À propos d’Humain, trop humain

Interview de Jean-Claude Laureux et Nigwal

Jean-Claude Laureux, Nigwal

En 1972, en pleine période de contestation sociale, Louis Malle a réalisé un exceptionnel documentaire sur le travail ouvrier à l’usine Citroën de Rennes. Le réalisateur a pu entrer dans l’usine en activité, prendre le temps de filmer les gestes et les regards sur fond de bruit d’usine. Louis Malle monte son film sans ajouter de commentaire aux images du travail qui s’accomplit, sans y intégrer de témoignages. Cette posture qui refuse de faire entrer la parole et le discours explicatif dans le film détonne par rapport aux films militants de l’époque et montre que la réalisation d’un film engagé sur le travail peut emprunter d’autres voies que celles de l’explicitation par des mots. La traduction cinématographique de la répétitivité du travail à la chaîne et de son aliénation peut s’appuyer exclusivement sur une construction très serrée du montage et du son.

L’équipe composée de Louis Malle, Etienne Becker à l’image et Jean Claude Laureux au son, tourne en 16 mm avec une caméra Éclair, dont l’aptitude à saisir le son en synchrone transforme les conditions de tournage. Dans ce contexte de l’usine, le son représente un matériau inhabituel : constitué d’un enchevêtrement de bruits métalliques stridents, vibrants ou sourds, il implique un traitement particulier. Par un travail d’approche, J.-C. Laureux s’emploie généralement à distinguer et à mettre en valeur certains de ces bruits. Il en capte la musicalité et installe un rythme sur lequel s’appuie la monteuse dans le découpage et l’agencement des plans. Par exemple, le son rythmé des tôles qui tombent fournit l’unité d’une des premières séquences du film. Le traitement du son des ateliers est d’autant plus important que l’absence de paroles, la seule dans toute la production de Louis Malle, renforce son rôle au montage.

L’interview de Jean-Claude Laureux a été réalisée dans le cadre d’une recherche sur les représentations du travail au cinéma par le groupe Nigwal (Nicolas Hatzfeld, Maître de conférences en histoire à l’Université d’Évry, Gwenaële Rot, Maître de conférences en sociologie à l’Université de Nanterre, Alain Michel, Maître de conférences en histoire à l’université d’Évry).1

Nigwal : On se posait des questions sur l’histoire du film. Pourquoi un tel sujet ?

Jean-Claude Laureux : Louis Malle a toujours mené de front une carrière de fiction et une carrière de documentariste. Cela l’intéressait énormément. Chaque fois il alternait. Souvent, après un succès en fiction, il avait envie de tout laisser tomber. Il disait : « je ne ferai plus jamais de fiction », il faisait un documentaire… et il revenait, bien sûr, à la fiction.

[Avant le tournage d’Humain, trop humain] nous avions vécu une aventure, tous les quatre. C’est-à-dire Louis Malle, Etienne Becker l’opérateur et moi, et au montage Suzanne Baron, qui était dans tous les projets. On avait vécu une aventure en Inde, début 68, où on avait passé quatre mois. Cette expérience nous avait d’une part complètement soudés, on était une vraie équipe, et d’autre part passionnés. Ce film là terminé, Louis Malle avait eu l’idée de partir en Amazonie, filmer les travaux de la Transamazonienne. Ce qui l’intéressait, c’était d’être avec les bulldozers qui arrivaient dans les tribus que même Lévi-Strauss n’avait pas encore trouvées. Finalement, le gouvernement brésilien a refusé. On s’est donc rabattus sur la France et sur Paris où on a fait l’expérience de Place de la République qui était assez intéressante… En fait, ce qui a attiré Louis dans le travail à la chaîne, cela n’a pas du tout été le travail à la chaîne parce que c’était quand même un peu une tarte à la crème à l’époque. Tout le monde parlait de ça, donc de toute façon, il n’a pas eu envie d’aller à Boulogne-Billancourt. Il savait qu’on n’aurait pas été accepté. Mais il était intéressé par l’usine de Rennes, parce que c’était le contact du monde paysan avec le travail à la chaîne. Tous ces ouvriers-là étaient des agriculteurs, tous. Il n’y avait pas d’immigrés, ce qui nous évitait d’avoir à parler une fois de plus « des pauvres Algériens… » C’était un peu plus simple pour éviter le discours trop militant. Il se trouve que Louis connaissait un ancien patron de Simca, qui était passé chez Citroën. Par son intermédiaire, comme c’était un ami de la famille, et que Louis c’est les sucres Beghin et que, pour cette raison, sa famille n’est pas suspecte d’être anticapitaliste, il a pu entrer à Rennes avec ces recommandations. On ne nous a pas mis de bâtons dans les roues. On peut considérer que c’est une tromperie totale de la part de Louis Malle. Il s’est servi du fait qu’il portait très bien le costume cravate, qu’il avait un pedigree. On serait arrivé hirsutes, avec les cheveux longs, ils nous auraient dit : « non messieurs ». Il faut dire que chez Citroën, à l’époque, ils étaient très fiers de cette usine. C’était amener la campagne à s’industrialiser. Ils étaient très fiers de la montrer. Il n’y avait pas eu de manif, comme à Flins…

