À propos de l’accompagnement des films documentaires : travail et engagement du réalisateur


Émilie Sauguet

Pour adopter un point de vue sociologique sur le documentaire, on peut prendre deux objets : d’une part ce qui touche à la création artistique, et d’autre part, ce qui ressort de l’activité de l’artiste. Or, en choisissant la première posture, on risque vite de se retrouver face à une boîte noire. La seule façon de pouvoir obtenir une analyse pertinente autour de l’objet documentaire est d’étudier les professions qui concourent à sa production, et qui font qu’on peut parler finalement d’un acte de création. Nous avons donc choisi de nous pencher sur la profession de réalisateur, et en particulier sur sa polyvalence.

On observe aujourd’hui une particularité du documentariste par rapport aux autres cinéastes : parmi les tâches qui sont associées à son statut de réalisateur, se trouve celle d’accompagner son film, au cours des projections/débats qui sont organisées lors de la sortie en salle, ou même après, lorsque le film est programmé pour des séances exceptionnelles. Tous les cinéastes peuvent être amenés à suivre leur film, mais dans le cas du documentaire, cela semble être plus une règle qu’une exception. Faire vivre un film documentaire, c’est-à-dire le faire voir, nécessite un accompagnement lors de la sortie en salles, pendant un temps plus ou moins long, qui est souvent vécu comme un engagement de l’auteur pour son film. Ce temps d’accompagnement nous invite à nous pencher sur la notion de « travail » du réalisateur, c’est-à-dire quelles compétences attend-on de lui, jusqu’où est-il impliqué dans la production du film, quelle rémunération donner à son engagement pour son œuvre ?

Mais faire vivre un film, c’est-à-dire en parler, c’est aussi négocier directement avec le spectateur le statut de l’œuvre et de l’auteur. La rencontre avec un public autour d’un film est aussi l’occasion de questionner le genre documentaire : est-il apprécié pour sa qualité cinématographique et/ou pour sa capacité à souligner des problèmes sociaux actuels, de quelle façon le public comprend-il les intentions d’un film documentaire ?

Ce sont toutes ces questions autour de l’accompagnement du film que nous aimerions développer.

Le rôle du réalisateur dans la création du public

La diffusion télévisée d’un film documentaire n’est pas le seul moyen de faire vivre un film. Nous ne rentrerons pas ici dans l’analyse de l’évolution des formes du documentaire, impulsée par la télévision. Ce qui nous importe, c’est le constat, que le documentariste doit désormais compter sur d’autres moyens de diffusion que la télévision, au titre desquels on trouve la projection au cinéma à l’occasion d’une sortie salle ou de séances exceptionnelles. Le film peut également circuler dans un réseau de lieux alternatifs 1 qui tend à se développer. Or, attirer le public est nécessaire, parce que la circulation des films est de plus en plus grande, et que le genre ne dispose pas encore de bases de réception très solides. En effet, les professionnels du documentaire s’accordent en général à dire que le succès actuel du documentaire ne doit pas masquer l’ampleur du travail qu’il reste à faire pour que la plupart des projets puissent bénéficier de cet engouement, et pas seulement quelques élus. 2

Par conséquent, les projections en salles sont souvent accompagnées d’un temps de discussion, entre le public et un intervenant, et en particulier le réalisateur. Cette possibilité d’une rencontre qui prolonge le film semble assurer une certaine audience. En effet, d’un point de vue sociologique, l’accompagnement des films peut s’assimiler à un processus de captation des publics. 3 Le secteur du documentaire ne bénéficie pas de moyens traditionnels de publicité. C’est pourquoi, la présence du réalisateur peut amener un public non initié, à passer la porte de la salle.

