L'expérience varan aujourd'hui
Pierre Baudry, Michael Hoare
Interview de Leonardo di Costanzo par Pierre Baudry et Michael Hoare
Ateliers étrangers
Pierre Baudry : Je voudrais commencer par une question à propos des idées originelles de Varan. À ses débuts, Varan avait prioritairement une vocation tiers-mondiste et accueillait presque exclusivement des stagiaires d’origine étrangère, d’Afrique, d’Asie, d’Océanie… L’idée de fond était de faire en sorte que des cinéastes non professionnels au départ apprennent à faire des films qui permettent de mettre en place une image d’identité culturelle pour des peuples qui n’ont pas un accès facile à la culture avec un grand C, qui n’ont pas un rapport facile à l’écriture, pour des minorités qui ont des difficultés à se représenter. Par exemple, en Bolivie, nous faisions un atelier dans l’Altiplano, plutôt que chez des gens de La Paz. Or, depuis 1987, Varan a vu ses possibilités de travail dans ce sens-là extrêmement réduites par l’arrêt des commandes du Ministère des Affaires Étrangères. Nous avons eu quelques ateliers à l’étranger, en ordre dispersé, mais ils sont quand même devenus plus rares.
Or, une des missions éducatives dérivées par rapport à tout ce travail dans les pays du tiers monde n’était pas seulement la possibilité de stimuler de « jeunes » cinéastes, mais aussi de faire en sorte que fabriquer des films apprenne aux gens à ne plus considérer les images et les sons comme simplement des traces de la réalité, mars comme des représentations. Nous voulions induire une attitude de lecture du film et du cinéma en général. Le but était de changer le regard du spectateur, des spectateurs, dès l’instant où, et c’était notre hypothèse à l’époque, en apprenant à « écrire », ils apprenaient aussi à « lire ».
Tu as dirigé des stages récents ici à Paris et aussi, l’année dernière, avec Rithy Panh au Cambodge. J’aimerais savoir si, dans ton expérience au Cambodge et dans les stages parisiens, cette dimension-là est aujourd’hui maintenue et de quelle façon. Je pense, pour finir, que la question est particulièrement délicate concernant les stages parisiens dans la mesure où nous avons maintenant presque exclusivement des étudiants français, et que, s’il y a une éducation du regard, elle ne se fait plus tellement pour mettre en doute la « naturalité » ou la magie des images, mais plutôt dans le rapport entre reportage et documentaire, dans la lutte entre modèles d’images différents.
Leonardo di Costanzo : Je crois que ces questions se posent de manière différente selon que le stage a lieu à Paris ou à l’étranger. Au Cambodge, par exemple, il était très intéressant parce que, à travers notre travail, les stagiaires n’ont pas seulement commencé à réfléchir sur le cinéma, mais ils ont commencé à regarder la réalité de manière différente, leur propre réalité. Ce travail de regarder la réalité, et surtout en avoir un avis, était un travail très compliqué pour eux. Et ça, sans doute à cause de l’histoire récente de leur pays: Lon Nol, le régime des Khmers Rouges, l’invasion vietnamienne, etc. Or il s’avérait qu’ils ont du mal à expliciter leurs sentiments ou avis sur quoi que ce soit.
Le premier travail que nous avons fait, c’a été de dire : mettez-vous en face de la réalité et choisissez, dites quelque chose sur cette réalité. Et c’était très bizarre, parce que ces stagiaires qui vivaient là-bas, qui vivaient dans des conditions économiques souvent inconfortables, quand ils revenaient avec leurs rushes, souvent ils pleuraient. C’est comme si à travers le cinéma, en regardant à travers la caméra, ils avaient découvert une partie de la réalité qu’ils ne voyaient pas en roulant sur leur petite mobylette. C’était bizarre de voir comment le cinéma permettait un rapport avec la réalité qui, autrement, n’existait pas. Ça m’a vraiment touché. Deux ou trois fois ils sont arrivés, et ils pleuraient. Alors que la situation à Phnom Penh n’est pas rose et que tout le monde peut le voir. Tu vois ça dès que tu arrives à l’aéroport.
