Afrique, « comment ça va avec le documentaire ? »

Catherine Ruelle, Barbara Tannery, Mahama Johnson Traoré

En mars, le festival « Cinéma du réel », à Paris, marque un peu le début de la saison de programmation, rencontre et réflexions publiques autour de la création documentaire. Cette année, le paradoxe Depardon ouvre la dizaine et la rétrospective africaine, paradoxe aussi du système, qui exige comme ailleurs de mettre en avant les célébrités.

Les 148 films au programme, dont 48 en compétition et 73 dans la rétrospective, sont bien sûr la preuve de la multitude des possibilités du documentaire, et c’est pour le spectateur l’obligation de savoir faire des choix thématiques, formels ou géographiques. Cela montre encore une fois que, dans l’ombre, le documentaire se développe, et que les auteurs continuent leur travail de passeurs de réalité et proposent une réflexion vivante sur la diversité des représentations du réel. Bien que l’on puisse s’étonner qu’au centre Georges Pompidou il faille attendre l’initiative du festival pour qu’ait lieu une rétrospective sur la cinématographie africaine; de ces rencontres naît une véritable interrogation sur le rôle de chaque maillon de la chaîne du cinéma. Le débat retranscrit ici est bien à l’image du questionnement qu’un cinéma minoritaire doit prendre en charge.


Débat conduit au Festival « Cinéma du Réel » à Paris, en mars 1996, par Catherine Ruelle, critique de cinéma à RFI, et Jacques Bidou, producteur.

L’Afrique est plus que jamais matière à documents. Bouleversée par les guerres, les épidémies, la pauvreté, la maladie, l’intolérance religieuse, le continent africain fait souvent la une des journaux, fournit matière à nombre de reportages télévisés, ou de documentaires. Au septième festival « Vue sur les docs », qui s’est tenu du 17 au 22 juin à Marseille, trois des films primés, avaient à voir avec ce continent. Mais des trois, un seul était réalisé par un cinéaste africain : The Land is White, the Seed is Black, troisième réalisation du Sud-Africain Koto Bolofo.

Les deux autres sont l’œuvre de cinéastes européens : Baka, de Thierry Knauff, film consacré aux pygmées Baka, et Donka, radioscopie d’un hôpital africain, formidable document consacré par Thierry Michel à la vie quotidienne dans un hôpital africain, en Guinée. Sans parler de la diffusion prévue sur grand écran à la rentrée de Afriques, comment ça va avec la douleur ?, réalisé par Raymond Depardon !

Ce double constat (l’Afrique est source de nombreux documents, et ceux-ci sont en majeure partie réalisés par des cinéastes extérieurs au continent), était à la base d’un débat organisé par Suzette Glénadel dans le cadre de la première rétrospective du cinéma africain présentée au Centre Pompidou depuis dix ans.

Le festival « Cinéma du réel » permettait en effet de découvrir ou de redécouvrir, en mars dernier à Paris, quelques-unes des œuvres marquantes réalisées par les cinéastes africains depuis les années 60, au fil d’une rétrospective intitulée Afrique, Afriques mélangeant documentaires et fictions tant il est vrai que sur le continent africain le cinéma de fiction s’est nourri de réel et vice versa.

Le thème du débat était « Le documentaire, avenir du cinéma africain ? », un titre paradoxal et volontairement provocateur.

Parmi les intervenants, se trouvait un des pionniers de ce cinéma, Mustapha Alassane, cinéaste nigérien, (inventeur de génie qui a tout redécouvert, de la lanterne magique au film d’animation). On pouvait voir dans la rétrospective quelques-uns de ses films : Bon voyage Sim, Le retour d’un aventurier, FVVA. Etaient aussi présents : Momar Thiam, réalisateur sénégalais, auteur de Sarzan ; Yves Diagne, auteur de Delou Thyossane et ancien directeur du CIDC-CIPROFILM (Consortium Interafricain de Distribution et de Production) dans les années soixante-dix ; des représentants de la troisième génération de cinéastes dont Félix Samba n’Diaye, auteur de Les Malles et de Geti Teye, et Mwese N’Gangura réalisateur zaïrois auteur de Kin Kiese, et de Le roi, la vache et le bananier ; David Pierre Filha du Congo, auteur de Tala Tala ; Cheikh Omar Sissoko, réalisateur malien de Être jeune à Bamako, Nyamanton, et Guimba, Étalon d’or au FESPACO à Ouagadougou 1995 ; Anne-Laure Folly, réalisatrice togolaise de Femmes aux yeux ouverts ; Jean-Marie Teno, camerounais, réalisateur de Hommage et de La tête dans les nuages ; Mansour Wade, réalisateur sénégalais ; Mohamed Camara, guinéen, auteur de Denko ; Nar Sen, ce comédien sénégalais de la première heure, spécialiste des rôles de bandits ; ainsi que les producteurs Pedro Pimenta, du Mozambique, et Jacques Bidou, de France.

Un peu d’histoire

Felix Samba N’Diaye, cinéaste et documentariste, a tout d’abord rappelé l’histoire de la fiction et du documentaire sur le continent africain, soulignant que faire un tel historique n’était pas chose facile, d’autant que le cinéma africain, dès sa naissance, était un cinéma qui s’intéressait beaucoup au réel.

