À propos de « Femmes de Fleury »

Entretien avec Jean-Michel Carré

Catherine Bon

Comment t’est venue l’idée de ce film sur une prison ?

J’ai toujours fait des films sur la liberté des individus, notamment par rapport aux enfants, il était normal qu’un jour je me retrouve dans le symbole du manque de liberté que représente la prison.

J’ai eu l’occasion fin 1988 d’être invité par des amis Ferid Ben-Messaoud et Farida Smail afin d’enregistrer un film-mémoire d’un spectacle de danses orientales, qu’ils avaient monté avec les détenues de Fleury-Mérogis. Ils m’ont obtenu une autorisation pour passer la journée avec les jeunes femmes du spectacle. La première réalité qui m’est apparue, était que la plupart d’entre elles étaient multirécidivistes. Cela faisait entre cinq et quinze fois qu’elles venaient en prison. Elles me parlaient de leur vie, de leur retour incessant en prison, de la spirale infernale de laquelle elles n’arrivaient pas à échapper. Je vérifiais aussi qu’un certain nombre de faits de sociétés importants se retrouvaient concentrés dans ce lieu, que ce soient les problèmes de la toxicomanie, du Sida, des cassures familiales, de la violence sur enfants, et naturellement de la délinquance et de ce que représentait l’enfermement carcéral. À partir de là, j’ai décidé de revenir dans cette prison tellement le contact avait été fort entre elles et moi.

Quelles ont été alors tes démarches pour élaborer ce projet de film ?

J’ai alors multiplié les rencontres avec des ex-détenues, des journalistes, des magistrats, enquêté en France, à l’étranger, j’ai écrit plusieurs projets, dont le dernier était centré sur une réflexion sur le multi-récidivisme et la petite délinquance au travers des parcours de vie, dans et hors la prison, de jeunes femmes incarcérées. Sur ce projet, le Ministère de la Justice m’a délivré une autorisation de cinq semaines. Je savais qu’il me faudrait beaucoup plus de temps et qu’il était aussi très important de pouvoir suivre ces femmes durant les premiers mois qui suivent leur sortie de prison.

C’est un sujet relativement complexe, dans lequel il l’a fallu choisir un thème, comment t’es-tu lancé dans la réalisation de ce film ?

Le sujet principal était le multi-récidivisme, mais pas uniquement par la vie à l’intérieur de la prison, mais aussi par la vie à l’extérieur, ce qui signifiait déjà qu’il fallait un deuxième film. Cette partie extérieure est une des raisons principales pour laquelle la Justice a donné son autorisation. Ils voyaient les femmes sortir puis les voyaient revenir quelques mois plus tard, sans savoir ce qui s’était passé, pourquoi l’insertion ou la réinsertion n’avaient pas fonctionné ! Ils avaient envie de profiter qu’un réalisateur, en suivant ces femmes, à l’intérieur comme à l’extérieur de la prison puisse les aider à comprendre quels étaient les vrais problèmes. Peut-être pouvaient-ils alors envisager d’autres attitudes, d’autres institutions, inventer d’autres pratiques face à ces échecs successifs.

A ce moment, quelles ont été alors tes démarches en tant que producteur ?

Le projet est envoyé aux chaînes de télévision qui refusent toutes. Je commence malgré tout le tournage début 1990 après avoir été régulièrement à Fleury pendant deux mois. J’ai rencontré les détenues, le personnel pénitentiaire et para-pénitentiaire. Je constitue une petite équipe avec deux jeunes de la profession que je connaissais, un cadreur et une preneuse de son qui était également assistante à la réalisation. Ils avaient une envie très forte de s’engager sur ce film et une disponibilité importante que le tournage risquait de demander. Ils ont été également remarquables. Je tourne d’abord autour de l’animation danse orientale qui avait l’avantage de se situer dans un lieu peu surveillé où j’avais la facilité de prendre le temps de parler avec les jeunes femmes avec la complicité des deux personnes de la danse. Elles s’habituèrent à l’équipe, à ma manière de mener le film. Il faut savoir que lorsque l’on arrive en prison, donc forcément avec l’autorisation de la Chancellerie, on est du mauvais côté. Puis, plus on tourne avec les détenues, moins on est bien ressenti par le personnel. Il y a une nécessité de rester longtemps, de multiplier les contacts, de prolonger les conversations, d’être accepté de chaque côté des grilles, d’arriver à sentir au plus profond de soi ce que peut être une incarcération même si l’on sait que celle-ci est fictive.