Puis, une fois le rapport avec la réalité établi, c’a été très compliqué de susciter un regard sur cette réalité. Parce qu’ils ne comprenaient pas ce que nous voulions. En général, ceux qui avaient fait du cinéma, des stages vietnamiens par exemple, faisaient du réalisme socialiste. Ils avaient l’habitude de couvrir l’ouverture de telle ou telle fabrique ou atelier. Mais ils n’avaient pas du tout l’idée de se mettre devant la réalité en se demandant ce qu’ils devaient en faire, et ce qu’ils voulaient en dire. Je crois que cette difficulté est assez spécifique au Cambodge. C’est le résultat d’une sorte d’effacement collectif de l’histoire des vingt ou trente dernières années.
Personne ne voulait faire un film sur les Khmers Rouges, personne. Et pourtant tous les stagiaires avaient des gens de leur famille qui avaient été tués. Et personne ne voulait parler de ça. Je crois que c’est encore tôt. Les gens ne veulent pas encore parler de cette expérience. Mais la demande de Rithy Panh et de Monsieur Panaka, les gens qui nous ont incités à faire ce travail, était justement pour qu’on puisse commencer à parler là-dessus. C’est évident que l’histoire du Cambodge ne peut pas avancer, la reconstruction ne peut pas se faire si on ne commence pas à réfléchir là-dessus. C’est fondamental. Je crois que c’est courageux de leur part de faire ça.
Michael Hoare : Rithy a abordé le sujet dans son film sur le retour de Sihanouk.
Leonardo di Costanzo : Lui l’a fait, mais avec une certaine distance, tout en étant très impliqué. Parce que sa famille a été touchée par le massacre, son père, sa mère, ses frères. Lui, il est parti dans des camps en Thaïlande.
En ce qui concerne la situation des stages parisiens, on pourrait imaginer que comme les gens voient beaucoup de films, et que souvent ils ont travaillé dans le cinéma, et comme c’est souvent l’AFDAS qui subventionne les stages, la chose serait différente. Mais, en fait, je suis toujours étonné par l’absence de regard sur les sujets qui sont proposés. C’est incroyable comme il faut faire toujours le même travail, comme si depuis vingt ans, rien n’avait changé. Ils arrivent déjà avec l’idée : on fait des interviews, on colle des images dessus, et le tour est joué. On nous reproche souvent de ne pas faire d’interviews. C’est une critique que je retrouve dans des débats ou des projections. On nous dit : « mais pourquoi êtes-vous si fermés avec cette histoire des interviews ? » Mais on oublie que c’est une étape pédagogique, et c’est parce que les gens arrivent avec une idée préconçue du documentaire, ils pensent que le texte c’est une chose, l’image c’en est une autre. Même parmi les gens qui ont fait un travail dans le cinéma, ils cherchent toujours la facilité.
Nous ne faisons pas d’interviews parce que nous leur demandons d’éviter cette facilité-là. Faire une interview correctement, c’est très compliqué. Cela mérite un travail à part, et c’est autre chose. Dans le stage, on fait un travail de réflexion sur la réalité avec la caméra, point.
Michael Hoare : J’ai envie de reprendre la première question de Pierre en la poussant un peu plus loin. Il a parlé de l’idéologie tiers-mondiste de Varan au départ, l’idée de donner aux gens les moyens de construire leur propre représentation culturelle à travers leur propre appropriation des images. Qu’en est-il aujourd’hui ? Pourquoi Varan va-t-il au Cambodge ? Pourquoi va-t-il en Roumanie ? Est-ce que c’est une question d’opportunité et de finances ? Quelles sont les motivations ?
Leonardo di Costanzo : L’expérience au Cambodge était particulière parce que le stage était organisée à la demande du directeur du Centre du Cinéma Cambodgien. Ils trouvaient notre méthode appropriée et intéressante dans leur contexte. Je me souviens d’un échange amusant un jour ou nous nous trouvions au Ministère des Affaires Etrangères français entre Monsieur Panaka du Centre de Cinéma Cambodgien et un responsable du service communication du Ministère français lors d’une réunion de bilan après le stage.