« Les premiers films du cinéma africain ont été des films documentaires, en tout cas, proches du documentaire. Il est vrai qu’à l’époque les censures étatiques en Afrique étaient assez virulentes et qu’il était plus facile de louvoyer avec la censure étatique en faisant de la fiction documentée. Le premier film qui marque cette période est le film de Sembène Ousmane : Borrom Sarret. Il est dans la fracture documentaire et fiction. De même, Grand Magal à Touba, réalisé par Blaise Senghor, appartient au genre documentaire comme Les Pompiers de Dakar, ou les premiers films du cinéaste nigérien Mustapha Alassane. Ils sont à la croisée du documentaire et de la fiction, comme ceux du sénégalais Momar Thiam. Momar a réalisé à cette époque, avec un peintre, un film sur Dakar, N’Dakarou. Il se trouve qu’à la suite de Sembène, 90 % des films africains ont été des films de fiction.»

Et Felix Samba N’Diaye de continuer en ces termes : « Je ne me pose pas la question actuellement de savoir s’il était intéressant pour les cinéastes qui faisaient des films en Afrique de s’interroger sur le réel, et de continuer à louvoyer avec la censure en faisant du documentaire. Je souligne simplement que 90 % de la production cinématographique en Afrique est composée de films de fiction. Il est vrai aussi que la manière dont les Africains font des films de fiction touche encore à cette fracture proche du néo-réalisme italien, proche (à un moment donné) d’un certain cinéma cubain ou latino-américain ». N’a-t-on pas d’ailleurs assez reproché à ce cinéma africain des débuts, à la fiction africaine, d’être ethnographique ou documentaire, presque peu cinématographique ?

« C’est un point de vue réducteur de la part du Nord, répondit Felix Samba N’Diaye, une vision du Nord sur le cinéma africain. Le cinéma africain qui s’intéressait au documentaire était considéré comme du cinéma ethnologique. Les cinéastes africains jetaient la pierre à Jean Rouch à l’époque parce qu’on pensait, du moins ma génération, que le cinéma de Jean Rouch n’était pas le cinéma qui nous était proche. Ça rentrait dans des cases, c’était plutôt scientifique, plutôt ethnologique. Il s’est trouvé qu’après, en reconnaissant les films poétiques de Jean Rouch, on a reconnu la personne, on a vu Jean Rouch ». Pour en revenir au cinéma dit documentaire, ce qui intéressait le plus à l’époque des cinéastes africains comme Felix Samba N’Diaye ou d’autres de sa génération, c’était qu’il y avait là un regard neuf, une possibilité de témoigner simplement et en étant eux-mêmes, en disant au monde qui ils étaient.

« Je ne pense pas, ajoute F. Samba N’Diaye, qu’il y ait eu une vraie fracture dans ma génération en tout cas, la troisième génération, entre les purs documentaristes et les gens qui faisaient de la fiction. En définitive, la seule différence était que les réalisateurs des films de fiction en Afrique faisaient jouer des comédiens. Or ce n’était pas des comédiens professionnels et cela ajoutait aux films ce côté presque néo-réaliste ». Après ce rapide rappel de la naissance des cinémas en Afrique, le débat s’est engagé autour d’un premier thème : Filmer pour le nord. Une manière provocante de signifier, et de souligner des questions essentielles du type : que filmer, pour qui, avec quel financement, quelle est l’attitude des pays du Nord quand ils commanditent des films, imposent-ils leur vision aux cinéastes ?

Filmer pour le Nord

Ngangura Mwese, cinéaste zaïrois, auteur du Roi, la vache et le bananier, ouvrit le débat en soulignant qu’il avait l’impression que la question théorique faisait peur aux cinéastes africains. « Alors que dans le cinéma français, Godard, Truffaut, Chabrol étaient tous des critiques avant d’être des cinéastes. »

Filmer pour le nord ? « Il va falloir qu’on le dise une fois pour toutes, ajouta le provocateur zaïrois, nous faisons des films pour l’Europe et nous le faisons parce que nous ne pouvons pas faire autrement : c’est l’Europe qui nous finance ! Nous ne voulons pas en parler parce que nous avons honte mais, après tout, la dépendance du cinéma africain vis-à-vis de l’Europe ne fait que refléter la dépendance générale de l’Afrique à l’Europe. Pourquoi le cinéma serait-il dans une situation différente ?

Quand je veux faire un film, je reçois l’argent de la France, de la CEE, de la francophonie. À moi de savoir si avec ça, je peux faire encore un film populaire africain.

Problèmes corrollaires : devons-nous faire nos films en français ou en langue nationale ? Devons-nous faire nos films au village ou en ville ?

Si nous les faisons au village, cela plaît beaucoup plus aux gens qui nous financent car ces gens-là disent : “Ah ! il a montré l’Afrique authentique”. Si nous faisons un film en ville, on nous répond que ce n’est pas la véritable Afrique, qu’on ne connaît pas cette Afrique-là. »

Ngangura Mwese insiste sur le fait que dans toute la cinématographie internationale, le seul cinéma qui n’ait pas besoin de son public pour exister était le cinéma africain.