Peux-tu détailler les étapes successives de tes démarches de réalisation lors du tournage ?

Elles ont été tellement multiples et complexes que je ne peux qu’en donner une trame très succincte. Il faudra plus d’un mois pour que la caméra ne soit plus une intruse dans ce lieu particulièrement clos et surveillé, pour que le bouche à oreille puisse fonctionner chez toutes les détenues, être accepté par le personnel et la direction. Ce n’est qu’à ce moment que le film pouvait réellement commencer. Pourtant il faudra cinq mois de tournage avant que l’on puisse filmer en situation réelle le quartier d’isolement, le mitard et le prétoire. Pour la première fois et peut être la dernière, une caméra a pu enregistrer des scènes dans ces lieux les plus obscurs de notre démocratie. Autre exemple parmi d’autres, il faudra plusieurs mois pour qu’une femme témoigne que 18 ans auparavant elle était née dans cette prison et qu’aujourd’hui enceinte, elle allait accoucher dans ce même lieu. Chaque journée de tournage découvrait des parcours de vie effarants, pourtant reflets dissimulés des violences profondes de notre société. Les semaines passent. J’obtiens deux fois une prolongation de tournage, peu à peu le Ministère m’oublie. L’équipe fait partie du quotidien. Finalement je tournerai pendant six mois. Plusieurs femmes interviewées vont être libérées. Nous les suivons dans leurs premiers jours et semaines de liberté. Deux d’entre elles vont mourir d’une overdose quelques jours après leur sortie, la plupart retrouvent leurs galères d’avant, manque d’argent, pas de travail, pas de logement, souvent plus de famille, recherche des enfants à la DASS, etc. exceptionnellement quelques-unes peuvent tenter une insertion. C’est cette partie du tournage qui se poursuit actuellement pour quelques mois encore.

Ce n’était déjà plus un seul film que tu tournais ?

Au vu de la richesse des personnages et des situations, il devenait évident que ce n’était plus un film ou même deux que j’étais en train de tourner, mais une « série » avec des thématiques telles que les rapports mère-enfant, la seconde génération avec la double peine, des portraits spécifiques de femmes, sans parler, en final d’un long-métrage sur les rapports de l’État et de sa prison, sur la barbarie de notre fin de siècle.

Que se passait-il au niveau de la production à ce moment-là ?

Malgré l’aide de quelques institutions qui m’avaient soutenu depuis le début du tournage, la situation financière devenait catastrophique, il fallait absolument trouver une co-production avec une chaîne. J’ai alors monté un bout à bout de vingt-minutes, que j’ai montré à toutes les unités documentaires. De nouveau, refus ou « très intéressant, venez nous voir quand le film sera terminé ». Je me suis alors tourné vers les rédactions des chaînes: Antenne 2 avec Christine Ockrent, le prémontage a abouti je ne sais comment chez CAPA, ensuite TF1 avec Michèle Cotta et Henri Chambon. Malgré la réticence au départ de TF1 à engager une co-production avec un indépendant, Henri Chambon m’a rappelé dès le lendemain du visionnement pour signer le contrat qui déclencherait de nouveaux financements. Le tournage est sauvé provisoirement. Je savais que je pouvais terminer le premier film dans des conditions correctes. Quant à la suite, le deuxième film et encore plus pour la suite de la série, rien n’est encore totalement réglé.

Tu avais l’habitude de travailler avec les télévisions ?

Pour un 52 minutes sur un fait de société, c’était la première fois. Le Grain de Sable a produit et distribué de nombreux longs métrages documentaires (Kashima Paradise, Alertez les Bébés !, Atomic Café, Regarde elle a les yeux grands ouverts, Votre enfant m’intéresse…). Tous sont sortis en salle et en circuit non-commercial. Ils ont fait des centaines de milliers de spectateurs, et ont été primés dans le monde entier, mais jamais aucun n’a été diffusé à la télévision française.

Quel était le droit de regard de TF1 sur le film ?

TF1 intervenait normalement en tant que co-producteur et diffuseur. Ils venaient régulièrement suivre la progression du montage et avaient totalement confiance dans le film terminé, bien qu’entre chaque étape, le montage ait été parfois complètement chamboulé. Le film définitif faisait 58 minutes au lieu des 52 fatidiques du créneau « grands reportages », et ils l’ont accepté tel quel. Le seul problème a été en régie finale à TF1, où le générique initial a été très amputé, et même le Grain de Sable n’apparaît que comme producteur exécutif (c’est-à-dire comme s’il s’agissait d’une commande) alors que nous étions producteur délégué avec 75% de la part producteur.