La personne du Ministère nous demandait : « mais finalement ces films que vous avez faits, est-ce qu’ils vont être vus au Cambodge, et les stagiaires, est-ce qu’ils pourront y travailler comme cameraman ou reporter ? »
Monsieur Panaka avait répondu : « Ce n’est pas le problème. Ce qu’on demande, ce n’est pas de former des techniciens, ça on sait le faire. Tourner, faire un bon cadre sont des choses que l’on sait faire. Ce qu’on ne sait pas faire, c’est regarder la réalité et donner un avis sur cette réalité. Il n’y a plus de classe intellectuelle dans notre pays. Il n’y a plus de gens qui pensent la réalité et qui savent parler de leur réalité. »
Donc je crois que l’ambition « tiers-mondiste » de notre démarche reste intacte. Si le directeur du cinéma cambodgien nous demande d’intervenir, c’est qu’il estime que notre méthode est encore valable dans sa réalité.
Et, à Varan, dans nos réunions internes, ces ambitions-là ne sont pas remises en question. Au contraire, une chose revient de plus en plus dans nos discussions : comment relancer les ateliers de réalisation. Nous avons même demandé à Jean Lefaux de s’occuper expressément des ateliers étrangers parce que nous y croyons encore. C’est encore une inspiration profonde de Varan, liée à son existence même.
Michael Hoare : Et quel est le bilan tiré des ateliers qui existent durablement ? Est-ce qu’il existe des ateliers qui ont réussi à développer leur vie propre, ou est-ce que le but de la formation c’est de semer des graines qui s’éparpillent et qui développent autre chose ailleurs ?
Leonardo di Costanzo : L’atelier de Johannesburg continue. André Van In fait des films là-bas et y reste assez souvent. Le problème des ateliers est simple. Si quelqu’un reste là-bas, ou même comme Rithy Panh au Cambodge, fait des allers-retours, vit en partie ici, en partie là-bas et s’occupe de tenir les morceaux ensemble, l’atelier a des chances de durer. Souvent, quand on part, on laisse le matériel là-bas et on s’en va. Le groupe dans ces conditions dure six mois et puis chacun s’en va de son côté. Mais si on crée un groupe, et que quelqu’un d’ici, reconnu par le groupe comme le responsable, permet de continuer l’expérience, c’est autour de lui que le travail se poursuit. C’est ainsi que fonctionne l’atelier Johannesburg avec André, Rithy et le Cambodge, Jean Lefaux et Jean-Noël Cristiani qui restent en contact avec la Roumanie, Séverin Blanchet en Papouasie-Nouvelle Guinée où il a collaboré à la réalisation d’un film. Il faut toujours garder un contact.
Pierre Baudry : On peut prendre l’exemple de l’extinction de l’atelier Norvège dont j’étais responsable. Tant que je me suis occupé de 83 à 86-87, il y a eu plusieurs expériences qui établissaient des relations assez fortes entre Tomso, Oslo et Paris. Puis du jour, à cause de mon histoire personnelle, où j’ai cessé de m’en occuper, cela a complètement retombé. Maintenant à Tomso, il y a des expériences de cinéma qui sont menées par des gens, mais nous n’avons plus rien à y faire. Dès l’instant que le cordon de liaison a cessé de fonctionner, l’expérience s’est écroulée. Et on en a tiré une leçon : il y a un suivi extrêmement long et parfois dur et pénible à faire pour que l’idée d’atelier fonctionne au-delà de l’effet ponctuel d’un ou deux stages.
Leonardo di Costanzo : En Roumanie, ils ont fait une autre expérience après le stage, et déjà six films de plus ont été produits; il y en a encore trois qui vont démarrer. Donc, en Roumanie, ça marche très bien. À Phnom Penh c’est beaucoup plus difficile parce que, comme il n’y a pas de débouché sur les chaînes pour les produits de ce type de stage, le financement est compliqué. Mais nous avons l’intention de faire un deuxième niveau, un peu plus avancé, avec des films un peu plus longs. Nous essayons d’impliquer des producteurs et diffuseurs français dans les projets des ateliers. Chaque réalité mérite donc une stratégie différente.