« Si on ne parle pas de ça, on fait de l’hypocrisie. Et c’est un vrai problème : si je fais un film et que je n’ai pas besoin qu’une télévision africaine fasse un pré-achat pour que ce film existe, si je n’ai pas besoin que mon pays me donne de l’argent, parce que je vais recevoir celui du Ministère de la Coopération, ou de la CEE, si je n’ai pas besoin que le public africain représente beaucoup d’entrées dans les salles pour que mon film soit amorti, je peux me permettre de faire un film en ignorant complètement le public africain. Je fais mon film, je le sors et après je fais un autre film. On me dit que ce n’est pas un problème.  C’est vrai qu’on peut dire que ce n’est pas un problème, mais un jour on verra bien que c’est un problème. »

Le cinéaste malien Cheikh Omar Sissoko répondit que la conclusion était un peu trop rapide : « Il y a des films de commande faits pour les télévisions du nord, qui demandent à alimenter leurs programmes. Ce sont des films faits pour le nord. Mais quand un cinéaste d’un pays, d’un continent, fait un film, il tient compte quand même des fonctions d’éducation, d’information, de distraction, les différentes fonctions liées à un film. Si l’on s’en tient là, mes films qu’ils soient documentaires ou de fiction sont destinés au public africain principalement. Mais nous tenons aussi à ne pas seulement être vus ou perçus en Afrique. Nous tenons à ce que notre regard puisse être considéré en Europe ou en Amérique, dans le Nord, de façon à faire comprendre notre continent, ses valeurs et son histoire. »

Cheikh Omar Sissoko a réalisé un film de commande, vu au « Cinéma du réel » : Être jeune à Bamako, mais ce film (qui met en exergue la nouvelle époque qui se dessine en Afrique) a d’abord été réalisé, dit le cinéaste, de façon à pouvoir intéresser le public de Bamako, ou le public des capitales africaines qui ont connu des mouvements de jeunes.

« La question posée, poursuivit le cinéaste malien, est celle de l’échange entre le public et le créateur. Vivant en Afrique, je ne peux faire dans un premier temps que des films africains pour un public africain. »

Mustapha Alassane, cinéaste nigérien, explique, qu’à son avis, dire que les cinéastes africains réalisent des films pour le nord, était poser un faux problème.

« Les cinéastes avaient commencé par réaliser des films pour le sud. Il s’est avéré très vite que les moyens financiers étaient insuffisants. Or, on dit que la banque décide ! En Afrique, dans les années soixante-soixante-dix, l’exploitation était détenue par le Nord. Quand on réalisait un film au Sud, pour l’exploiter, il fallait rencontrer nos interlocuteurs au Nord: Maurice Jacquin possédait, par exemple, à lui tout seul, plus de trois cents salles en Afrique. Et pour passer nos films, il nous fallait venir en France et obtenir son accord. Devant cette situation, les cinéastes ont choisi un autre moyen de réaliser des films pour d’autres producteurs, qui n’avaient pas de salles en Afrique !

Les conditions de travail que nous avions alors, plus ou moins artisanales, permettaient au moins de récupérer l’argent investi dans les films. Il s’est avéré que le Nord ne voulait pas qu’on travaille comme cela, et nous a imposé même sa technique. On nous a imposé les opérateurs, alors que tous les gens que nous envoyions se former en Europe étaient au chômage ! Le label de qualité du film africain est donc venu de l’Europe. En Afrique la plupart de nos spectateurs sont des gens qui n’ont pas été à l’école. Quand ils entendaient parler des films sur RFI ou d’autres stations, ils se précipitaient. Quelquefois, ils n’ont pas été satisfaits parce qu’ils ne retrouvaient pas dans les films leurs propres références. Ils ont donc déserté les salles où passaient les films africains. Mais il y a eu des films africains qui ont eu beaucoup de succès, des films dans lesquels les spectateurs se sont reconnus comme Pousse Pousse, ou les films d’Henri Duparc. Moi-même, j’ai réalisé dans ces années-la un film qui s’appelait FVVA, qui a été diffusé en France pour la première fois ici, dans cette rétrospective. Le problème aujourd’hui ne se pose plus de savoir si nous avons les moyens de produire des films pour le public en Afrique, car ce public est abasourdi par des images qui viennent soit par le canal de CFI, soit par satellite, soit par les cassettes, qui se promènent partout. »

Anne-Laure Folly revient aussi sur la question : « filmer pour le Nord ? »

« Le Nord me semble vraiment hétérogène. Par exemple, quand vous avez une commande qui vient de la Suède, vous ne réalisez pas dans les mêmes conditions ou avec la même liberté que quand vous avez une commande qui vient de France. Il y a des sensibilités dans le Nord qui vous permettent de donner beaucoup plus de vous-même. Les stéréotypes de l’Afrique sont moins présents dans certaines cultures, peut-être parce que ces cultures n’ont pas eu de rapports avec l’Afrique. Il y a donc un Nord très hétérogène. »

De ce Nord, il n’y avait autour de la table de débat, qu’un seul représentant, Jacques Bidou, producteur de documentaires et de fictions, notamment Bab el Oued City, et Salut cousin de Merzak Allouache, ou Les gens de la rizière de Ritty Panh. Il répond à une question sur son attitude de producteur. Pourquoi aller chercher des cinéastes et des sujets du Sud, et dans quel but ?