Nigwal : Est-ce qu’il y avait, quand même, un cadrage de la direction de l’usine, disant : « bon, mais dans ce cas-là, vous-nous ferez ceci… » ?

J-C L. : Non. Ils nous ont laissé libres. Mais Louis les a un peu court-circuités parce qu’il n’a pas eu envie de parler avec les gens, il a juste eu envie de les regarder. Vous avez vu, il n’y a pas eu du tout d’interview d’ouvriers… Donc, du point de vue du directeur de l’usine, c’était très bien, parce qu’il n’allait pas y avoir des gens qui allaient faire des revendications, qui allaient parler du syndicat Citroën, un syndicat assez particulier… Pour lui, Louis Malle allait filmer de belles images… il en était fier de son usine. Donc on n’a eu aucun souci par rapport à ça…, on a été vraiment libres. Je sais que moi, à l’époque, je trouvais qu’on avait tort de ne pas aller dans les familles, filmer les gens, leur deuxième travail… Parce que lorsqu’ils sortaient de leurs trois-huit, ils allaient cultiver leurs champs. Et Louis avait envie, vraiment, de rester concentré sur cette horreur, cette répétition. Il est allé à l’essence de la chose et c’est ce qui fait qu’aujourd’hui, le film tient le coup, parce qu’autrement, il serait daté […].

Nigwal : Vous n’avez pas fait d’entretien ?

J.-C. L. : On a fait un entretien avec le directeur. On lui avait parlé un peu de l’horreur de toute cette répétition des gestes. Et il nous avait expliqué… que dans une entreprise – je crois que c’est chez Saab – ils avaient essayé de faire des petites unités qui prenaient en main les voitures. Il nous avait raconté qu’il avait essayé de faire changer les gens de poste tous les x mois, et que cela s’est traduit par un échec, parce que les types préféraient se spécialiser de façon à aller très vite pour pouvoir fumer une cigarette après dix tours de manivelle… Donc il disait : « La taylorisation, ce n’est pas moi, c’est eux ». On a [aussi] réalisé un entretien avec un peintre. Parce qu’il y avait des arrêts. Ils buvaient beaucoup de lait parce que toutes les vingt minutes, il fallait qu’ils boivent un verre de lait, tellement c’était considéré comme nocif. On a un peu discuté avec lui. Ce sont les deux seules interviews qu’on ait faites. Ce n’est pas dans le film.

Nigwal : Cela affaiblissait le film ?

J-C. L : Oui. C’est-à-dire qu’à ce moment-là, cela suppose d’aller plus loin, d’aller voir le délégué, le syndicat…, c’était autre chose. Alors que là, c’est Les Temps modernes. C’est le film le plus proche de Charlot […] Je pense qu’il a eu raison d’en rester à la chorégraphie.

Nigwal : L’idée de faire un film où l’on ne parle pas s’est-elle imposée très vite ? Est-ce qu’il y a eu des débats entre vous ?

J.-C. L. : Oui, il y a eu des discussions, parce que moi j’étais plus sous la domination de la pensée dominante. Je pensais qu’il fallait faire ça, qu’il fallait discuter. Et Louis avait plus de recul que moi, il était moins engagé, et il a bien vu : pour lui, c’était un cul de sac de faire [un film avec du discours].

Nigwal : C’est fort, à l’époque.

J.-C. L. : Oui. Mais de toute façon, il était très marginal par rapport aux positions politiques. Il était aussi mis dehors par la Nouvelle Vague. C’était relativement facile d’être là parce qu’on le mettait là aussi.

Nigwal : Est-ce qu’il y avait une attente de Citroën pour en faire un film d’entreprise ?

J.-C. L. : À ma connaissance, il n’y a jamais eu de contact par rapport à ça. Je ne sais même pas si après, il y a eu des réactions de la direction. Il ne s’en est jamais occupé. À mon avis, il avait vu ces gens… il a fait son film et après, c’était fini.