Méthode de travail
Michael Hoare : Je voulais poser une question sur la méthode de travail. On connaît la méthode Varan : des exercices de prise en main, un sujet, discussion collective des rushes avec une grande attention à ce dernier élément. Est-ce que ça a bougé et si oui, comment ?
Leonardo di Costanzo : Là, il y a toute une discussion entre nous en ce moment. On dit : à Varan, il faut changer, le style Varan commence à vieillir. On nous reproche de faire toujours la même chose, qu’il y ait un moule. Je vais donner un avis personnel. Tout le monde ici n’est pas d’accord là-dessus, mais moi je ne pense pas qu’il faille considérer les films de stage comme des premiers films; ils ne sont pas des premiers films à part entière. Il s’agit, je crois, d’un premier rapport avec l’écriture cinématographique. Il y a un sujet et il faut un point de vue. Pour faire cela, on leur donne un moule, c’est celui du cinéma direct, mais après tout le monde fait ce qu’il veut. C’est pourquoi l’idée d’un « style Varan » me laisse dubitatif.
Le style Varan n’est pas représenté par les films des stages. Le style Varan, c’est celui qu’utilisent Jean-Noël Cristiani, Elisabeth Kapnist, Claire Simon, Daniele Incalcaterra… Des gens qui sont sortis d’ici et qui ont fait leur chemin. Mais on ne peut pas considérer les films de stage qui sortent d’ici comme un style, je ne crois pas. Parce que ce ne sont pas encore des films, il s’agit d’une première approche. Ce sont des films d’école où certains problèmes de réalisation sont posés pour la première fois. Et je crois que ces mêmes problèmes réapparaîtront dans de futurs expériences cinématographiques.
Michael Hoare : J’ai entendu qu’on ne critique pas tant le style de réalisation qu’une répétition dans le choix des sujets, et même une dépendance vis-à-vis des personnages filmés qui sont souvent plus ou moins exotiques, drolatiques, marqués. On fait un premier film sur un personnage qui a tendance à porter le film quelle que soit l’habileté du cinéaste, parce que c’est un personnage en soi relativement fort. Et que parfois le rapport entre un personnage atypique et le cinéaste-élève frise le voyeurisme.
Leonardo di Costanzo : Je ne suis pas d’accord. D’abord le problème du personnage se pose souvent. Les films réussis sont ceux qui ont de bons « acteurs », c’est-à-dire qui ont des personnages qui représentent un thème, qui portent bien le thème. C’est vrai qu’ici, les stagiaires font souvent des portraits. Dans le temps qui leur est donné, c’est-à-dire un mois pour apprendre à manier la machine, et pendant lequel ils doivent trouver un sujet, c’est presque obligé de choisir le portrait comme forme. Mais, même s’il y a quelque chose de répétitif dans la démarche, c’est très important pour leur faire comprendre ce qui fait marcher le cinéma. Qu’est-ce qui fait qu’il y a du cinéma ? C’est un déclic entre la caméra et une personne filmée. C’est vrai que nous les incitons beaucoup à aller chercher un bon « acteur ». Ils comprennent ainsi que le cinéma n’est pas une idée abstraite dans la tête qu’on doit appliquer à la réalité comme si on mettait de l’eau dans une bouteille. Mais c’est en étant à l’écoute de la réalité, en essayant d’absorber et de se constituer face à elle qu’un rapport peut exister…
Pierre Baudry : C’est là que le terme de « réalité » comporte une ambiguïté, c’est un de ces mots qui sont quasiment impossibles à utiliser de façon claire. En l’occurrence, je suis un peu d’accord avec vous deux, même si ce n’est pas pour vous réconcilier. Effectivement, je pense qu’il y a une utilité pédagogique extrême à ce que le portrait soit accepté comme forme, comme style d’exercice pour quelqu’un qui commence, parce qu’il a la garantie au moins qu’au bout du compte, en faisant le tour d’un personnage, le film aura l’unité empirique et organique de ce personnage. C’est une sorte de garde-fou. Mais le danger est de considérer que le sujet d’un film, c’est la personne qu’on filme. Confondre l’enjeu d’une description d’une réalité au sens large avec la réalité concrète de la présence physique, humaine de telle personne. Je pense que c’est un des dangers qu’on n’a pas toujours bien maîtrisés à Varan. L’enjeu abstrait ou le thème d’un film, c’est autre chose que la présence concrète d’un corps physique.
