À quoi bon ?

Jean-Louis Accettone

Dans ces rues sinistres où il ne se passe rien, juste quelques fissures à colmater, au mieux quelques carreaux opaques à remplacer. Figures et castes, la finalité : trouver juste une place, à peine une fonction, un mode dans les occupations humaines. La plupart des métiers ont un rapport plus ou moins direct avec celui de fossoyeur; on a beau être efficace, performant, on enterre un peu, à chacune de nos actions, tout ce qui aurait pu être fait de vivant à ce moment-là. On retire peu à peu de la vie, on se retire du vivant, dans les affaires, l’ennui, la mort.

Vaste système de vases communicants où les refoulements d’une vie sans aventure trouvent leur compensation sur le grand écran. Quel intérêt pour la majorité des longs métrages de fiction sinon celui d’entretenir une certaine forme de gâtisme entendu, qui trouve son expression dans les festivals huppés. L’idéologie du documentaire pourrait également emprunter de telles voies (ce qui lui arrive). Mais l’extrême diversité et la force du documentaire aujourd’hui vient surtout de ce qu’il ne constitue pas, à l’opposé du cinéma traditionnel, un genre institué.

Il est encore une expérience. Le cinéma de long métrage institué comme genre, ressemble aux genres des Beaux-Arts du dix-neuvième siècle, tels que le nu académique, ses proportions, son ennui. Un genre tristement bourgeois, que les adolescents regardent avec admiration. Le cinéma est né dans les foires, les fêtes foraines, meurt sans poésie dans les supermarchés sous forme de cassettes vidéo, n’a rien à dire dès lors qu’on lui demande de distraire ( ce qu’il fait naturellement), de durer une heure trente, de raconter une histoire, le cinéma académique, ses proportions, son ennui. Dès qu’on exclut des salles les films courts, les documentaires et expériences cinématographiques de tous ordres, la matière du cinéma et l’expérimentation, il ressemble à ces arbres atrophiés du bord des routes, plantés en ordre, coupés, victimes de l’ordre des choses. Le médium vidéographique souvent refoulé, comparé comme inférieur avec le cinéma, est souvent méprisé par ceux-là même qui le font vivre, les chaînes de télévision:

Le jeu relatif permettant aujourd’hui à des « vidéos de création » d’exister, risque aussi de disparaître, engloutissant les expériences vidéographiques intéressantes sous les genres télévisuels, les modèles fomentés par les commerciaux de l’image, VRP des stéréotypes. Dans l’espace télévisuel comme ailleurs, les aventuriers sont rares, restreints à quelques chaînes, quelques programmes.

« Allons, petit, il faut travailler si tu veux être tout à fait Dieu. Travailler : c’est-à-dire ne plus voir les choses et apprendre les mots. Tout amasser en soi comme dans une cassette ; conserver. Quoi ? Toute la poussière des morts, des siècles d’histoire, tout ce qui est réellement mort à jamais. Des pharaons, des Athalies, des Nérons, des Charlemagnes, tous les grands tombeaux. Regarde ; petit, regarde derrière toi; marche à reculons, imite, répète, recommence. Quand tu sauras bien parler, tu verras comme lu penseras bien », Alain, Propos, 1906

L’impression de finitude vient de notre propre lecture étriquée, finie elle aussi. Lire d’autres espaces dans la vie des gens : étendre son propre champ de vision, échapper aux griffes du peuple des morts. Écrire, fabriquer, lire.

À propos d’« Opinions sur rue »

A quoi bon ce délire autour de l’écriture documentaire, à raison de 44 émissions de vingt minutes durant un an, cette expérience distribuée sur le réseau câblé du Nord/Pas-de-Calais, qui n’intéresse personne. « Opinions sur rue ». Une tentative de contact. Une oscillation permanente entre le reportage et le documentaire.

Un an d’expérience, la réalisation avec Région Câble/C9 Télévision. Peu de moyens liquides. Pas de partenaire autre qu’un foyer de jeunes travailleurs, sous forme d’aide matérielle et humaine.

Que faire de cette loi de 1901, pourquoi s’intéresser à travers le tissu associatif de la région Nord/Pas-de-Calais, à certaines pratiques, à certains groupes, pourquoi les ériger comme modèles au détriment d’autres ? « Les Rapides » d’Évin-Malmaison, groupe de colombophiles du bassin minier, les gestes, les bribes, les fragments. Un médium électronique pour toucher, sentir, la preuve par le tactile; dégager une certaine idée de la vie. La proximité, la peau, le contact. La vidéographie ne produit pas que des espaces virtuels, lorsque les choses nous touchent, lorsque nous les touchons du bout des yeux.

À propos de « 1901 »

Tandis que nous rêvions d’un documentaire mensuel de treize minutes, avec l’accord du directeur des programmes du canal local, celui-ci (le directeur) disparaît soudain, happé dans des entrelacs mystérieux; toutes les émissions entretenues avec des partenaires extérieurs disparaissent également; le câblo-opérateur divise son budget de production par deux. En avril, le nouveau directeur des programmes nous donne son accord et son adhésion au nouveau projet intitulé « 1901 ». La Délégation régionale de l’INA s’associe à notre travail avec IF Productions, groupe d’auteurs indépendants, la MAJT, ainsi que d’autres futurs partenaires que nous espérons nombreux, sans lesquels cette expérience ne verra pas le jour.

Ces gens que l’on rencontre rarement, isolés et protégés qu’ils sont par leur microcosme, habitent sous terre ; ce sont des troglodytes. Sous la couche d’informations, de visuels saturés, on ne les voit plus. Le vernis d’images publiques n’a rien de commun avec ces gens-là, leur milieu ; prenez-en un, installez-le sur un plateau de télévision un micro à la main, il ne ressemblera plus au modèle de lui-même qu’il a l’habitude de colporter dans sa vie, et finira peut-être par donner l’image que l’on attend de lui, animal de zoo, anecdote vivante, puis stéréotype.

Les troglodytes donnent à manger à leurs pigeons, jouent de l’accordéon, s’occupent de leurs petits frères délaissés dans les quartiers de Roubaix ; ailleurs ils jouent de la Bourle, font vivre les marionnettes, cultivent leur jardin. Bien plus que des activités anecdotiques, bien plus que des informations, ils livrent à chaque instant un peu de leur chair, un peu de vivant qui déborde. Plus, ils habitent profond, plus ils nous intéressent. On parvient parfois à rapporter un reflet de ces troglodytes-là à la surface. Un autre étage. Celui de la convention publique, là où tout le monde convient de propager des modèles, dans le peuple des images.

L’idéologie : revendiquer des modes sociaux dans lesquels on retrouve souvent échanges, fraternité, camaraderie, dans un rapport horizontal où la valeur des gens est conditionnée par leur saveur, et non par leur fonction ou leur valeur marchande. Revendiquer certains modèles portant avec eux dans leur vie de tous les jours ce que d’autres n’ont pas, ce goût à chaque fois différent. Loin du phantasme d’un être idéal, exceptionnel ou spectaculaire, l’univers qui nous intéresse est proche, à côté de nous, trahi par quelques signes et loin des préoccupations communes. Exotisme de la proximité, il a sa place parmi les modes du savoir, de la communication, du plaisir.


Publiée dans La Revue Documentaires n°7 – La production (page 133, 1993)