À portée de bicyclette

Jean-Pierre Beauviala, Isabelle Prim

« Voici un extrait d’une discussion Jean-Luc Godard/Jean-Pierre Beauviala enregistrée sur une cassette audio retrouvée quarante ans après, en fort mauvais état sur une étagère d’Aaton. La transcription est d’Isabelle Prim, qui a dû reconstituer les parties peu audibles. Nous nous y bagarrions sur le « tourner seul » ou « à plusieurs » objet de votre questionnaire.

Je vous rappelle que je suis venu au cinéma par le « tourner seul » puisque je voulais déambuler avec ma caméra dans les rues, les places, les cours et les montées d’escaliers de Grenoble, cependant que des enregistreurs de sons disséminés alentour captaient les sons concomitants de la ville.

C’est pour ce faire que j’ai été amené à inventer la synchro quartz et le marquage du temps qui depuis ont permis aux « à plusieurs » de travailler sans les entraves du fil pilotone et de la claquette.

Pour moi ce n’est pas le matériel ni la parfaite solitude qui fait frontière, elle se place entre les films « lentement distillés » tournés à portée de bicyclette, et les films budgétés sous pression économique ou pire, mercantile. »

  • Jean-Pierre Beauviala, 18 février 2016

Cette discussion eut lieu le 23 août 1974. Un an avant, Jean-Luc Godard avait déménagé sa société SonImage de Paris à Grenoble, et s’y était installé pour travailler avec Jean-Pierre Beauviala sur les nouveaux moyens apportés au cinéma par le traitement électronique des images. Le ton est d’époque : vif, politique, contradictoire. Le réécoutant aujourd’hui, Beauviala estime intacte l’actualité de cet échange à la fois âpre et amical : il suffirait, me dit-il, de remplacer « caméra Super 8 » par « smartphone », et « synchroniseuse » par « ordi portable à quat sous »., Isabelle Prim

Moins de film et plus souvent

Jean-Pierre Beauviala : Je te résumé, j’ai perdu mon temps depuis deux ans à vouloir mettre à la portée des groupes politisés les outils professionnels 16 mm que nous fabriquons pour les documentaristes et reporters. J’ai passé trop de nuits à dessiner la caméra, la développeuse, le banc de montage, et le projecteur simploïdes rêvés avec Jean-Philippe Carson 1. J’abandonne. Je crois même que la caméra ‘Aaton Agricole’ nécessaire à l’insémination du Super 16 dans les écoles n’existera jamais.
Heureusement, la fulgurante réussite du format Kodak Super 8 en cassettes change la donne, ce format est en train de sortir le cinéma d’amateur du cercle des pères de famille oisifs et friqués. Plutôt que de simplifier le 16 mm, je voudrais maintenant perfectionner le Super 8 côté image et côté son pour que le résultat soit autre chose que de la bouillie pour les chats. Ensuite ce sera à nous de montrer une façon différente d’écrire et de construire des pamphlets avec ce révolutionnaire instrument.

Jean-Luc Godard : Oui, c’est vrai, pour l’instant, tu n’empêcheras pas qu’un professionnel tourne avec une caméra professionnelle, et que si c’est un immigré qui tourne, il ne le fera pas avec ton Aaton mais avec ça, avec une caméra Super 8.
Pour te répondre, je pense qu’il faut voir ce avec quoi les gens peuvent le mieux tourner, essayer de penser à l’endroit où ils veulent et où ils pensent projeter leur film, et ensuite revenir à ce qu’ils utilisent le mieux comme outils de tournage pour comparer le départ et l’arrivée. Et puis, seulement à ce moment là, choisir l’outil de départ. Déterminer si c’est l’outil de départ qui imposera l’outil d’arrivée, ou l’outil d’arrivée qui imposera l’outil de départ. Mais il n’y a aucune exclusive et c’est comme ça.
Si un film sur Lip intéresse les journalistes c’est parce que, finalement, le principal pour les gens de Lip c’est d’avoir fait grève pour dire qu’ils avaient fait ce type de grève. C’est assez extraordinaire, Lip, c’est une grève de l’époque des moyens de communication. Ils n’ont pas fait grève pour être augmentés, à la rigueur ils n’ont même pas fait grève pour éviter d’être licenciés. C’était un truc de communication. Ils ont été la plus forte émission de télévision. Je dirais que Lip, à un moment donné, c’est le plus fort indice d’écoute de France.

J.-P. B. : Oui, mais note quand même que les films dont tu parles ont tous été faits par des professionnels et jamais par les gens de Lip eux-mêmes !

J.-L. G. : Mais le support c’était Lip ! Sauf que les professionnels n’ont pas vu que le support c’était Lip, ils ont cru que c’était eux le support. Ils ont cru que c’était eux qui portaient.

J.-P. B. : Bon, mais pour revenir à l’utilisation de petites caméras, il faudrait être en mesure de donner, l’air de rien, un minimum de directives, tu ne crois pas ? Pour l’instant, les gens que je vois utiliser des caméra Super 8, sont tous en train de singer la télévision, sur le mode de l’interview : aller interroger la mère de famille, à une certaine distance… bien loin d’être la distance de confiance chère à Konrad Lorenz.