« Ce que je vais chercher, » dit le producteur, « ce sont des cinéastes, des gens qui ont de vraies histoires à raconter, documentaires ou fictions, dans des lieux où les enjeux sont très forts. Il faut donc essayer de réunir les financements pour que ces cinéastes s’expriment qu’ils soient Africains ou autres. Mais il est certain qu’on ne peut pas nier que les sources de financement n’influencent pas les cinéastes. Il y a une marque profonde de ceux qui financent sur les films. Le problème est de savoir quelle est la capacité de résistance dans des pays où il y a une base économique de consommation presque inexistante, donc pas de retour ou très peu, surtout pour les documentaires, qui sont au centre de notre débat. C’est une question essentielle. Je me souviens d’une émission de Channel 4, South. South qui finançait à cent pour cent des films aux cinéastes des pays du Sud. L’idée était de leur donner une totale liberté d’expression. En réalité les cinéastes étaient tout le temps piégés. Ils se retrouvaient dans la situation de faire leur film pour cette chaîne précise, avec des obligations précises, dues aux financiers, au public concerné, à son mode de consommation, etc. »

Le point central, pour Jacques Bidou est de trouver les moyens de résister, c’est-à-dire de travailler à réenraciner les films dans leur propre économie et donc leur propre public, « même s’il faut trouver aussi dans les sujets la dimension universelle qui permet d’intéresser un autre public, plus large ». Un des problèmes cruciaux pour le producteur français est que les cinéastes ne doivent pas être mis en situation de censure ou d’auto-censure par le financement.

Le public africain

Une des questions importantes tourne autour du rapport des films à leur public. Y a-t-il un cinéma populaire qui fonctionne en Afrique, mais pas en Europe, et un autre type de cinéma africain, plus pensé peut-être pour l’Europe, en raison des modes de financement et qui fonctionnerait en Europe, mais pas en Afrique ? Quel type de cinéma faire donc et pour quel public ?

David Pierre Filha prit l’exemple de Nyamanton, film réalisé par Cheikh Omar Sissoko et produit avec cent-vingt mille francs. Au Mali, ce film a battu tous les records de recettes, et n’a pas marché en France. « Mais en Afrique c’est un succès populaire. Il y a des films de commande, de vulgarisation, de sensibilisation qui en fait ne sont pas vus, ici en Europe, mais qui existent pour nos publics. Les gens en Afrique ont soif de leur image. Nyamanton ou Halfaouine ont représenté tout ce que le public attendait. C’est peut être comme ça qu’il faut regarder nos cinémas. Aujourd’hui, en Europe, on veut absolument faire des films qui correspondent à des cases, à des normes, à des rythmes. Or, le cinéma africain a son rythme, il a son filmage. C’est à nous, cinéastes d’imposer ça au niveau du nord, et d’imposer ça aussi en Afrique. »

Pour Yves Diagne, tout comme il y a quarante ans, « nous en sommes aux balbutiements. C’est une vérité de La Palice que de dire que notre premier public, notre premier marché, c’est le public africain. Je crois qu’il est temps que les cinéastes que nous sommes réalisent que l’Europe n’a pas besoin de nos films. L’Europe a déjà beaucoup de mal a résoudre son problème cinématographique. L’Europe est en train de se défendre contre l’envahissement. Il serait donc souhaitable que nous fassions nos films pour notre public. Beaucoup de cinéastes ont des choses à dire, des choses intéressantes, je crois que ce ne sont pas les sujets qui manquent, au contraire ! Le tout est d’en avoir la possibilité. »

Ferid Boughedir saisit la balle au bond pour renchérir sur le rôle des gouvernants : « C’est absolument admirable que depuis quarante ans des gens arrivent à faire des films dans une économie complètement extravertie. Quand Ngangura Mwese dit qu’il fait des films sans public, il le dit avec amertume, il exprime le fait qu’il n’a pas de public zaïrois pour soutenir son marché. Quel est l’espace de ce cinéma africain totalement dominé, qui a encore moins d’infrastructures que les autres cinémas du monde, ni laboratoire ni structures de distribution ? Il n’existe que grâce à un curieux phénomène, qui s’appelle l’Internationale des cinéphiles du monde entier; une espèce de réseau alternatif qui supplée l’économie de marché. C’est le réseau des festivals ! Et brusquement on s’aperçoit que les films africains, qui, je le dis très fort, ne sont pas faits à la base pour ce genre de réseaux, n’existent que grâce à eux ! Le cinéaste africain a pourtant le droit de faire entendre sa voix dans le concert de l’humanité, de façon à ce qu’il y ait une expression africaine dans le cinéma. C’est ça, le centre du débat ! L’expression cinématographique doit être multiple.

Il y a des cinéastes qui font des films commerciaux, parce qu’ils veulent amuser le public, d’autres qui veulent parler de problèmes politiques, d’autres qui veulent faire un essai autobiographique. Tous les essais, films d’aventures, films poétiques, films documentaires ont le droit d’exister. C’est la somme de tout ça qui fait que le cinéma africain, la culture africaine vivent à l’écran. Or toute cette polyvalence ne peut exister que s’il y a, à la base, un minimum d’économie de marché. Ce qui est incroyable, c’est que ces cinémas existent sans aucun recours aux publics africains, qui devraient être à la base même de leur économie. On peut comparer ça avec le cinéma européen, puisque maintenant brusquement et par une grande ironie du sort, le cinéma européen est en train de devenir un cinéma totalement dominé, comme l’est le cinéma africain depuis quarante ans. Et voilà que les Européens se regroupent et qu’ils disent : attention les accords du Gatt, c’est très grave, nous sommes en train d’être envahis et dominés par l’Amérique !

Mais c’est un cri d’alarme que nous lançons depuis quarante ans, nous, parce que c’est très grave et nous n’arrivons pas à exprimer l’identité africaine. On s’aperçoit qu’il existe maintenant deux modelés mondiaux : il y a le cinéma américain, qui dévore tous les cinéastes intéressants et les américanise complètement, et de l’autre côté, il y a le cinéma français. Et on s’aperçoit que la France devient le seul pays qui sous-tient – sous-tend – toutes ces cultures cinématographiques du monde, qu’elle co-produit pour opposer – à quel profit ? – la diversité culturelle au monolithisme culturel américain.

