À propos des trois versions de « Terre d’Espagne » de Joris Ivens

Yves de Peretti

« Il est impossible au réalisateur d’un documentaire de mentir, de ne pas être dans le vrai. La matière ne supporte pas de trahison : un documentaire nécessite le développement de la personnalité humaine du cinéaste puisque la personnalité seule de l’artiste le distingue de l’actualité quelconque, de la simple prise de vue. », Joris Ivens

Cette profession de foi de Joris Ivens en 1931 nous concerne aujourd’hui au premier chef. La vérité du cinéaste contre l’image-leurre. Face aux travestissements de l’information-spectacle, le cinéaste oppose la rigueur de sa position morale, son investissement total d’être humain dans la réalisation du film. Derrière la caméra, il y a une voix, un regard, un corps, une pensée, et c’est cette matière-là qui entre en résonance avec la matière du film. Un artiste, au sens où l’entend Joris Ivens, est quelqu’un qui dialogue avec son œuvre. Le cinéaste nourrit ses films de son propre questionnement ; en retour les films transforment sa vie et sa pensée sur le monde. « La matière ne supporte pas de trahison ». Mais l’expérience nous a appris les limites de cette « vérité de la matière ». Entraîné tant par son désir de cinéma que par ses préoccupations sociales, Ivens glisse progressivement des recherches formelles et expressives de l’avant-garde à un cinéma militant de commande. Renseignés par l’histoire, nous jugeons avec sévérité la plupart de ses films politiques. Pourtant, les questions qu’Ivens pose au cinéaste sont plus aiguës qu’elles n’en ont l’air. Y aurait-il un mentir-vrai ?

Ce qui a changé aujourd’hui dans le statut des images, c’est la part d’illusions et de mensonges qu’elles nous ont appris à reconnaître dans le « réel ». La préoccupation du cinéaste documentariste n’est plus de « montrer la réalité », mais de chercher des « effets de vérité ». Wim Wenders écrit (Le Monde du 14 décembre 1994) qu’ayant visionné en détail les archives russes et américaines sur la prise de Berlin en 1945, il a constaté le hiatus entre « ce qui semble réel » et « ce qui est réel ». Les prises tournées par les Russes en 35 mm noir et blanc paraissent « réalistes », alors qu’elles sont complètement répétées et mises en scène. Au contraire, les images américaines tournées en 16 mm couleur, avec de longs travellings documentaires le long des artères détruites, « donnent aujourd’hui l’impression d’avoir été enregistrées dans des studios hollywoodiens ».

Avec le temps, et sortis de leur fonction immédiate, les films révèlent plus que leurs intentions. Ainsi, la comparaison des trois versions de Terre d’Espagne réalisé par Ivens en 1937, est une leçon magistrale sur le rapport des mots et des images dans le documentaire. La version agréée par le cinéaste s’appuie sur un commentaire d’Ernest Hemingway dit par l’écrivain lui-même. Mais il existe deux autres versions, l’une antérieure, avec le même texte dit par Orson Welles, l’autre postérieure, la version française du film, avec un montage sensiblement différent et un commentaire de Jean Renoir. Deux cinéastes et un écrivain. Pas des moindres.

En 1936, Ivens est invité aux États-Unis par la New-Film Alliance pour y présenter ses films et donner une série de conférences dans tout le pays. Avec le soutien de quelques d’écrivains connus, dont Ernest Hemingway, Frederick March et John Dos Passos, il constitue un consortium d’intellectuels destiné à financer la production de films sur les événements historiques contemporains. Le profit de la distribution de ces films est destiné à soutenir la République espagnole, par l’achat d’ambulances et de produits pharmaceutiques.

L’achat de bandes d’actualités étant trop coûteux, Ivens se rend en Espagne avec John Ferno pour filmer les événements. Le film met en parallèle la vie d’un village, tout près du front, qui lutte contre la sécheresse, et le récit des combats. Hemingway, correspondant de guerre en Espagne, écrit le commentaire. Un jeune acteur de théâtre de vingt et un ans, dont la réputation est grandissante, est choisi pour l’interpréter : Orson Welles. La première mondiale de Terre d’Espagne a lieu à la Maison Blanche devant le Président Roosevelt. La diction sobre de Welles, avec une articulation parfaite qui lui donne beaucoup de profondeur, paraît étrangement moderne. Trop. À l’époque, elle est jugée par Ivens trop « froide » , trop décalée, et après quelques projections, est rejetée; Hemingway enregistre alors lui-même son texte, avec une diction plus dynamique, plus hachée, qui correspond mieux à l’esprit du film et à sa fonction qu’on appellerait aujourd’hui « humanitaire », selon l’euphémisme en vigueur.