J.-L. G. : Bon, alors moi je peux te répondre – et je ne réponds pas pour les autres – que si je peux commencer à penser à un nouveau film, c’est parce que j’ai fait ça avant. Qu’à un moment donné, je me suis construit ma petite usine et qu’à mon sens j’applique le programme de Lip : je fabrique, je vends, je produits. Et que c’est la liaison de ces trois choses qui me fait me donner d’autres idées et me fait faire d’autres films. Moi je ne fabrique pas des montres, mais…

J.-P. B. : Mais est-ce que toi, toi justement en train de faire de la recherche là-dessus, tu ne pourrais pas nous donner une sorte de modèle. Je sais bien que c’est un peu gros de formuler la demande comme ça, mais essayons de voir ce que l’on peut faire avec une caméra, un magnétophone, une synchroniseuse, et c’est tout. C’est-à-dire, en somme, avec les moyens du film amateur dans toute sa rigueur, mais…

J.-L. G. : Tu sais, j’ai fait À bout de souffle comme ça…

J.-P. B. : Oui, enfin, pas vraiment, tu avais quand même un certain nombre de tables de montage, de mixage, et des preneurs de son et d’image derrière toi !

J.-L. G. : Non, devant, devant. J’ai loué une caméra, j’ai loué un opérateur professionnel (ndlr : un Cameflex 35 mm et Raoul Coutard…) mais je me souviens que, même à l’époque d’À bout de souffle, je suis allé les refaire les ambiance tout seul, avec les gros magnétophones de l’époque. J’ai enregistré mes bruits de portières comme ça, mais c’était la pauvreté pour moi, même si prise dans une certaine richesse…
L’autre jour, j’étais chez Jean-Pierre Rassam et il dit a un assistant caméra « mais pourquoi tu fais pas un film toi-même, toi tout seul ? Pourquoi tu ne prends pas une fille et que tu ne tournes pas une histoire d’amour avec elle, ou une histoire de cul ? »

J.-P. B. : N’entrons pas là-dedans si tu veux bien : ni ces histoires, ni celles des mecs qui veulent se faire un nom à tout prix.

J.-L. G. : Mais c’est symptomatique ! Excuse-moi, mais moi je voulais raconter mes histoires d’amour à l’époque d’À bout de souffle ! Tout ça, ça va ensemble !

J.-P. B. : C’est entendu, mais j’aimerais qu’on discute d’un exemple. À Echirolles, au sud de Grenoble, il y a une dizaine de mecs qui se battent contre l’installation de carrières qui vont détruire la ‘Colline Verte’, une forêt urbaine. Et ce, malgré les directives nationales pour la préservation de ces forêts-là. Ces gars cherchent un moyen d’appeler la population à l’aide. La télévision n’en parle pas, personne n’en parle. Qu’est-ce qu’ils font ? Ils sont allés voir les gens de la Jeunesse et des Sports qui leur ont dit : ok, à l’occasion du festival du court-métrage en plein air, on va faire un film. Ils sont venus me voir et je leur ai prêté une Aaton LTR qui traînait par ici et un magnéto Nagra. Ils ont obtenu du film 16 mm de je ne sais plus qui, et sont allés sur la colline faire leur cinéma. Mais ils ont fait du cinéma de papa ! Ils sont même allés louer une grue à Lyon, ces idiots… si j’avais su, je ne leur aurais pas prêté le matériel. Imagine, une grue ! Ils ont reconduit ce qu’ils avaient vu à la télévision, ni plus ni moins. Je me reproche tous les jours de trainer devant des oscilloscopes et de ne pas prendre le temps de tourner des films pour démontrer qu’il n’y a pas que la télévision qui puisse traiter d’un problème comme celui-là. Si seulement on pouvait leur montrer un film fait avec une caméra Super 8, une petite synchroniseuse et sans tous les effets de la télévision : sons synchrones, musiques, commentaires, etc., en leur disant voilà ce qu’il est possible de faire ! Au lieu d’aller implorer Jeunesse et Sports, ils se seraient fait leur film eux-mêmes. Et ils seraient allés avec des projecteurs Super 8 dans tous les immeubles du coin pour foutre la merde. Pour que les gens descendent dans la rue. Ils ne peuvent pas descendre dans la rue s’ils ne pensent qu’avec et pour la télévision.

J.-L. G. : Je suis tout à fait d’accord ! Mais au moment où la communication est ce qu’elle est, on ne voit pas comment – à supposer que ce film soit fait – ce film pourrait faire descendre des gens dans la rue. Si c’était moi qui faisais ce film, j’essayerais de me demander quels sont les endroits où il faut le montrer, pour connaître les procédés techniques qu’il faut employer, puis après faire le film.

J.-P. B. : Mais pourquoi vouloir t’interposer en tant que professionnel de la communication entre ces gens et leurs voisins ? ils sont bien capables de s’acheter ou d’emprunter une caméra Super 8 !

…\… quatre pages.plus loin, le dernier mot de JLG fera le titre.

J.-L. G. : Tout ce qu’on peut faire, c’est des petits films et plus souvent. Et pour faire des petits films et plus souvent, il faut qu’il y ait plus de gens qui en fassent. Et aussi plus de gens qui fasse moins de grands films.
Le slogan serait : moins de film et plus souvent.


  1. Je fais ici allusion au projet CinéMinima partagé avec mon ami Jean-Philippe Carson, directeur photo qui avec Haskell Wexler et Bob Young fit le succès de l’Éclair 16 (NPR) aux États-Unis. Je raconte notre relation dans les Cahiers du Cinéma n°285 de février 1978.
    « (…) le Cinéminima, c’était créer un système d’indépendance, d’appropriation de l’outil par ceux qui ont des choses à dire de la place où il sont, un système où production et diffusion sont d’origine pensées comme un tout, c’était apprendre à d’autres comment se servir de l’instrument, réparer le fusil, savoir faire sa poudre et ses balles. Christine Ripert disait, paraphrasant Brecht : « Opprimé, saisis-toi du film, le film est une arme ».

Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 358, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0358, accès libre)