Nigwal : Pouvez-vous nous parler du tournage dans l’usine ?

J.-C. L. : Cela se passait un peu comme si on était en Inde filmer des gens dans Calcutta. C’était la même chose. Etienne Becker, l’opérateur, était quelqu’un de très important dans notre histoire. C’est un cameraman qui avait un très beau regard, un très beau sens de la bonne place. Contrairement à ce que l’on voit beaucoup à la télévision, il savait laisser tourner la caméra, « donner le temps au temps », comme on dit. Il ne cherchait pas à changer d’axe pour éviter que le spectateur se lasse. Il y a des plans interminables. Ce sont ces plans-là qui donnent la force et l’horreur de ce travail. Et si on avait fait cela comme de « vrais cinéastes », on aurait eu le plan d’ensemble, le détail, le visage, les yeux du type… une succession de plans bien montés, bien rythmés, et puis on aurait montré quelque chose mais on n’aurait pas, je pense, compris ce que signifiait d’avoir la voiture qui défile devant et de faire les gestes. Ça, c’est Louis, bien sûr, mais c’est beaucoup Etienne Becker qui a fait ça.

Nigwal : Avez-vous pris beaucoup de temps de repérage… ?

J.-C. L : Que l’on soit en Inde à Rennes ou Place de la République, il n’y avait aucun repérage. On arrive, on filme. Le principe, c’était de profiter de notre naïveté, de notre innocence. [On est resté tourner] une quinzaine de jours. Notre matériel était très basique. C’était une Éclair 16 sur l’épaule d’Etienne, j’avais un Nagra en bandoulière, une perchette. Il était le plus simple possible, le plus inexistant possible. Parce que c’était aussi la hantise… La difficulté, quand on vient filmer quelque part, c’est que c’est nous l’événement, justement. Ils sont dans leur quotidien, et tout à coup, il y a des gens qui arrivent. Ils n’ont pas la même gueule, ils n’ont pas les mêmes outils à la main. Donc les regards se tournent vers nous. On ne peut pas faire autrement, mais en tout cas, on essayait d’être le plus discret, le plus inexistant possible.

Nigwal : Donc, vous n’avez pas laissé le temps aux gens d’oublier votre présence. C’est une autre école, de dire : « on s’installe là » et on filme un mois plus tard, une fois qu’on est connu.

J.-C. L : Louis était trop pressé pour avoir ce genre d’attitude. Nous, on rentrait dans le lard… mais à distance… on ne sait jamais… mais je n’ai pas le souvenir qu’on soit vraiment allé sous le nez des gens. […] il y avait beaucoup de plans en longue focale, de façon à ne pas être trop agressif.

Nigwal : Est-ce que vous pouvez nous expliquer comment se faisait le travail sur le son ?

J.-C. L. : C’est aussi la simplicité surtout qu’à l’époque, on n’avait pas beaucoup de moyens. Sans doute que maintenant, je ferais le film différemment. Là c’est un travail de captation tout bête. Là où il y a eu un peu de construction, c’est au montage, […] les chevauchements images et sons ont été faits par Suzanne Baron. D’ailleurs dans ce genre de film, on ne peut pas dissocier le montage image et son parce qu’il y a beaucoup de longueurs de plan qui sont données par le son. C’est le bruit qui rythme, c’est une musique, ce bruit, c’est lui qui est le fil conducteur alors qu’il y a des ruptures de plan à l’image. C’est un peu comme les musiciens modernes qui travaillent avec des samples, avec des échantillons de musique, qu’ils organisent. Un peu comme si moi, j’avais récolté les échantillons… Il y a des basses… A l’emboutissage, il y a les portes. Là, il y a des bruits de basse, ensuite il y a les arcs électriques, dans les soudures… Cela fonctionne comme des instruments. Et après, c’est Suzanne, c’est la monteuse qui fait que ça sort […].

Nigwal : Les sons qu’elle a utilisés correspondent aux sons que vous avez captés dans les ateliers ?