Leonardo di Costanzo : Moi, je ne sais pas. Il y a beaucoup de gens qui arrivent maintenant, qui ont vu beaucoup de films Varan, et souvent ils arrivent avec des idées de style Striptease. Et là, le débat a été soulevé. Et ça arrive de plus en plus souvent.
Il faut voir que la télévision a volé certains codes qui appartiennent au cinéma direct; ces codes-là sont devenus des normes, la caméra qui bouge, le personnage un peu marginal… Il y a trente ans, c’était révolutionnaire, maintenant ces codes sont devenus dominants. Donc il faut lever la barre. Et ce sont des questions qui se posent à chaque fois dans le stage.
Pierre Baudry : Cela rejoint ce que tu disais tout à l’heure à propos des gens qui reprochent à Varan de ne pas faire d’interviews dans leurs films, puisque, effectivement, ici on demande aux stagiaires d’éviter cela. Il y a un modèle télévisuel extrêmement prégnant qui ne vient pas du documentaire, mais du journalisme télévisuel. Cette une confusion entre les genres, les stagiaires ont parfois du mal à la cerner. Si une éducation du regard se fait à Varan, c’est aussi celle-là, de considérer que le modèle télévisuel et le documentaire ne sont pas la même chose; et que donc envisager la réalité, avoir un regard, c’est ne pas obéir ipso facto aux formes de l’idéologie dominante de la représentation.
Le travail à Varan est de produire l’espace nécessaire pour qu’une critique du rapport aux choses que l’on observe devienne transcriptible dans un film. D’une part, apprendre à regarder les choses en évitant le filtre de l’idéologie dans laquelle on baigne, se remettre en question, et remettre en question l’idéologie dominante, et puis remettre en question aussi les formes dominantes du documentaire ou des « images de non-fiction » telles qu’on les a reçues avant de commencer le stage.
Leonardo di Costanzo : Je pense que ces questions sont devenues paradoxales, parce que le dominant est devenu ce qu’on défendait avant. Cette idée a généré des codes, des formes de représentation qui ont été bouffées par la télé. Maintenant la télé ne fait que ça.
Pierre Baudry : Du moins, en apparence.
Leonardo di Costanzo : Maintenant même aux infos, ils laissent le son en direct. Avant ce n’était pas comme ça, tu avais le commentaire, la liaison du studio avec le terrain, le journaliste en gros plan qui disait ce qui était en train de se passer. J’ai vu récemment un reportage sur France 2 avec des étudiants, le journaliste n’a pas donné de l’information, il simplement enregistré une conversation entre deux étudiants.
Visionner et critiquer des films
Michael Hoare : J’avais une autre question sur le déroulement des stages – le rôle du visionnage des films. Pendant les deux premières semaines du stage, si je ne me trompe pas, les stagiaires sont invités à visionner les cassettes dans la vidéothèque. À l’étranger, vous faites aussi ce travail-là, de regarder ce qu’ont fait d’autres ?
Leonardo di Costanzo : Sûrement, et pas seulement des films de Varan. On prend les grands classiques. Mais de plus en plus, dans les stages ici à Paris, on invite des gens, d’autres réalisateurs. Dernièrement Richard Dindo est venu, il ne fait pas partie des gens dans la tradition Varan. Il y a eu Dominique Gros, Claire Simon avec Coûte que coûte; des cinéastes montrent leurs films.
Michael Hoare : Quel est donc le rôle dans les stages, par exemple au Cambodge, le travail sur les représentations et l’analyse des films ?
Leonardo di Costanzo : Si on invite un réalisateur, on voit qu’il a un regard particulier sur quelque chose. Au Cambodge, nous avons montré des classiques, Flaherty, Connolly. Nous avons montré les films de Rithy, Site 2.