Il y a un pays d’Afrique qui s’appelle le Burkina Faso. Ce pays fait exactement la même chose que la France. C’est un des pays les plus pauvres de la planète, et c’est un pays qui a très peu de salles de cinéma. Il n’avait que six salles de cinéma quand il a décidé de prendre son cinéma en mains selon le modèle français. Il a fait la même chose. Il a édicté des lois protectionnistes, créé des taxes et un fonds d’aide au cinéma pour que tout l’argent des films qui passent au Burkina ne reparte pas tout simplement à Bombay alimenter le cinéma indien, ou à Hollywood, et pour qu’il serve à alimenter aussi des films locaux. Et comme par hasard, c’est un des cinémas les plus florissants de tout le continent africain parce qu’économiquement et à la base, il y a une volonté, du gouvernement burkinabé, de protéger son cinéma, comme la France l’a fait. Et voilà que vous avez, à l’intérieur du Burkina Faso, des cinéastes comme Idrissa Ouedraogo, qui obtient le prix du jury à Cannes, à partir de ce pays qui est un des plus pauvres du monde !

Vous avez Gaston Kaboré, Pierre Yaméogo, qui est maintenant installé à Paris, et qui est producteur et vous avez une floraison de nouveaux cinéastes ! Or le talent ne manque nulle part en Afrique, mais il y a eu là une décision politique, claire et nette, de la part d’un pays tout petit et tout pauvre, pour que l’argent du cinéma arrête d’aller enrichir les industries étrangères.

Je prends mon pays, la Tunisie, c’est à peu près pareil. La Tunisie a promulgué des lois en 81. Plus question que toutes les recettes sortent. Six pour cent de ces recettes alimentent le cinéma tunisien. C’est grâce à cela que j’ai pu faire le film Halfaouine, parce que j’ai bénéficié de l’apport de ce fonds. Si dans chaque pays on faisait comme au Burkina Faso, à l’intérieur de chaque pays, il y aurait les cinéastes les plus divers, et en tout cas leurs films n’existeraient pas seulement grâce à l’internationale des cinéphiles. Mais cela, c’est le domaine des gouvernements africains. »

Le cinéma africain et la mode

Pour Jacques Bidou, producteur, une des grosses difficultés auxquelles on se retrouve confronté dans le Nord en ce moment est le phénomène de mode cinématographique.

« On se heurte en ce moment, avec Pedro Pimenta, avec lequel je travaille sur le film de fiction d’un jeune sud-africain, à d’énormes difficultés. Nous avons mis quatre ans pour trouver un petit budget de 4 millions de francs ! On va finir par y arriver dans des conditions extrêmement difficiles, mais plus personne ne s’intéresse à ça, parce que l’économie est profondément en train de se modifier au Nord. C’est de plus en plus difficile parce qu’il y a un profond désengagement. L’Afrique n’est plus à la mode ! J’entends dire l’Afrique du Sud n’est plus à la mode ! C’est terrifiant. Il y a des effets, des vagues de mode. Il y a eu l’Asie, puis ça passe de mode, un peu d’Amérique latine, et ça passe. Il y a des vagues créées par ceux qui financent, ceux qui consomment, ceux qui sont les principaux partenaires et tout d’un coup l’Afrique n’est plus dans le coup ! Et le problème, c’est qu’il n’y a plus aujourd’hui cette multiplicité, cette mosaïque de financements qui faisait qu’on arrivait toujours à trouver des chemins. Quand on ne trouvait pas d’argent en France, on pouvait aller en Allemagne ou en Angleterre. Maintenant il y a le vide partout. Pour ce film sud-africain, nous avons trouvé un financement en Afrique du Sud. Ça ne suffit pas, mais c’est un début. Ces 10, 20 ou 30 % sont complètement essentiels. Ils peuvent permettre de reconquérir une liberté de produire. On ne pourra inverser la tendance qu’à partir du moment où on ré-enracinera le cinéma en Afrique.

En ce qui concerne le documentaire, la situation est encore plus grave : le documentaire n’a pas d’économie, pas de statut, pas de base de consommation, en dehors du documentaire éducatif. Mais il y a si peu de possibilités de l’exploiter en Afrique que l’économie est inexistante.

Il y a là un énorme vide, un énorme manque, et c’est pour ça qu’on a vu les télévisions du Nord très actives dans ce domaine en Afrique.

Et évidemment, ces télévisions (nous n’en avons pas encore parle) sont venues avec des cinéastes du nord !

Beaucoup de réalisateurs européens ont ainsi réalisé des films sur l’Afrique et puis on est arrivé à imposer le fait de faire tourner des cinéastes africains, de façon à ce que des cinéastes africains puissent parler de leur propre histoire, de leur propre pays, de leur propre réalité. Mais il est incontestable qu’ils ont été profondément influencés par ceux qui les financent. Quels que soient les degrés de résistance, que cela agisse à un niveau conscient ou inconscient, il y a effectivement une vraie influence des financements. »

Diffusion : salles de cinéma et télévisions

Si je prends mon propre exemple, poursuit Yves Diagne, « de réalisateur, je suis devenu exploitant. Nous avons été les premiers à dire qu’il fallait que nos écrans soient envahis par les films africains. En tant que cinéastes, producteurs, nous nous sommes bagarres pour cela. Quand je dirigeais la SIDEC – société de distribution du Sénégal –, j’étais le premier à dire : tant que je serai directeur, les films étrangers de série B ne passeront pas. On me répondait : « Vous faites de la culture, ou du cinéma ? L’État vous a mis ici pour faire de l’argent. » Je n’ai pas marché, on m’a viré !