Et la coupure publicitaire ?

Elle figurait dans le contrat mais TF1 m’a permis de choisir l’endroit de la coupe. Elle a été rapidement trouvée de sorte qu’elle paraisse particulièrement dérisoire. Le point le plus important a plutôt été de me trouver dans la situation d’une diffusion d’un film unique et non d’un premier volet d’une série, comme je l’envisageais depuis longtemps. Pourtant, plutôt que d’essayer de retransmettre une vision plus ou moins globale de l’univers carcéral, il m’a semblé plus important, même si cette vision n’était que parcellaire et très frustrante, de choisir une cohérence interne entre quelques personnages et leurs parcours, tout en ponctuant celle-ci par les attitudes et les réflexions de ceux qui sont de l’autre côté des barreaux, comme est la vie en prison. Ce film est pour moi comme une introduction à une réflexion générale sur la délinquance et l’acte d’incarcération. D’ailleurs les dix premières minutes sont montées pour faire ressentir, comme l’avait analysé Foucault, comment, surtout dans une prison « moderne » type Fleury, l’incarcération physique est devenue une incarcération mentale. Chaque plan apporte une pierre à cet édifice, pour terminer la séquence sur un dessin superbe et monstrueux d’une détenue, où les prisonnières sont décervelées, les surveillantes dépeintes comme des robots, et où le temps est arrêté définitivement. Une image symbolique et terrifiante de ce que la société transmet à ses marginaux.

Le résultat de la diffusion a-t-il été probant ?

Il a dépassé toutes mes espérances, puisque le film a battu le record de l’audimat de la deuxième partie de soirée de la télévision française. Plus de vingt points à vingt-trois heures, soit plus de dix millions de spectateurs. Par comparaison, pour la même tranche horaire, cela représente le double des émissions les plus regardées de la TV, comme « Ciel mon mardi » ou « Ushuaïa ». Cela démontre une fois de plus que le grand public aime regarder les documentaires même sur des sujets extrêmement durs de leur pays, remettant en question leurs a priori. Le grand public, comme on voudrait nous le faire croire, ne désire pas seulement qu’on le distraie ou qu’on lui fasse oublier ses soucis, il est tout à fait prêt et intéressé à se confronter à des regards sur le réel.

Tu as fait le constat des retombées du film ?

D’abord des centaines de lettres ont été envoyées à TF1, au Grain de Sable ou directement à Fleury ; des gens qui nous remerciaient pour ce film, des gens très émus, des gens très étonnés qu’un film aussi critique sur une de nos institutions puisse être diffusé sur une chaîne. Nombre d’entre eux se proposait d’écrire à des détenues, ou voulait devenir visiteurs de prison, ou encore proposait du travail à leur sortie. Ce sont des réactions très importantes car elles démontraient que les spectateurs avaient ressenti toute la détresse et la solitude de la plupart des femmes incarcérées et de ce dont elles souffrent le plus: les attitudes de rejet de la part des citoyens dits normaux. Très nombreux sont ceux qui voulaient savoir ce que deviennent ces femmes sortant de prison. Beaucoup attendent la suite de Femmes de Fleury. Plusieurs lettres de ce type ont été publiées dans les journaux de télévision.

Il y a eu aussi des changements, bien que limités dans la prison elle-même. Par exemple, depuis la diffusion, les repas au mitard ne sont plus servis sous la porte mais porte ouverte. La jeune surveillante qui dénonçait dans le film de manière très critique le fonctionnement de la prison, et qui à l’époque du tournage était rejetée par les autres, (jusqu’à prendre un rapport après l’interview) est aujourd’hui mise en avant par les autres surveillantes comme représentative de leur corporation. De nombreuses discussions ont eu lieu entre le personnel et la direction, et je vais prochainement débattre du film avec les surveillantes et les détenues dans l’enceinte de la prison.

Au niveau de certains personnages du film : Fouzia qui avait été libérée, puis réincarcérée une nouvelle fois, mourante du sida, ne voyait plus sa mère et sa fille; elles sont venues la voir au parloir dès le lendemain de la projection, ce qu’elles n’avaient pas fait depuis plusieurs mois, Christine, dont la mère refusait de lui faire rencontrer son fils, tant qu’elle n’avait pas décroché définitivement de la drogue, l’a acceptée pour la première fois chez elle et lui laisse régulièrement rencontrer son fils. J’ai l’impression que des parents ont redécouvert leur fille à travers le petit écran, en tout cas qu’ils ont été frappé par leur lucidité face à leur vie passée, présente et future, Cathy, la jeune femme qui à la fin du film, retourne en prison, est de nouveau libre depuis trois mois. Je l’ai engagée au Grain de Sable. Je sentais qu’elle avait le désir d’apprendre et maintenant elle prépare actuellement un film sur les banlieues.