J-C. L : Toujours ! Et c’est toujours synchrone, quasiment. C’est toujours le son qui accompagne l’image. Il y a peut-être quelques tricheries…

Nigwal : La synchronie est-elle reconstituée au montage ? Ce sont bien deux machines séparées…

J.-C. L : Ce sont deux machines séparées, une caméra et un magnétophone, mais elles sont reliées. Aujourd’hui il y a des systèmes de quartz qui permettent de relier sans fil, mais nous, à l’époque, on était reliés par une espèce de fil qu’on appelait un « cordon ombilical ». On avait un câble entre la caméra et le magnétophone qui donnait le synchronisme. Tout le principe des films, que ce soit Calcutta, Place de la République ou autre, c’est que le son soit synchrone avec l’image. Parce que c’est « la vérité »… enfin, c’est ce qu’on capte…

Nigwal : Quand vous utilisez du matériel synchrone, vous utilisez du matériel particulièrement… performant à l’époque.

J.-C. L. : C’est l’histoire de ce que certains ont appelé le « cinéma vérité », d’autres le « cinéma direct ». En fait Éclair a sorti une caméra 16 mm qui ne faisait pas de bruit. Parallèlement, en Suisse, un Polonais immigré a fabriqué un magnétophone léger, solide, le « Nagra », qui fonctionnait sur pile, et qui avait une liaison possible avec cette caméra, pour se synchroniser. Pour nous, il y avait déjà longtemps que cela existait. C’est avec ce matériel-là que Chris Marker a réalisé Joli Mai. On fonctionnait tous avec ce même matériel sauf les Américains, qui eux, travaillaient avec une Bell et Howell trafiquée. Moi, j’ai commencé à faire ce genre de travail avec quelqu’un qui s’appelait Mario Ruspoli c’était en 63. C’est un modèle qui a du arriver au début 60. Mais en mai 68 tout le monde l’utilisait. C’était très important comme changement, parce qu’au lieu d’avoir des images et un commentaire du cinéaste sur les images, il y avait le son qui correspondait…

Nigwal : …Et qui n’était pas dérangé par le bruit de la caméra.

J.-C. L. : Oui. Et une caméra qui était mobile, légère, et qui permettait beaucoup de choses.

Nigwal : On voit que l’évolution technique va permettre de ne pas intégrer de discours… quand il n’y a pas cette facilité technique, on peut être tenté de rajouter du discours pour combler les trous…

J.-C. L : … en même temps, on est obligé d’avoir du discours si on a des images muettes, autrement il n’y a pas grand-chose, alors que le synchrone ouvre la possibilité à ceux qui en ont envie … de ne pas en avoir. Enfin, d’en avoir un, mais à travers le cinéma, pas à travers un écrit. Parce que c’est aussi un discours : Humain, trop humain, c’est un point de vue, mais sans se mettre en avant, en disant : « moi, je… », sans faire de commentaire.

Nigwal : Est-ce que vous pourriez nous raconter une journée de tournage ?

J.-C. L. : C’est très décevant. Parce que ce n’est rien. On arrive, un peu tôt le matin, trop tôt…, [souvent] aux horaires de l’usine, on avait quand même envie de voir comment les choses se préparaient…

Nigwal : Très très tôt, alors.

J-C. L : Ça dépend, cela peut être tard, aussi.

Nigwal : Il n’y a pas d’image d’arrivée [dans l’usine]. Il y a le parking…

J.-C. L : Ah oui ? Pourtant on l’a filmée.

Nigwal : Vous l’avez filmée ?

J.-C. L : Oui. On ne peut pas ne pas filmer les entrées d’usine quand on fait du cinéma !

Nigwal : Et là, vous commenciez déjà à filmer…

J.-C. L. : Oui. Vous savez, parfois, vous vous mettez dans un coin, et vous attendez. Et puis ça vient comme ça, vous vous mettez à tourner. Pourquoi vous commencez à ce moment-là, et pas un quart d’heure avant…

Nigwal : Qui en décide ?

J.-C. L. : Même ça, je ne saurais pas le dire. Mais si mes souvenirs sont bons, cela peut être n’importe qui. Ça peut être parce que je mets mon magnéto en route parce qu’il y a un truc qui sonne bien, et à ce moment-là, Etienne suit avec la caméra. Cela peut être Louis qui dit : « Filmez ça »…

Nigwal : La division du travail entre vous, comment cela marchait ?

