stimulants et appréciables pour les réalisateurs qui les reçoivent.

Mais contrairement aux idées reçues, si l’obtention d’un prix permet d’attirer l’attention sur un film, il est clair qu’il ne permettra pas de trouver un meilleur financement pour le suivant surtout depuis que les principaux bailleurs de fonds sont presque exclusivement les chaînes de télévision pour lesquelles les prix ne sont d’aucune manière un facteur de décision.

Les prix sont importants pour les débutants, pour les premiers films. Ils constituent incontestablement un facteur d’encouragement et par la suite ils peuvent être, devant les difficultés à faire des films, un obstacle au découragement. Ils permettent de prendre confiance en soi et quelquefois, mais surtout dans le passé – car maintenant les financements ne sont accordés qu’avec l’accord des chaînes de télévision – de susciter la confiance d’autrui et d’obtenir une subvention pour un nouveau projet.

En revanche, les prix ont également un effet négatif quand un réalisateur voit son premier film récompensé et qu’ensuite les suivants n’obtiennent aucun prix. Ceci peut perturber une carrière comme c’est le cas pour les enfants prodiges, acteurs ou musiciens, par exemple. Habitués à être reconnus, ils perdent totalement confiance en eux quand leur travail ne fait plus l’objet de récompenses.

Certains festivals proposent quarante films en compétition pour ensuite en récompenser huit ou dix. Ce n’est pas une bonne solution. Si en effet un seul film est primé sur quarante présentés en compétition, tous les films refusés se trouvent du côté de la majorité et cela ne leur fait pas de tort. Si par contre on récompense dix films sur quarante, les trente autres sont plus nettement rejetés. Compte tenu de ce qui a été dit plus haut sur l’arbitraire des jugements des jurys, cette situation est à éviter. Mieux vaut un seul (ou très peu de) prix.

Les prix et la diffusion

De nombreux films remarqués et primés ne sont jamais programmés à la télévision, en particulier sur les chaines britanniques et américaines, simplement parce que ce ne sont pas des films de télévision, des téléfilms: les critères de choix sont différents, voire opposés. De plus, si pendant une brève période, les chaines de télévision achetaient des documentaires produits indépendamment, ce n’est plus le cas: les films présentés à la télévision sont maintenant produits par et pour elle. Ces téléfilms sont d’ailleurs souvent présentés dans des festivals professionnels réservés à la télévision, comme le FIPA à Cannes.

On peut ouvrir une parenthèse et noter que devant la relative monotonie des téléfilms documentaires, certains organisateurs de festivals semblent souhaiter découvrir d’autres films alors que dans une première période il leur apparaissait indispensable de se laisser porter par l’urgence des sujets traités et donc par les documents d’actualité produits pour les chaînes de télévision. On peut lire à ce sujet les souhaits exprimés par les organisateurs du Cinéma du Réel dans l’introduction à leur programme de 1994.

Par ailleurs, certains festivals s’efforcent d’organiser un prolongement de leur programmation. Ainsi, depuis 1993, le Festival Margaret Mead choisit une sélection de films qui circuleront aux États-Unis par la suite. Cette initiative est saluée avec intérêt. Le Cinéma du Réel le fait également. En particulier les films primés font l’objet d’achats par le Ministère des affaires étrangères qui les fait circuler à travers ses services culturels à l’étranger.

En conclusion, s’il est souhaité que les festivals importants décernent des prix, ceci ne devrait pas être considéré comme une obligation pour tous les festivals, leur absence pouvant aussi être un plus pour certains festivals plus modestes.

Il serait souhaitable que les jurys travaillent avec des directives plus précises et en particulier, que les prix soient attribués pour des qualités spécifiques reconnues aux films et non à la suite d’un jugement global qui ne peut être que profondément arbitraire et subjectif.

Propos recueillis, transcrits et rédigés par Colette Piault, avril 1994


Publiée dans La Revue Documentaires n°9 – Le documentaire à l’épreuve de la diffusion (page 131, 3e trimestre 1994)