Le rôle de l’exploitant, en tant que prescripteur, est par conséquent assez important : en organisant ce type de séances, ils contribuent aussi à la vitalité du genre. Les témoignages recueillis auprès d’exploitants, par l’étude du Groupe du 24 juillet/SRF sur l’équipement en vidéo projection, valident cette hypothèse : « À L’Étoile les documentaires programmés sont systématiquement accompagnés […], par un critique ou un réalisateur […] » Du point de vue de la directrice, si les documentaires ne sont pas accompagnés, les gens ne se déplacent pas. De la même façon, Fabienne Hanclot observe que certaines programmations font venir du public extérieur à La Courneuve. « Il y a dans sa salle régulièrement une soixantaine de personnes aux séances de films documentaires, qui sont celles qui marchent le mieux. Bien entendu la clé de la réussite, c’est à la fois le travail de la sensibilisation du public et l’accompagnement des films lors des séances par des débats et rencontres. » 4

C’est ce que confirmait un réalisateur lors d’un entretien : « On est un peu obligé parce que quand on sort un film dans les petits réseaux arts et essai, avec très peu de publicité, il faut multiplier les rencontres pour que les gens sortent de chez eux et aillent voir le film. »

On voit donc dans ces propos comment l’accompagnement peut apparaître comme une exigence professionnelle pour le réalisateur : il ne suffit plus d’essayer de faire un « bon » film pour que les gens « sortent de chez eux », il faut aussi instaurer un moment de sociabilité autour du film. Autrement dit l’implication, et l’activité, du réalisateur, dépassent largement le stade de la réalisation du documentaire. Par conséquent, l’activité qui consiste à accompagner son film invite à s’interroger sur la notion de « travail » pour un réalisateur, car cette activité dépasse le cadre des relations contractuelles établies pour le besoin du projet. Comment alors interpréter l’engagement de l’auteur hors de ce cadre ?

Nous revenons ici à des questions classiques de sociologie des professions, en particulier, à la distinction sémantique entre « labour » et « work » introduite par Hannah Arendt, c’est-à-dire entre le travail utilitaire associé à un produit, et le travail comme accomplissement de soi. Bien évidemment, l’activité des artistes doit aujourd’hui être étudiée en tension entre ces deux significations du travail. R. Freidson, par exemple, montre que les artistes et savants accomplissent des activités productives qui exigent une motivation profonde, une formation spécialisée, une compétence valorisée, même si elles ne sont pas toujours rétribuées. Or, ces activités se distinguent de l’amateurisme, c’est pourquoi Freidson se propose d’introduire dans la sociologie du travail une conception alternative à celle du travail aliéné : le travail « de vocation », dans lequel l’exécution n’obéit pas au désir ou au besoin matériel, mais plutôt à une passion. L’accompagnement du film pourrait être le signe de la part de « vocation » que requiert le travail du réalisateur. Mais cela pose alors deux problèmes : d’une part, on peut se demander quelle est la qualification nécessaire pour ce type d’activité, autrement dit, suffit-il d’être passionné pour mener à bien l’accompagnement du film ? D’autre part, on pourra s’interroger sur l’équivalence problématique entre travail de vocation et bénévolat.

En premier lieu, pouvoir parler de son film et des enjeux cinématographiques et sociaux qu’il soulève, en étant suffisamment pédagogue et dynamique, ne relève pas de l’évidence pour le réalisateur. Parfois son intention ne trouve pas d’écho parmi les spectateurs, le débat peut alors tourner à vide. La parole du réalisateur doit donc s’adapter à un public, qui est peut-être vierge de toutes réflexions, et références, cinématographiques. Il lui faut trouver le bon ton pour pouvoir transmettre un peu de son projet artistique, et cela nécessite des compétences qui peuvent s’acquérir en multipliant les rencontres, mais qui ne sont pas forcément données d’avance.

Nous touchons ici à ce que Pascal Nicolas-Le Strat appelle les « transactions intersubjectives », qui sont tous ces moments où l’artiste doit négocier avec son environnement, et en particulier avec son public : « quand il invite un public à partager sa création et qu’il en discute, avec eux, les termes et les modalités, quand l’intrusion d’un public l’oblige à faire retour sur sa filiation théorico-artistique. »5

Mais ce que souligne ce sociologue, c’est que l’artiste ne se perd pas dans ces confrontations, au contraire, il se construirait à travers elles. Par exemple, les artistes qui interviennent dans les quartiers, les prisons, les hôpitaux témoignent de l’enrichissement de ces rencontres. Surtout, il apparaît que la rencontre est le seul moyen pour le réalisateur de connaître son public et d’avoir un retour sur son travail, en d’autres termes que des chiffres d’audience ou de nombre d’entrées. Elle peut donc avoir un impact sur la forme future du travail du réalisateur. Cette vision de la rencontre est peut-être un peu idéale, nous verrons par la suite comment elle peut être aussi l’objet de concessions de la part de l’auteur.