Au Sénégal, on a libéralisé, privatisé les écrans. Maintenant, je vis un drame de conscience. Je me retrouve exploitant. Étant donné que l’État me réclame des taxes et ne donne pas d’aide, je me retrouve complice. Je suis en train d’abasourdir les jeunes ! Le cinéma est devenu une drogue, car ce sont les films d’action qui font recette ! Je ne suis pas à priori contre les films d’action, mais il faut une autre nourriture, et cette nourriture-là, personne ne nous la donnera mieux que nous-mêmes. Il est temps, donc, que nous sachions qu’il nous faut prendre nos responsabilités, en tant que créateurs, mais aussi auprès de nos décideurs, avant d’accuser les autres parce qu’ils ne diffusent pas nos films…

Pour le documentaire, le problème est identique. Quelle est la place qu’occupent le documentaire ou le court métrage en Afrique ? Aucune, au niveau des cinémas ou des télévisions nationales. Il faut qu’ils soient diffusés par une chaîne extérieure comme Canal Horizon pour qu’on s’y intéresse ! Or nos télévisions ont beau ne pas être riches, elles peuvent investir, et je ne parle même pas de production dans un premier temps, mais de diffusion ! Tous ces films devraient avoir un peu plus leur place. »

Pour le cinéaste camerounais Jean-Marie Teno, « Le documentaire en Afrique, on ne peut le voir qu’à la télévision, or si on fait des documentaires en Afrique et qu’ils ne vont pas dans le sens du pouvoir, la télévision refuse de les montrer.

C’est une vraie question de savoir pourquoi les documentaires ne se font pas en Afrique. Une des réponses toutes simples, c’est que la télévision étant une télévision d’État, il y a une censure évidente. Dans le Nord, ici aussi, il y a une censure évidente, dans la mesure où ceux qui financent ces documentaires, Ministère de la Coopération ou autres, voudraient que les télévisions africaines cautionnent les documentaires qu’ils subventionnent.

À partir du moment où ces télévisions africaines ne cautionnent pas ces documentaires, ces documentaires ne peuvent pas être faits. On se retrouve dans la situation où les documentaires sont faits avec l’argent trouvé ici en Europe !

Pour moi le débat qui aurait été intéressant aurait été de savoir si les diffuseurs français pouvaient mettre un peu plus d’argent pour financer et diffuser des documentaires africains. Un film comme Afrique je te plumerai, s’il a été montré en Afrique, c’est grâce à Canal France International. Ce n’est pas grâce à la télévision de mon pays. Donc la question importante est de savoir si les diffuseurs européens sont prêts à mettre de l’argent, pour les films africains, pour qu’ils existent. Il faudrait recentrer un débat sur ça, pourquoi il n’y a pas beaucoup de documentaristes en Afrique et pourquoi le réel fait peur. »

Cheikh Omar Cissoko, continuant la réflexion du jeune cinéaste camerounais, ajoute : « Pour amener les cinéastes à s’intéresser au documentaire, il faut qu’on puisse voir les films. Moi, je ne voulais faire que des films documentaires, mais j’en ai fait trois et on ne les a jamais vus ! J’ai donc fait de la fiction. Quand les uns et les autres ont arrêté de faire des films documentaires, c’est parce que les films finissaient dans les tiroirs. On ne les voyait pas. Maintenant, on arrive à voir les films documentaires dans les télévisions mais il faut offrir une opportunité de les montrer dans les salles de cinéma. Dans le code de l’industrie cinématographique que nous venons d’élaborer au Mali, nous avons dit qu’il faudrait que les films documentaires soient projetés avant les films de fiction parce que tous les films documentaires ne seront pas achetés par les télévisions. Il faut donc arriver à négocier avec les exploitants de salles. Ce sont des quotas obligatoires que l’on peut imposer, ce sont des textes qu’il faut arriver à faire passer. Il faut que courts métrages et documentaires soient imposés dans les salles de cinéma avant les films de long métrage. »

Yves Diagne, revient sur le sujet: « Autant la télévision est incontournable, autant il ne faut pas négliger ou ignorer effectivement la possibilité de diffusion en salle. Il se dessine actuellement en Afrique, un certain mouvement de démocratisation, tout ce qui est monopole est en train d’être révolu, on est entré dans une nouvelle dynamique. Il faut saisir l’occasion, sans illusions. Il faut que nous nous prenions en charge et acceptions de faire le sacrifice de prendre en main notre cinématographie.

Bases économiques de production et de diffusion

Pour Mustapha Alassane, « que ce soit documentaire ou fiction, la solution réside dans la capacité de l’exploitation des films que nous réalisons. Actuellement, en Afrique, il n’y a pas un seul producteur de films africains, il n’y a ni distributeurs, ni exploitants. Aujourd’hui la presque totalité des salles est tenue par des Africains, mais ils achètent les films au kilo. Ils sont tous décourages, il pleut sur les copies de films, ce sont des copies d’il y a dix ans, ça ne marche plus très bien, c’est plein de colures, on a l’impression que le propriétaire de la salle a même enlevé des séquences dedans ! Aujourd’hui, on a l’impression que les gens sont prêts à revenir dans les salles de cinéma, mais seulement si on leur présente des films africains tournés dans des conditions acceptables, et pas trop chers. Les budgets actuels présentés par les cinéastes sont trop élevés pour des commerçants qui accepteraient d’y mettre de l’argent. Il faut que les cinéastes descendent de leur échelle, de leur nuage, et qu’ils tiennent compte de la capacité des populations africaines à dépenser de l’argent.