J.-C. L : Il y en a un qui dirige, qui est le patron. Qui dit : « on fait ça, on fait ça, on fait ci ». Sauf… qu’on fait aussi ce qu’on veut. Si lui n’a pas vu un truc, on filme et il se raccroche à nous. C’est-à-dire qu’il ne fait rien pendant ce temps-là. Il n’y a que nous qui travaillons, lui il regarde. Je crois bien qu’il avait une petite caméra mais il n’a pas dû beaucoup l’utiliser. En Inde, il s’en était beaucoup servi. Il avait une petite Beaulieu 16 et faisait des plans muets. Mais là comme ce n’était pas synchrone, cela ne nous intéressait pas vraiment. Donc… il ne fait rien, mais… il fait tout. Je n’ai jamais su être clair dans mes explications en disant : « voilà, le rôle du metteur en scène, du réalisateur c’est plutôt ce genre de travail… » Parce que je sais très bien que sans lui, le film n’existe pas, et si on nous regarde travailler, on se dit : « Tiens, il y en a un qui ne fiche rien, une bouche inutile là-dedans… » (Rires)

On avait déjà une longue expérience commune. Cela se passe par des regards, on ne se disait pas un mot de la journée. On n’a même pas besoin de se regarder : on sait que cela, ça va plaire, que ça va l’intéresser… C’est comme la relation entre la caméra et le micro, si vous voulez. Le micro, il a toujours envie de se rapprocher pour aller capter des choses, et la caméra, elle a besoin de champ, elle ne veut pas voir le micro au milieu. Entre Etienne et moi, c’était naturel. J’imaginais très bien le cadre qu’il avait envie de faire, vu ce qu’on était en train de regarder, donc le micro était hors de ça ; et lui entendait très bien ce qui était en train de m’intéresser, donc son image dépendait aussi de ça. Naturellement, le micro était au bord du cadre, mais ça ne brimait ni l’un ni l’autre. C’était l’image dont il avait besoin, et le son dont j’avais besoin. L’habitude… Avec Etienne, cela a été une rencontre. Pourquoi avait-on le même regard ? Je n’en sais rien. […]

Nigwal : Comment se déroulait une journée « type » ? Comment se faisait le passage d’un atelier à un autre, d’un poste à un autre ?

J.-C. L. : Quand on avait l’impression d’avoir couvert un poste de travail, on en cherchait un autre. On se promène, on s’arrête, on se dit : « tiens, là… », on filme. Il y a des gueules, aussi. On cherche des gueules… Il y a des acteurs, il y a des types qui accrochent le regard, parce qu’ils ont l’air soit de s’en foutre complètement, soit parce qu’ils sont concentrés, soit parce qu’ils ont n’importe quoi. […] On a envie de s’arrêter sur eux et de tourner. Parfois ce sont les machines, par leur mouvement [qui nous attirent]. Surtout ces postes de soudure qui font ballet très cinématographique.

Nigwal : Il y a beaucoup de scènes, d’arrêts sur des femmes, il y a un atelier de femmes, vous vous en souvenez ?

J.-C. L : Ah oui, il y avait une fille qui nous avait fascinés. C’était à la couture, aux sièges, les garnitures. Cette fille… Quand même, il y a une chaîne qui commence à 4 heures du matin, à cause des 3 x 8, et à 4 heures, elle arrivait maquillée comme Brigitte Bardot ! Elle nous fascinait parce qu’on se disait : « cette fille, elle s’est levée encore une demi-heure plus tôt que les autres, de façon à se mettre ce Rimmel ». Je ne sais pas s’il y a un long plan sur elle, mais … une femme très coiffée. Celle-là, je m’en souviens, c’était fascinant. Ce n’était pas pour séduire son contremaître, elle avait besoin de ce masque, je ne sais pas, de cette illusion…

Nigwal :… de se défendre, aussi, face à la machine.

J.-C. L : Oui. De toute façon, on allait partout. Chez les femmes, c’est toujours un peu plus agréable. Peut-être qu’on est restés un jour de plus chez les filles que chez les garçons. C’est une tendance naturelle qu’on avait. C’est plus facile à filmer, aussi, c’est différent.

Nigwal : Est-ce que vous donniez des consignes : ne pas regarder la caméra…

J.-C. L. : Non, non. Si quelqu’un est trop perturbé par notre travail, on va ailleurs, on trouve quelqu’un d’autre ; ou bien on revient après. Jamais on ne dit de ne pas regarder la caméra, parce que c’est la pire des choses à faire. Parce qu’à ce moment-là, vous avez quelqu’un qui a le nez sur son travail, avec l’œil comme ça vers la caméra, qui fait semblant de ne pas regarder.

Nigwal : Il y en a un qui est virtuose. Un soudeur, qui fait vraiment son numéro de théâtre, là. Qui soude, qui passe, qui repasse…

J.-C. L : Et il s’arrête pour fumer sa cigarette.

Nigwal : Voilà. Et il regarde la caméra quand il a fini son numéro. C’est tout à fait le music-hall.