L’accompagnement du film est un élargissement du champ d’intervention du réalisateur dans la forme définitive de l’œuvre, et donc un élargissement de ses compétences. Mais elle interroge aussi son mode de rémunération. En effet, même si l’accompagnement peut être vu comme un travail de vocation, cela ne signifie pas non plus que ce travail doive être automatiquement compris comme un bénévolat. Historiquement, on retrouve les caractéristiques de ce travail de vocation dans l’expérience des collectifs de cinéastes militants qui ont émergé après 1968. L’économie artisanale dans laquelle ces collectifs s’inscrivaient, obligeait les réalisateurs à assurer la plupart des tâches dans la fabrication du film, dans l’accompagnement ainsi que l’organisation des projections. Le militantisme de cette époque consistait parfois à offrir les films au plus grand nombre, sans espérance de rémunération conséquente, avec un don de sa personne pour la cause. Aujourd’hui, le militantisme des cinéastes, même s’il relève aussi de la volonté d’inventer de nouvelles formes de diffusion des œuvres, s’inscrit plutôt dans un combat pour la reconnaissance économique du travail de l’auteur.

Or, l’accompagnement a un rôle économique dans la mesure où, la distribution d’un film et la gestion de la sortie en salles, sont des étapes tout aussi cruciales que la réalisation. Ainsi, un film peut être excellent, si sa sortie est mal faite, il n’existera pas pour un public et donc, n’existera pas du tout. En tant que maillon d’une chaîne de production, le travail du réalisateur a un poids sur la forme finale du produit. Cela nous paraît évident pour la phase de conception et de réalisation, cela l’est peut-être moins pour la phase de distribution d’un film. Pourtant, le cas du documentaire nous invite à revoir les frontières traditionnelles des champs d’actions de chaque professionnel, lorsqu’on étudie le monde du cinéma.

Puisque les possibilités de circulation en salles des films se multiplient, on peut facilement comprendre que les réalisateurs soient beaucoup sollicités. Au cours d’un entretien avec un producteur, il s’interrompt pour répondre au téléphone, et ensuite explique : « Depuis le mois de septembre, il y a cinq ou six projections par semaine où on nous demande des intervenants, là je suis obligé de supplier les gens parce que au début ça les amusait, mais là, ils en ont marre. »

Nous voyons évidemment qu’il n’est pas question d’interpréter l’idée d’un travail de vocation comme un don de sa personne, complètement illimité et désintéressé. D’abord, parce que le cinéaste peut faire preuve d’engagement sur l’accompagnement du film, mais à la mesure de ses autres engagements. Il arrive un moment, où la « passion » mise au service d’un film, doit être utilisée pour de nouveaux projets. On le voit dans les propos de ce producteur, qui raconte comment une réalisatrice suit son film pour la sortie salle, et pas seulement en France : « Mais là, c’est le premier film dont je m’occupe qui circule autant, sauf l’Asie et le moyen orient, mais sinon il a fait l’Amérique du sud. »

La réalisatrice accompagne le film à l’étranger ?

« Elle n’arrête pas, et puis c’est le piège, ça fait un an qu’elle le suit. Elle se met à peine à réécrire un embryon d’autre chose. Donc, c’est à moi de lui dire d’arrêter. »

Car, l’engagement du réalisateur se heurte aussi à une limite temporelle et matérielle, accentuée par le régime d’intermittence, qui exige de pouvoir renouveler les projets assez régulièrement. Or, l’accompagnement du film prend du temps, et dans la majorité des cas, il n’est pas rémunéré. D’après l’étude du Groupe du 24 juillet et de la SRF, la majorité des salles interrogées payent les intervenants hors réalisateurs, ceux-ci sont remboursés de leurs frais de transport, logés, nourris, mais pas payés. L’étude cite en particulier le cas d’Ariane Doublet, qui n’a pas été rémunérée une seule fois lors de sa tournée pour la sortie en salle des Sucriers de Colleville. Or, certaines salles ont refusé de programmer le film parce que la réalisatrice ne pouvait pas se déplacer 6, ce qui se comprend à la lumière de ce que nous avons développé plus haut à propos de la rencontre comme moyen de capter un public.