Curieusement, avec le recul de l’histoire, la version de Welles donne au film une dimension pathétique, comme s’il racontait cette guerre non pas pour ses contemporains, mais pour la postérité. Il donne l’impression de ne pas prendre parti, bien que ses sympathies soient claires, mais fait remonter la douleur du drame que vit l’Espagne. Alors qu’Hemingway, qui s’est engagé aux côtés des Républicains espagnols, est inspiré par l’urgence de la situation : sa diction est un acte militant. Il s’agit de mobiliser les consciences sur ce drame. L’une est juste par rapport à l’histoire, l’autre par rapport au film et à son contexte. Mais chacune interprète le film, et ne produit pas le même sentiment de réalité par rapport aux images.

La distance wellesienne interroge les images, les creuse, leur fait rendre leur part de vérités et de mensonges, de réalité et d’illusion. La version d’Hemingway, celle qu’Ivens a défendu toute sa vie, révèle son attitude par rapport à l’histoire qu’il filme. Elle nous dit : « Voilà l’image juste de la guerre », alors que Welles nous dit : « voilà juste une image de la guerre ». À l’extrême, par rapport à cette guerre (et je pense aujourd’hui à Sarajevo qui interpelle si brutalement les cinéastes), on pourrait dire que Hemingway se comporte en journaliste 1 ( faut-il dire engagé ?), Welles en cinéaste 2. Avec les mêmes mots.

La troisième version du film est la version française réalisé par Renoir dans l’euphorie du Front Populaire. Renoir modifie sensiblement le montage et dénature le texte avec une bonne conscience qui paraît aujourd’hui dérisoire : il insiste sur la « mobilisation du peuple français » qui a permis d’offrir des ambulances au peuple espagnol. Renoir se caricature lui-même en conteur pressé et pédagogue. Le commentaire est redondant (on ne saurait dénombrer les « voici » péremptoires décrivant ce que nous avons sous les yeux) 3. Par négligence ou lassitude, il n’est pas loin de laisse percer du mépris pour le spectateur. Le film disparaît sous le texte, l’image n’est qu’un prétexte au discours, comme… à la télévision. En 1937, un des plus grands metteurs en scène de cinéma invente le radotage télévisuel, sur le mode du « Images, circulez, il n’y a rien à voir, écoutez plutôt ce que je vous dis ! » On connaît la suite: s’il n’y a plus rien à voir, on peut remplacer une image par une autre, manipuler comme on veut le « réel » qui n’est rien d’autre que le discours (humanitaire avant l’heure) dont il est le prétexte.

La leçon est d’importance; un hasard sans doute unique de l’histoire du cinéma met en perspective, à travers deux commentaires « refusés », une question fondamentale du cinéma documentaire : l’attitude du cinéaste dans le rapport des images et du discours qui les ordonne. Welles et Renoir anticipent tous les deux sur leur temps, l’un en installant le doute là où il n’est pas encore, l’autre en préfigurant une forme d’autosatisfaction télégénique. Sans que cela n’ajoute ni ne retranche rien à ces deux monstres sacrés du cinéma, le recul du temps donne une valeur « documentaire » à cette conjonction.

On pourrait d’ailleurs se poser la question sur les films documentaires d’aujourd’hui, en se demandant ce qu’ils laisseront paraître dans soixante ans. Les trois versions de Terre d’Espagne interrogent le cinéma documentaire dans ce qu’on voudrait sans cesse éluder: la vérité du cinéaste face au mensonge du cinéma, le doute face à la manipulation qui est au cœur de l’acte cinématographique. Mais quel est ce on que je ne saurais nommer ?

Les liens tumultueux de Joris Ivens avec son pays d’origine, qui le contraint à s’expatrier à deux reprises (après Borinage en 1933, après Indonesia Calling en 1946) nous disent de quel prix il a payé son amour du cinéma et son engagement politique, donc sa liberté d’artiste. Le monde a changé, mais je ne suis pas sûr que cette question ait radicalement changé. Même si, en 1936, à l’apogée d’Hollywood, il se trouve un Président des États-Unis pour visionner un film dont l’auteur revient d’URSS et pour dire : « Mais c’est tout un peuple qui se bat et c’est le film que tout le monde doit voir ».


  1. Ce mot doit être pris ici dans le sens le plus noble, celui d’une conscience morale qui réfléchit le monde dans lequel il vit, qui nous force à regarder la réalité en face et à prendre parti.
  2. Au sens où il n’interroge pas directement la réalité, mais les images de la réalité.
  3. Renoir était alors dans une situation de « metteur en scène officiel » n’arrêtant de travailler, abandonnant Une Partie de campagne pour préparer La Bête humaine.

  • L’Indonésie appelle (Indonesia Calling)
    1947 | 23’
    Réalisation : Joris Ivens
    Production : Waterside Workers' Federation
  • Misère au Borinage
    1933 | 27’
    Réalisation : Henri Storck, Joris Ivens
  • Terre d’Espagne (The Spanish Earth)
    1937 | États-Unis | Terre d'Espagne (The Spanish Earth) | 35 mm
    Réalisation : Joris Ivens

Publiée dans La Revue Documentaires n°34 – Terrains (page 123, Novembre 2024)