À propos de « Tu, un film polonais » de Jean-François Neplaz

Barbara Tannery

Une fiction sans histoire, la mémoire de l’Histoire. Une mémoire sans récit, simple, l’émotion, le souvenir d’être cette mémoire-là.

Celle d’un homme, cameraman, qui ne peut filmer et ne pouvant filmer, marche. Son pas sourd scande le désarroi.

Bras ballants il marche, l’allure, la neige, le défilement, l’inexorable avancée, un rappel immédiat du train et du point de vue de l’intime, de ces trains là… La déportation, les camps, l’aveuglement.

La caméra suspendue à ses bras ballants filme un long plan séquence qui se déroule là où rendue à sa plus simple expression, la caméra étouffe et révèle l’image en la cherchant. Le zoom automatique laissé à l’abandon, dernier maillon de l’implacable machinerie, en capteur fidèle, s’initie finalement au rythme de la personne.

Ici le récit ultimement retourne à sa source: une mise en situation. Filmer est nié et accompli. Immédiatement la distance est « méta » et le film physique révèle la douleur de l’incommunicabilité d’une conscience. La négation en tant que trace.

Ici où il n’y a pas d’image à faire, révéler le désastre, animer le geste, faire de l’image une mémoire vive, un transport d’émotion : le Sens.

Ici s’absente le regard comme ailleurs s’annule le discours pour laisser place à l’écriture, sa puissance, la prescience qu’elle engendre.

Là, la marche, la neige, les frôlements successifs, la marche encore, le sol martelé sans qu’aucune destination ne soit aussi déterminante que l’absence. Tenir bas l’image là où toute présence fut anéantie, là où rien n’a voulu considérer l’humain. Et la présence ténue du sanglot commémore cette infamie dans le rythme même du souffle primordial et ultime.

Nous avons perçu la grille et l’image s’arrête, cette fois à hauteur du regard, face contre mur. On entend la douleur, un sanglot. Le film se termine par quelques plans de photos de famille et déjà l’histoire reprend ses droits sur la mémoire.


  • Tu, un film polonais de Jean-François Neplaz, vu au festival de vidéo à Gentilly.


Publiée dans La Revue Documentaires n°10 – Poésie / Spectacles de guerre (page 81, 1er trimestre 1995)