Le problème principal du temps d’accompagnement est donc qu’il peut empêcher les réalisateurs de travailler sur de nouveaux projets assez rapidement : ils peuvent se retrouver en fin de droits, alors que tout leur temps de chômage a été un temps de travail. L’activité d’accompagnement peut parfois être un obstacle temporel à la réactivation des droits du travailleur. Ici, on voit bien comment l’individu assume seul la gestion de sa carrière risquée, avec pour conséquence une possible perte d’autonomie, étant donné que, sur le marché du travail artistique, où la réputation fonctionne comme un indicateur de valeur, une mauvaise sortie pour un film peut devenir un handicap très sérieux dans une carrière de réalisateur7. Comme le rappelle le sociologue Howard Becker, « la distribution a une énorme incidence sur les réputations. Ce qui n’est pas distribué n’est pas connu, et ne peut donc jouir d’aucune considération, ni revêtir la moindre importance historique. C’est un cercle vicieux, car ce qui n’a pas de réputation ne sera sans doute pas distribué. » 8 La polyvalence du réalisateur, exigée à travers l’accompagnement des films en salles, n’est pas qu’une question d’engagement de la personne de l’auteur auprès de son œuvre. Cette polyvalence renvoie aussi à des contraintes socio-économiques caractéristiques des marchés du travail artistique.

Le problème de la rémunération des réalisateurs qui viennent présenter leur film consiste à se demander sur qui cette charge financière peut reposer. Certains exploitants n’ont pas les moyens. De plus certaines salles, en régie municipale par exemple, doivent faire avec des contraintes administratives pour pouvoir débloquer ces sommes. (9) Donc, si la présence du réalisateur est primordiale pour eux aussi, les exploitants ne sont pas toujours en mesure d’assumer leur rémunération.

Au cours des rencontres professionnelles en marge du Cinéma du réel, nous avons pu observer une interrogation à ce sujet, et quelques propositions de solution. Une des propositions consisterait à intégrer dans le budget de production, ou/et de distribution, une rémunération du temps d’accompagnement du film. Il s’agit en effet de se demander comment sécuriser les trajectoires, en réajustant les responsabilités individuelles et collectives face à deux orientations opposées : d’un côté, l’imputation à l’individu, de l’autre, l’imputation à l’entreprise et/ou à la collectivité. Ici, ce que proposent les intermittents, ce n’est pas seulement une extension de leur contrat de travail, c’est aussi une réallocation de fonds mutualisés par les organismes d’aide à la création. En effet, les sommes qui seront débloquées par le producteur ou le distributeur, pour financer l’accompagnement du film, seront incluses dans un budget qui permet de débloquer des aides publiques de soutien à la création.

Jusqu’à présent, c’est le régime d’intermittence qui finance ce temps de travail dans la plupart des cas. Il y a donc urgence à se réinterroger sur la rémunération d’un temps dont l’assimilation à un travail n’est peut-être pas toujours admise, mais qui ne peut certainement pas être assimilé à une période de chômage. Et si l’on présente l’accompagnement des films comme du bénévolat, c’est seulement parce que le régime d’intermittence assure un filet de sécurité aux réalisateurs. Or, la réforme de ce régime rend le problème plus aigu encore, puisque le filet de sécurité s’amincit dangereusement.

Le fait d’accompagner un film pose donc des questions qui se ramènent au cadre économique et social de l’activité du réalisateur. Mais cette activité questionne aussi le genre cinématographique puisqu’en parlant du film, on contribue à l’inscrire dans un courant artistique, à définir sa fonction et sa portée.