Il faut que la pâte qu’on veut faire soit en conformité avec la quantité de farine et d’eau. Pour l’instant, nous avons beaucoup d’eau, pour une petite quantité de farine, on ne peut donc pas avoir une pâte correcte !

Il faut tenir compte de cette réalité-là : nos spectateurs ne peuvent pas donner dix francs pour voir un film. Par le même biais nous allons introduire les documentaires. On ne peut pas introduire les documentaires, dans les salles, quand après réalisation, les réalisateurs vendent immédiatement leurs films à TV5 ou Canal Horizon. Les films sont diffusés, récupérés par les antennes paraboliques et tout le monde enregistre cela. »

« La question est effectivement de savoir si les producteurs et distributeurs africains n’ont pas trop vite fait une croix sur les ressources que l’économie africaine peut apporter au cinéma avec ses faiblesses, mais aussi son potentiel et sa réalité. C’est essentiel, dit un spectateur africain qui assistait au débat. Prenons le cas d’une série comme Dynastie. Dans de nombreux pays, dans de nombreuses télévisions en Afrique, cette série était offerte par des sponsors locaux. Au Cameroun, Dynastie était offert par une grosse boîte qui payait les cinquante-deux épisodes, puisque la télévision n’a pas les moyens de les acheter. Même chose au Sénégal. Combien de films africains, documentaires ou fictions, pourraient bénéficier de ce même support pour être diffusés à la télévision ?

Je ne comprends pas que, jusqu’à aujourd’hui, on n’ait pas pensé que des institutions financières qui existent en Afrique, comme la BAD (Banque Africaine de Développement) pourraient, si la réflexion était poussée, participer au financement du cinéma africain. Récemment la BAD, qui ne finançait jusqu’alors que des projets étatiques, a ouvert ses guichets à des privés. N’importe quelle entreprise privée, n’importe quel entrepreneur privé peut maintenant envoyer un dossier à la BAD et trouver un financement. Pourquoi l’industrie culturelle ne pourrait-elle pas bénéficier de ce type de financement ? Il y a une réflexion à mener, un travail à faire, une stratégie de lobbying, une stratégie articulée sur des réflexions précises, dans ce sens. Il est évident que le cinéma africain ne trouvera jamais aujourd’hui son financement total en Afrique, mais il faut de plus en plus réfléchir aux ressources locales. »

N’Gangura Mwese intervient à son tour pour parler de la production. « Je voudrais signaler une forme de cinéma qui existe dans les pays anglophones. Les Ghanéens, les Nigérians font des films en VHS, S-VHS, des films de long métrage ou des séries, des films qui ne coûtent presque rien, finances par le marché local, donc par leur public, des films qui correspondent à leur économie possible avec des stars locales, des réalisateurs, acteurs, musiciens, qui travaillent, et les salles de cinema ont été mises en vidéo. Il y a une industrie de cinéma qui existe chez eux et qui est à la mesure de leur pouvoir d’achat.

Cheikh Omar Cissoko ajoute que le Ghana était bien équipé même s’il n’y pas beaucoup de production. « Ce sont des questions qui nous préoccupent : formation, infrastructures de financement, infrastructures de post-production à l’échelle africaine. Maintenant nous avons conscience que si nous ne travaillons pas à la mise en place des diverses infrastructures, avec le tarissement des financements européens, nous serons bloqués. Les moyens existent en Afrique. Il faut seulement qu’il y ait cette volonté et cette solidarité. Une chose est claire : nous allons avoir de plus en plus de difficultés pour trouver des financements pour le cinéma africain. Comment faire donc pour trouver un financement ? On en a déjà parlé, c’est la question du public. Il y a une conquête à faire, celle du public africain. Comment peut-elle se faire ? Le public africain aime notre cinéma, mais il y a très peu de films.

Un blocage se pose aussi au niveau des langues utilisées. Il faudrait donc que nous pensions à la possibilité de remettre en place le consortium de distribution cinématographique, le CIDC, qui existait à un moment donné, et qui regroupait quatorze pays. Il faudrait aussi voir comment on pourrait doubler les films dans les langues nationales. Il y a de grandes langues nationales en Afrique qui peuvent, en s’appuyant sur un tel consortium, permettre de faire circuler des films africains. Prenons un pays comme le Nigeria : les cinéastes comme Ola Balogun y amortissent leurs films. C’est un pays de cent vingt millions d’habitants, un pays où on aime le cinéma. Un film africain de quelque pays que ce soit, doublé en haoussa, en yoruba ou en ibo, (le haoussa étant également parlé au Niger et au Tchad), peut y être rentabilisé. Il en est de même pour le Swahili dans toute l’Afrique de l’Est, le mandingue pour l’Afrique de l’Ouest ou le fulani, qui est parlé du Sénégal au Cameroun, sans oublier les autres langues.