Tu as pris la décision de mettre en place une diffusion home vidéo de Femmes de Fleury ?

D’ores et déjà, des associations, des institutions, des professeurs, des éducateurs, des magistrats utilisent ce film pour continuer à le faire vivre au-delà de la diffusion télé. Une édition vidéocassette permettra d’aller plus loin, peut-être de remplacer la diffusion non commerciale d’autrefois.

Une diffusion télé même avec l’audience qu’a eue le film est très frustrante. Avant, lorsque nous sortions un film en salle, pendant un ou deux ans nous participions presque quotidiennement à des débats, nous avions un véritable retour sur nos films. Retour sur la forme, le fond et même financier, car les locations nous permettaient de produire à nouveau des films en toute indépendance.

Cette époque est passée, mais j’ai toujours besoin de sentir qu’un film n’est pas clos, que des spectateurs peuvent se le réapproprier, l’utiliser sur le terrain social, lui donner une vie autre que celle que j’ai pu prévoir, un peu comme les peintres exposent leurs œuvres dans la rue, plutôt que de les cantonner dans les musées. C’est le début d’une expérience qui va réussir, j’espère, car nombre de films mériterait de continuer leur vie, et de ne pas être à la merci de quelques professionnels programmateurs de télévision. La diffusion home vidéo est d’ailleurs un projet que la BAL est en train de mettre en place pour la rentrée.

Est-ce que cela va être le cas avec ton film Laurence ?

Laurence est un cas particulier. Il fait partie des films dont je parlais précédemment, les portraits individuels de jeunes femmes. Laurence est le film que j’ai terminé le premier, peut-être parce qu’il est le plus important pour moi au niveau personnel, dans ses rapports à la vie, à la mort. C’est le parcours d’une femme de 33 ans, prostituée, toxicomane, sidéenne. Je l’ai suivie dans la prison et pendant ses premiers jours de liberté qui furent ses derniers jours de vie. Le film a été présenté à toutes les chaînes, toutes ont refusé. Par contre la Suisse, la Belgique, l’Espagne, les États-Unis vont le diffuser prochainement. Je me refuse de laisser ce film sur une étagère par le non-vouloir des programmateurs, c’est au public en premier lieu de décider de la carrière d’un film. Après Femmes de Fleury, j’éditerai Laurence en home vidéo .

Quel constat global peux-tu tirer de cette « aventure » filmique ?

Pour une première vraie expérience télévisuelle, je ne peux être que satisfait de l’impact d’un documentaire sans concession comme Femmes de Fleury. Là où je suis écœuré, c’est d’avoir vécu ces multiples refus, cette non-reconnaissance d’un travail à long terme, cette frilosité de quelques responsables qui se croient dépositaires des désirs d’un public ou dans le pire des cas de ce que doit être la culture et la connaissance dans notre pays. L’incohérence actuelle des chaînes, leurs luttes internes, les courses à l’audimat (du moins lorsque ce sont elles qui le génèrent et non des indépendants) ou comme pour certains, leur définition de l’élitisme fait que les mois qui viennent vont sûrement être durs pour les réalisateurs et producteurs indépendants. Le rouleau compresseur avance inexorablement, écrasant toute pensée originale et critique. Nous avons tous intérêt à réfléchir ensemble aux conditions de notre survie et de notre différence, car le temps presse.

Propos recueillis par Catherine Bon

Filmographie de Jean Michel Carré

  • Liberté Jean, 1971, court métrage
  • Le Ghetto Expérimental, 1972, long métrage
  • L’enfant prisonnier, 1975, court métrage
  • Alertez les bébés, 1978, long métrage
  • Votre enfant m’intéresse, 1981, long métrage
  • Souffler n’est pas jouer, 1985
  • Les petits chaperons rouges, 1986, court métrage
  • L’île rouge, 1989, 52′
  • Laurence, 1990, court métrage
  • Femmes de Fleury, 1990, 58′

  • Femmes de Fleury
    1990 | France | 57’ | Vidéo
    Réalisation : Jean-Michel Carré
    Production : Les Films Grain De Sable
  • Laurence
    1990 | 26’
    Réalisation : Jean-Michel Carré

Publiée dans Documentaires n°3 (page 4, Juin 1991)