Le temps de discussion : négociation entre un réalisateur, un film, un public

La rencontre après la projection propose au spectateur d’ajouter un moment de sociabilité à une activité plutôt solitaire qu’est le visionnage d’un film. La salle se différencie en particulier de la télévision par le mode de réception du film, les réalisateurs parlent souvent d’une « expérience du spectateur », liée aux conditions de projection. Mais la salle est aussi le lieu qui permet d’instaurer un dialogue et une interactivité, impossible avec la diffusion télévisée. C’est ce qu’explique un réalisateur : « C’est vrai que les spectateurs ont aussi un désir de discuter, par exemple sur mon dernier film, il y a eu des discussions incroyables après la projection. On en a filmé quelques-unes qui vont figurer dans le prochain. Il n’y a aucun espace où on peut avoir de tels propos. »

Or, dans le cas du documentaire, ce moment de sociabilité peut prendre une signification particulière. Les spectateurs voient souvent dans ce genre la possibilité de s’identifier à un sujet, un récit de vie, qui est marqué par le sceau, problématique, nous le verrons, de l’authenticité. Par conséquent, la discussion après le film est une façon de prolonger, par leurs témoignages, ce qui se dit dans le film.

Nous avons pu assister à plusieurs séances en présence de réalisateurs ou il apparaissait effectivement qu’une grande part des questions se rapporte au sujet proprement dit du documentaire. Nous pouvons évoquer le cas de trois films, Odessa… Odessa !, Pork and Milk, et D’une langue à l’autre 10,qui se rattachent, chacun à leur manière, à la religion juive. Et de fait, une grande partie des réactions du public portait sur la pratique et l’histoire de cette religion, elles étaient le fait de personnes qui étaient, manifestement, elles-mêmes juives, et dont l’expérience personnelle faisaient écho au film.

Pour Odessa… Odessa ! beaucoup de spectateurs exprimaient une histoire familiale semblable à celle des personnages du film, qui ont émigré d’Odessa vers New-York ou Israël. Ou bien, ils rajoutaient, par leurs témoignages, de nouveaux exemples de trajectoires et de vécus de juifs émigrés. Par conséquent, la discussion après la projection, peut d’abord prendre la forme de témoignages personnels qui laissent apparaître une grande émotion. Après la projection D’une langue à l’autre, la réalisatrice raconte comment certains spectateurs intervenaient avec des larmes dans les yeux, parce que les témoignages des Israéliens, dans leur rapport complexe à la langue maternelle, renvoyaient à leurs propres origines, à leur histoire personnelle.

Mais la discussion peut être aussi l’occasion de demander des précisions au réalisateur, lorsqu’un point n’a pas été compris, ou lorsque les spectateurs, avertis et concernés par le sujet, veulent approfondir la réflexion sur la question abordée dans le film : que sont devenus tel ou tel personnage, pourquoi ne pas avoir parlé de tel ou tel problème qui est lié, pouvez-vous expliquer tel point qui n’était pas présenté clairement ? Parfois ces questions semblent être agaçantes pour le réalisateur qui doit, en quelque sorte, se justifier de ne pas avoir traité le sujet de façon exhaustive. Au cours des discussions, il s’opère parfois un glissement, lorsque les spectateurs ne réagissent plus en fonction d’un film, c’est-à-dire d’un point de vue d’auteur, d’une création cinématographique sur un sujet qui appartient au réel, mais exigent des réponses documentées sur une question. Le réalisateur doit alors rappeler le statut, parfois ambigu pour les spectateurs, du documentaire : le film n’a pas vocation d’information, il ne donne pas toutes les clés historiques ou sociales du problème qu’il traite. Le débat autour du film est donc aussi une façon de rappeler quelle est la position de l’auteur et quelle portée donner à son œuvre. Nous ne développerons pas la polémique actuelle autour du Cauchemar de Darwin, mais quelle que soit sa justification, elle met en lumière une des difficultés du documentaire, à savoir traiter du réel sans jamais vouloir le rendre tel qu’il est, mais toujours à travers la démarche d’un auteur. Or, la tentation est grande pour les spectateurs de voir cette tranche du réel comme une information, et la position du réalisateur est alors très inconfortable. Par conséquent, l’accompagnement des films est aussi une façon de sensibiliser le spectateur aux questions du genre cinématographique.