J.-C. L. : Oui. Celui-là, oui.

Nigwal : Il y a une autre scène marquante dans l’atelier de peinture, où l’ouvrier en prend plein le nez…

J.-C. L. : Oui. On avait été impressionné, parce qu’à mon souvenir, c’est la seule fois où on s’est assis en face de quelqu’un, […] et on a parlé avec lui. Parce que cela paraissait être l’endroit le plus horrible. Et je crois qu’eux, ils avaient plus envie de changer de poste, plus que les soudeurs. Le soudeur, justement, il était bien content, il fumait son paquet de clopes dans la journée, en gagnant chaque fois quelques secondes. Mais à la peinture, l’équipe dégustait parce que c’était dur.

Nigwal : Là, concrètement, vous étiez dans la cabine ou derrière la vitre ?

J.-C. L. : Je ne sais pas… Il me semble qu’on est dedans.

Nigwal : Et le matériel ? Le peintre, lui, il est tout bleu…

J.-C. L. : Oui, mais d’après mon souvenir, le nuage est quand même assez directif, il doit être aspiré. Il doit quand même y avoir des aspirateurs aussi… Mais honnêtement, je ne me souviens pas bien. Enfin, en tout cas, je n’ai pas le souvenir d’avoir… Je sais qu’on s’était lavé, aussi, avec eux, avec ce produit qui était une espèce d’antiseptique, un truc spécial au département de peinture. Il y avait le verre de lait… Je ne crois pas qu’on était allé jusqu’à boire le lait, tout de même. Mais enfin, on a continué à travailler, le matériel n’était pas couvert.

Nigwal : Est-ce que vous vous rappelez des discussions sur des choix de personnes filmées ? Vous avez dit aussi que cela se fait au regard…

J.-C. L : Oui. Ce virtuose dont vous parlez il est évident. Quand vous êtes dans l’usine avec un regard de curieux, et bien c’est sur lui que vous zoomez parce qu’il a quelque chose de plus. Il n’y a pas de discussion à avoir, c’est l’évidence [et] je pense que si ce n’était pas évident, c’était Louis qui disait : « filmez ça ». Quelque chose que nous n’avions pas vu, soit par fatigue, soit par inattention… Louis voyait bien quand on passait [à coté] de quelque chose, et il nous recadrait, c’était cela son travail.

Nigwal : Il y a une très belle conversation de machine à café, qui n’est pas prise en son, mais on voit trois ou quatre personnes qui sont décalées.

J.-C. L. : Oui, en fait, ce n’est pas pris en son parce que – là, ce sont les limites de notre technique – si j’approche le micro de ces gens-là, c’est fini… il n’y a plus de scène. Ils se taisent, ou ils parlent d’autre chose. Ils parlent, et on n’a pas les moyens d’aller entendre ce qu’ils se disent, par rapport au bruit qu’il y a derrière […]. L’image a cette capacité-là, de se cacher, d’aller chercher loin [avec le zoom], que le son n’a pas. Et c’est très perturbateur. À la limite, ce qui gêne le plus les gens, c’est quand on leur met un micro sous le nez. Pour Place de la République, on avait un dispositif : j’avais mis le micro à l’intérieur d’un sac et Louis se promenait avec le sac sous le bras. On le disait aux gens après. On n’a rien fait de volé, les gens étaient consentants. Mais même, ils voyaient la caméra qui était un peu loin… Le principe de Place de la République, c’était tout simple. Louis abordait les gens, en disant : « on aimerait parler avec vous ». C’était ça, la mécanique répétitive. La plupart du temps, les gens nous regardaient avec une drôle de gueule, et ils s’échappaient. Et il y avait quelques désoccupés, farfelus, qui s’arrêtaient, qui discutaient, et pour éviter de leur mettre ce truc sous le nez, on avait ce sac. Au Salon de l’auto, c’est pareil. Il se promène avec un carton à dessin avec un tube de carton à dessin sous le bras. Au bout du carton, dans le couvercle, il y a un micro. Il y a l’émetteur à l’intérieur du carton, avec un interrupteur. Lui, il déclenche l’interrupteur quand il a envie qu’on filme, et nous, on est à l’écart. Cela, ce sont des petites tricheries. Mais dans l’usine…

Nigwal : Il y a une scène assez étonnante. C’est un plan sur la chaîne, et on voit une dame qui balaie, qui passe le balai au milieu d’hommes en train de s’affairer, avec des petits mocassins, des petits chaussons.