Il faudrait donc installer dans les cinq grandes régions africaines, des structures de post-production et de doublage. Il faut essayer d’installer à l’échelle du continent une industrie cinématographique africaine. Il est illusoire en effet d’essayer de mettre en place une industrie cinématographique dans un seul pays en raison des coûts. Mais il est possible de capitaliser tout ce qui existe : il y a du matériel, au Nigeria, au Ghana, au Burkina Faso, au Maroc, en Algérie, en Tunisie, au Zimbabwe, en Afrique du Sud. Au Cameroun, il y a des moyens immenses, des structures qui existent mais qui ne sont pas opérationnelles. En fait, dans certains pays, il s’agit de rendre les structures existantes opérationnelles et de développer des structures de doublage. Il faudrait aussi développer la complémentarité entre régions. La coopération Sud-Sud fonctionne très bien, en fait. Au Mali aujourd’hui, nous nous axons sur un pays comme le Burkina, où, on l’a déjà dit, il y a une volonté politique de soutenir le cinéma. »

Pedro Pimenta, producteur mozambicain, souligne qu’il y a aussi des Afriques hétérogènes. « La différence en ce moment entre l’Afrique australe anglophone ou lusophone et l’Afrique francophone, c’est que, contrairement au reste du continent, dans cette région de l’Afrique et pour des raisons historiques données, on trouve beaucoup moins de cinéastes et beaucoup plus de producteurs. Il y a un réseau de producteurs-auteurs qui établissent un rapport avec le Nord et avec les sources de financement. Pour tenir compte de mon expérience, l’élément fondamental dans cette région, pour des raisons qu’on peut définir assez clairement, c’est qu’on trouve assez souvent des équipes : un auteur, un producteur, des gens qui ont fait un bout de chemin ensemble et qui sont capables d’établir un certain degré de résistance, de défendre des choses qui leur tiennent à cœur. L’argent, qu’il vienne du Nord ou d’ailleurs, établit toujours un rapport. Il s’agit de vivre avec ce rapport de la meilleure façon sans vraiment se vendre. Mais il y a des moyens ailleurs que dans le Nord.

Un autre aspect qui commence à se développer plus récemment c’est la situation en Afrique du Sud. En fait on commence à se retrouver dans un contexte où des chaînes de télévisions africaines s’intéressent à des produits africains et achètent des produits africains. La télévision sud-africaine vient d’acheter treize longs métrages africains. Cela ne s’est jamais vu ! Il y a un apport financier sur des projets sud-africains ou non, il y a quelque chose qui change, et c’est un rapport qui s’établit en dehors de l’éternel rapport : argent du Nord – idées du Sud. Il n’y a pas seulement l’économie de la diffusion, 1l y a aussi l’économie de la production. On a vu un film au « Cinéma du réel », tourné en Hi 8 gonflé en 35. Le résultat est intéressant. Je crois qu’il y a un défi lancé aux producteurs et aux cinéastes africains : comment trouver une économie adaptée à leur contexte.

Le débat vidéo-pellicule sonne un peu faux. Le défi pour chacun d’entre nous, c’est de faire vivre un cinéma africain et de trouver l’économie adaptée à son contexte. »

En forme de conclusion provisoire

Jacques Bidou résume les interventions : « Une politique volontariste de la France, Ferid Boughedir le rappelait, a permis au cinéma français de survivre dans certaines conditions et d’influencer d’autres cinématographies. Il faudrait une politique volontariste des États pour qu’il y ait la possibilité d’investir dans les cinématographies. On est dans un système qui a plutôt tendance à se libéraliser, et où il y a une profonde influence de l’économique sur la création. Si on ne s’obstine pas à créer les bases d’une économie dans les pays eux-mêmes, rien n’avancera. Il faut donc, tout en tenant compte de la précarité des économies, chercher des modes de production nouveaux, ré-enraciner les cinématographies africaines dans leur public, resserrer les liens entre les différentes régions et cela n’est possible qu’avec une aide volontariste des États. Et cela ne veut pas dire faire du cinéma pauvre, mais mettre la qualité au bon endroit. Il faut des documentaristes, il faut travailler sur la réalité. Je pense que les documentaristes sont essentiels pour ressourcer la fiction. »

Jean Rouch, qui n’était pas intervenu, se contentant d’écouter les cinéastes africains, conclut qu’il ne faut pas oublier que le cinéma c’est une mémoire, une mémoire irremplaçable.

« Je parle, dit-il, comme le doyen de cette réunion, d’un cinéma africain à carreaux noirs et blancs. J’aimerais, mais c’est une utopie, que l’on retrouve cette idée d’atelier qui existait dans la Nouvelle Vague, où tout le monde discutait ensemble et on essayait d’avancer en groupe. En fait j’ai retrouvé cet état d’esprit dans votre rencontre. J’ai été très impressionné par ce qui a été dit. Vous n’étiez pas dans la réalité. C’était une machine à rêver, vous rêviez tout haut et je vous en remercie. »

Débat mis en forme par Catherine Ruelle et Mahama Johnson Traoré
Introduction de Barbara Tannery


  • Afriques : comment ça va avec la douleur ?
    1996 | France | 2h45 | 16 mm
    Réalisation : Raymond Depardon
  • Baka
    1995 | France, Belgique | 55’ | 35 mm
    Réalisation : Thierry Knauff
  • Donka, radioscopie d’un hôpital africain
    1996 | France, Belgique | 85 et 59 minutes | 16 mm
    Réalisation : Thierry Michel
  • La Terre est blanche, le Grain est noir (The Land is White, the Seed is Black)
    1995 | France | 48’ | 16 mm
    Réalisation : Koto Bolofo

Publiée dans La Revue Documentaires n°12 – Entre texte et image (page 94, 3e trimestre 1996)