Au cours de nos entretiens, beaucoup d’enquêtés, réalisateurs ou programmateurs, ont insisté sur la nécessité de profiter de ces moments de débat pour introduire des questions plus cinématographiques. Cela peut être en particulier le rôle de l’animateur du débat, qui seconde le réalisateur. Un programmateur propose des projections régulières, pour la plupart de documentaires, dans plusieurs cinémas, mais dans une optique qui n’est pas forcément liée à des problématiques cinématographiques, il racontait comment il devait toujours faire attention à sensibiliser un public, qui était parfois attiré essentiellement par la dimension militante de la programmation : « Sur le genre documentaire c’est pas évident, moi je fais des trucs historiques et militants, c’est comme ça que je remplis des salles. »

Que retient un militant de la diffusion du documentaire ?

« Il y a une rencontre émotionnelle. Un public se revoit ou se reconnaît, car c’est la même profession. La notion de plaisir est importante, mais il faut montrer que ça dépasse la commémoration, c’est plus large, ça donne une grille de lecture historique que les acteurs n’avaient ou n’ont toujours pas. Et puis, j’essaie de mêler les publics, qu’il n’y ait pas seulement des militants, ou quand c’est des militants, toujours essayer d’introduire une dimension cinématographique. Je suis toujours dans un entre deux entre militantisme et écriture cinématographique. »

Le rôle des programmateurs, et des associations qui défendent le documentaire, vient donc s’articuler au travail d’accompagnement du réalisateur. Nous pouvons citer en particulier l’action de Périphérie, et celle de Documentaire sur grand écran. 11 Dans les séances proposées par ces deux associations, auxquelles nous avons pu assister parfois, on retrouve toujours le souci de lancer la discussion, à la fin de la projection, sur l’écriture cinématographique. Il en est de même lors des séances mensuelles proposées par Addoc.

Cette question est aujourd’hui pertinente puisque la circulation de films documentaires, hors diffusion télévisée, ne signifie pas toujours circulation d’œuvres de cinéma. La multiplication des réseaux alternatifs permet à beaucoup de films d’exister, dont certains n’ont pas forcément une vocation cinématographique. Il n’est en aucun cas question de dire que certains ont plus que d’autres le mérite d’exister. Ce qui nous intéresse, c’est de voir comment toutes ces œuvres qui circulent ne renvoient pas a une même idée de la profession de documentariste. Dans les modes de diffusion alternatifs, le réseau des structures militantes tient une place très importante, il est un moyen de faire circuler les films en s’appuyant sur les relations opérationnelles des groupes militants. Ceux-ci peuvent organiser des soirées sur des thèmes de société dont beaucoup de films documentaires traitent évidemment.

Or, lors de telles projections, il apparaît que le sujet du film masque parfois l’œuvre. Le film s’insère dans le programme d’une soirée, dont le cadre dépasse largement le visionnage, au contraire des séances où c’est le débat qui s’insère dans une soirée autour du film. Par conséquent, la nature des discussions est assez différente, le film permet de rebondir sur des problématiques sociales semblables à celles qu’il évoque. Il peut devenir parfois l’élément d’un argumentaire militant, mais il donne surtout la possibilité de sensibiliser un public à des problématiques sociales qui sont soit inconnues, soit appréhendées de manière un peu floue, et en tout cas montrée de façon inédite par le documentaire. La force du témoignage visuel est souvent évoquée dans les réactions du public, les images concrétisent le problème, le rendent encore plus aigu. Or, il est vrai que le risque dans cette utilisation du film, est de ne retenir que cette fonction de concrétisation du problème, fonction qui peut être remplie par des films qui ne procurent aucune émotion esthétique. Ainsi, la programmation de films dans un cadre militant peut être une force pour le documentaire, puisqu’elle met en évidence la puissance des images, mais elle peut aussi affaiblir la défense du genre cinématographique.