J.-C. L. : Je ne m’en souviens pas. Mais ça, c’est automatique d’aller s’intéresser à ce qui n’est pas à sa place.

Nigwal : Quand on entre dans une usine, il y a du son. Et vous, en tant que professionnel du son, est-ce qu’il y avait des graves, des aigus ? Quelle a été votre perception ?

J.-C. L : La première impression, c’est : « comment vais-je faire ? » La première impression est quand même globale : une espèce d’énorme bruit. On n’arrive pas encore à faire tout de suite la différence entre les sons. Au départ, j’ai eu plutôt peur de faire quelque chose de très monotone. Je me suis demandé ce que j’allais pouvoir sortir, avec une telle masse sonore. En fait, il faut se rapprocher des choses, du coup cela crée des déséquilibres. Ce n’est plus l’équilibre qu’on a quand on rentre, mais quand on se rapproche vraiment d’un outil, il devient plus fort et à ce moment-là, oui, c’est l’aspect musical qui prend le dessus. On est attiré comme avec les percussionnistes de Strasbourg. On recrée un peu ça dans sa tête…

Nigwal : Les solos de jazz.

J.-C. L : …Oui. Art Blakey… c’est pas mal.

Nigwal : Justement, le jazz, est-ce que cela a joué, dans ce film, ou pas ? A la fin du salon de l’auto, on en entend un peu, à peine perceptible. Mais est-ce que dans la façon dont vous avez réfléchi à ce que vous alliez retenir comme son, est-ce que cela joue ?

J.-C. L [C’est une question] intéressante. Louis Malle a mis du jazz dans tous ses films. Il a commencé sa carrière par un coup d’éclat. Et c’était quelqu’un qui écoutait énormément de jazz. Je n’ai pas souvenir qu’on ait fait un rapport entre l’usine de Rennes et le jazz. Mais vous avez sûrement raison, il y a sûrement un rapport. Mais cela n’a pas été conscient.

Nigwal : Je reviens sur le petit moment, à la fin du salon de l’auto : ça dure, ça dure, et au moment où nous, on commence à s’ennuyer, il y a une musique de jazz qui nous autorise, en gras, à prendre nos distances. Petit à petit, c’est elle qui nous ramène vers l’usine.

J.-C. L : Une musique de jazz, qui est ?

Nigwal : Très délicate… On s’était demandé s’il l’avait rajoutée. … C’est à peine perceptible.

J.-C. L : C’est peut-être rajouté mais cela m’étonne que cela ait été rajouté. Peut-être que c’était dans le Salon. Ceci dit il n’est pas impossible que si dans un stand, il y avait du jazz, le micro soit venu le chercher. Mais cela m’étonnerait qu’il l’ait rajouté là.

Nigwal : Est-ce que vous étiez limités en pellicule et en bande son ? Est-ce que vous deviez faire dans l’économie ?

J.-C. L : Non. La facilité que donnait Louis, c’est qu’il comptait le budget après. On n’avait pas de producteur, le producteur, c’était lui. On n’avait donc pas quelqu’un pour dire : « vous savez, un film sur l’usine Citroën, vous vous rendez compte, cela va faire dix spectateurs, je vous donne un franc, et je suis encore très gentil. » Là, il se donnait les moyens de faire, sans gaspillage loin de là, ce qu’il voulait faire. S’il fallait de la pellicule, on avait de la pellicule.

Nigwal : Donc, dès qu’il y avait quelque chose qui vous intéressait, vous le preniez…

J.-C. L : Toujours, dans tous ses documentaires, on a filmé dans un rapport de 1 pour 20, à peu près alors que souvent c’est 1 pour 50, et même, maintenant, avec la vidéo… Le 16 mm oblige à un parti pris. De toute façon, il y a un magasin de 10 min, donc vous n’avez que 10 minutes devant vous, au lieu d’avoir deux heures de cassette Beta. Avant de filmer, vous y réfléchissez à deux fois avant de déclencher : il y a quelque chose qui défile, qui coûte quand même un peu d’argent et qu’il va falloir recharger au bout de dix minutes. Donc il ne va pas falloir, dans le moment fort, être à court de pellicule. Ce n’est pas une préparation dans le sens que vous évoquiez mais c’est une conscience à tout moment de ce qui est important ou pas, de ce qui est intéressant et de ce qui ne l’est pas. Alors que la vidéo entraîne les gens à tout capter, à ne pas avoir du tout de point de vue de tournage, à créer le point de vue après, au montage. Sauf qu’ils se trouvent alors avec une telle montagne d’informations… […]

Nigwal : La contrainte des 10 minutes est-elle la même pour l’image et pour le son ?