Finalement nous voyons comment la façon de parler d’une œuvre qui est diffusée est un enjeu. La pluralité des modes de rencontre fait aujourd’hui débat. Beaucoup d’acteurs qui militent pour la reconnaissance du genre documentaire s’inquiètent d’une instrumentalisation possible du film. En témoigne, l’appel lancé par le Groupe du 24 juillet et la SRF, dans leur étude sur la vidéo-projection :

« De nombreux acteurs du terrain constatent que l’arrivée des équipements en vidéo-projection est une porte ouverte aux […] documentaires où seuls comptent la teneur militante ou le discours social […]. Ces films peuvent drainer du public mais sont-ils réellement des œuvres de cinéma ? […] Il ne faut cesser de le répéter, le documentaire est avant tout une œuvre cinématographique, non pas un alibi sociologique ou politique. » 12

Nous revenons ici à un questionnement initié par le sociologue Howard Becker dans Les mondes de l’art, à propos des frontières de ces mondes. L’un des problèmes intéressant dans l’analyse sociologique des mondes de l’art est de savoir comment les acteurs établissent une démarcation entre ce qu’ils veulent donner pour caractéristique et tout le reste. Or, l’appel cité ci-dessus relève bien de cette volonté de délimiter ce qui relève de l’œuvre cinématographique ou non. Cela ne signifie pas que les autres films sont méprisés, les auteurs de l’appel cherchent simplement à différencier les modes de programmation du documentaire. Ils font preuve par là d’une autre forme de militantisme, qui vise à défendre un genre cinématographique.

L’accompagnement du film, et les discussions qu’il provoque, révèlent donc une pluralité des formes de rapport au cinéma et à la création dans le documentaire. Toutes ces formes doivent pouvoir exister sans que l’une ou l’autre ne se sente menacée.

Accompagner un film témoigne donc d’un engagement multiple du réalisateur dans son travail : mobilisation de son temps, de compétences particulières, et ce parfois au prix d’une précarisation de son statut. Or l’enjeu est de taille, puisqu’il s’agit à la fois de créer un public, et de le sensibiliser aux questions du genre cinématographique, c’est-à-dire finalement d’assurer une audience de plus en plus large aux films documentaires à venir.


  1. Structures associatives, médiathèques, structures du secteur socioculturel, centres d’art etc., nous renvoyons à l’étude du Groupe du 24 juillet/SRF : L’équipement en vidéo-projection en Ile-de-France, une étude du Groupe du 24 juillet-SRF, été 2005, dirigée par Catherine Bizern.
  2. Notons que la nécessité de création des publics pourra être encore accentuée par la plus grande circulation des œuvres si de plus en plus de salles de cinéma s’équipent en vidéo-projection, et si les mesures préconisées par le rapport Berthod concernant le remplacement du numéro de visa par une immatriculation RPCA deviennent effectives.
  3. Cochoy Franck (dir), La captation des publics, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 2004
  4. Étude op cit, p.44-45.
  5. Pascal Nicolas-Le Strat, Mutations des activités artistiques et intellectuelles, L’Harmattan, 2000, p.22.
  6. Étude op cit, p.49.
  7. Nous renvoyons aux analyses de P-M. Menger, en particulier Portrait de l’artiste en travailleur, métamorphoses du capitalisme, Paris, Seuil, 2002.
  8. Becker H.S., Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1982, p.114
  9. Étude op cit, p.49, l’étude du Groupe du 24 juillet – SRF, prend l’exemple des Toiles à Saint Gratien, dont le budget annuel pour rémunérer l’ensemble des intervenants est de 1500 €.
  10. Odessa… Odessa ! un film de Michale Boganim, Pork and milk un film de Valérie Mrejen, D’une langue à l’autre un film de Nurith Aviv.
  11. Leur travail nous est plus familier parce que nous avons pu rencontrer certains de leurs responsables.
  12. Étude op cit p.63

Références bibliographiques

  • Becker H.S., Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1982.
  • Cochoy F. (dir.), La captation des publics, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 2004.
  • Etude du Groupe du 24 juillet/SRF : L’équipement en vidéo-projection en Ile-de-France, été 2005.
  • Menger P-M, Portrait de l’artiste en travailleur, métamorphoses du capitalisme, Seuil, Paris, 2002.
  • Nicolas-Le Strat P., Mutations des activités artistiques et intellectuelles, L’Harmattan, Paris, 2000.


Publiée dans La Revue Documentaires n°20 – Sans exception… culturelle (page 83, 3e trimestre 2006)