J.-C. L. : Le son coûte beaucoup moins cher. C’était quinze ou dix minutes. Moi, je perdais volontairement cinq minutes de son chaque fois que l’image changeait, de façon à ne pas être en panne de son au moment où l’image était importante. Mais la bande magnétique était très bon marché. Je dis était, parce que maintenant, on n’en voit plus beaucoup.

[Ce rapport de 1/20] qui, en documentaire, était relativement faible, indique que malgré tout, on sélectionnait. Le grand truc de Louis c’est qu’il n’a jamais fait un documentaire avec un a priori. Il n’allait pas démontrer quelque chose qu’il avait imaginé, il allait regarder. Il ne sait absolument pas ce qu’il va voir. Et c’est aussi lié au type de production parce que si vous avez un producteur extérieur, il faut lui dire ce que vous voulez faire, sinon, il ne vous donne pas les moyens. Donc il faut avoir un projet, un a priori, comme dire : « ce qui va nous intéresser là-bas, c’est que ce sont des paysans qui travaillent à la chaîne, etc. » Là, Louis, au départ, c’est ça qui l’intéresse. Mais s’il avait rencontré un type absolument extraordinaire, on aurait fait un film sur ce type-là.

Nigwal : Vous souvenez-vous de la réception du film par le public ?

J.-C. L. : Vous savez que cela s’est très mal passé… C’est sorti en salle à la Pagode qui appartenait à Louis Malle. Il avait sorti en même temps Place de la République et Humain, trop humain. On en avait même ri, parce qu’il l’avait sorti après Lacombe Lucien, et Lacombe Lucien avait très bien marché… et un film du même réalisateur fait quelques mois après, fait 500 entrées. […] On savait que cela ne marcherait pas. Mais ce n’était pas fait pour marcher. Enfin, ce sont des films qui ne coûtent rien. Il n’y a aucun budget. Trois personnes, dont une qui ne se compte pas, deux salaires, le salaire de la monteuse. C’est lui qui avait coûté le plus cher parce que c’était le travail le plus long. […]

Nigwal : On n’a pas beaucoup parlé du montage et du rôle de Suzanne Baron. Est-ce que vous interveniez par rapport au montage son ?

J.-C. L. : J’intervenais, dans le sens où j’apprenais. Suzanne Baron avait plus d’expérience, elle était très douée. J’apprenais plutôt mon métier avec elle, plutôt que de participer vraiment. La structure, la construction du film, c’était lui, complètement qui l’assurait. À partir de ses rushes, il imaginait son scénario. Et Suzanne, c’était l’élément sensible. Elle disait : « ça, c’est beau. » ; elle avait envie de garder [tel plan ou telle séquence], elle ne savait pas toujours où on les mettrait, et Louis tenait compte de ça. Il faisait rentrer dans son récit les éléments sur lesquels Suzanne mettait le doigt. C’était un couple intéressant de ce point de vue-là, parce qu’il y en avait une qui semblait faire de la décoration alors que cela n’en était pas, et l’autre qui faisait de la structure. Peut-être que Louis avait un œil plus froid, plus cartésien, alors que Suzanne, elle avait la fantaisie. Ça faisait un joli couple. Sur le son, j’apprenais beaucoup avec elle. Elle avait travaillé avec Tati. C’est un type qui fait des trucs sonores extraordinaires. […] Alors j’apprenais.


  1. Entretien réalisé à son domicile, le 8 janvier 2004.
    Sur l’analyse de ce film de Louis Malle voir aussi notre contribution, Nigwal « Humain, trop humain, le travail au premier plan », Positif, décembre 2005 pp. 96-97. Autres publications : Nigwal « Le travail au cinéma, un réapprentissage de la curiosité sociale », Esprit, juillet 2006, pp. 78-99 ; Nigwal « Filmer le travail au nom de l’entreprise ? Les films Renault sur les chaînes de production 1950 – 2005 », Entreprises et histoire, n° 44 septembre 2006, p. 25-42. ; Nigwal « Le travail en représentation dans les films militant. Caméras et micros dans les usines automobiles, 1968-1974 », Histoire et sociétés, n° 9, janvier 2004, pp. 117-131.

  • Humain, trop humain
    1973 | France | 1h15 | 16 mm
    Réalisation : Louis Malle

Publiée dans La Revue Documentaires n°21 – Le son documenté (page 133, 3e trimestre 2007)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.021.0133, accès libre)