Pierre Baudry : Je crois que quand on montre des films, que ce soit ici ou ailleurs, ça joue dans une démonstration pédagogique articulée, formulée, mais c’est aussi une pédagogie par l’exemple. Ouvrir à des stagiaires l’esprit documentariste, c’est aussi tout simplement faire voir ce que d’autres ont réalisé avant eux et les aider à comprendre en quoi il y a un travail spécifique dans les films qu’on leur montre. C’est stimulant, cela suscite l’envie de faire soi-même quelque chose avec ses propres moyens.
Michael Hoare : Est-ce qu’il y a des gens qui refusent de prendre cette distance-là ?
Leonardo di Costanzo : Oui, souvent. Un cas limite, mais ça arrive: un type n’avait pas trouvé de sujet dans la vie, et a filmé son ombre en enquête à Paris en train de chercher un sujet. Il y en a un autre qui avait son film tout fait, tout écrit sur le papier, image, commentaire, interviews, musique, tout préparé. Il y en a qui refusent d’accepter les règles du jeu, mais qui sortent finalement du cadre. Souvent ils n’apprennent rien parce que nous ne savons plus de quoi leur parler. Parce qu’ils refusent tous nos « enseignements ». Ils refusent de se confronter avec nous. Ils ne veulent que les caméras et quelques renseignements techniques, mais ce n’est pas là notre rôle.
Michael Hoare : En fait, ils veulent un producteur.
Leonardo di Costanzo : Ils veulent acquérir quelques connaissances techniques, mais l’INA ou Louis Lumière font ça mieux que nous.
Pierre Baudry : Autre chose par rapport aux projections. Effectivement, projeter des films de grands documentaristes, c’est utile pour stimuler, et aussi pour donner une culture documentariste qui manque parfois cruellement, autant à Paris qu’ailleurs. Qui aujourd’hui voit des films de Flaherty ou de Vertov ?
Mais un autre point où les projections à Varan sont un point essentiel pour la formation du regard et la formation cinématographique des stagiaires, c’est la projection de rushes dont nous parlions tout à l’heure. Les projections collectives ont pour intérêt, entre autres, de cimenter le groupe, puisque tout le monde voit ce que fait tout le monde. Idéalement un esprit de groupe se crée. Il y a évidemment des sous-groupes, des exclus, une dynamique qui s’installe. Je ne m’étends pas là-dessus. C’est surtout le fait que quand il y a quatorze, quinze stagiaires, cela veut dire qu’ils profitent non seulement de l’expérience de leur propre tournage, mais aussi des erreurs et des réussites des autres. Il y a une sorte de pédagogie accélérée par la pratique du groupe tout entier. Ils vont finalement treize fois plus vite que s’ils s’apprenaient tout seuls, en tournant un film, indépendamment de l’aide pédagogique qu’ils reçoivent des moniteurs.
Leonardo di Costanzo : C’est fondamental. Quand j’étais stagiaire ici, je me rappelle que les moments les plus formateurs, c’était des moments, soit de discussion des rushes, soit quand je faisais le son avec les autres. Parce qu’avant on constituait des groupes, une équipe travaillait ensemble de manière à ce que l’un fasse l’ingénieur du son et l’autre fasse la caméra. Là, on a un peu tendance à faire tourner tout le monde sur tous les projets. De manière que s’ils n’ont pas compris en faisant leurs films, ils comprennent en regardant les autres sur leurs tournages. Pour moi, ça s’est passé comme ça. J’ai compris ce qu’on voulait me dire, je l’ai compris en tournant avec un autre, pas en tournant mon propre film. Je me rappelle cela très clairement.
Michael Hoare : Le but de cet enseignement, c’est d’ouvrir la sensibilité des gens à la complexité de la réalité qui est devant eux, les incitant à dégager un point de vue et à pouvoir exprimer ce point de vue à travers ce qu’ils sentent, ce qu’ils entendent ou ce qu’ils regardent.
Leonardo di Costanzo : De manière cinématographique.
Michael Hoare : Oui, mais un des effets dérivés et bénéfiques qu’on pourrait espérer de cette formation, c’est la capacité de lire et de comprendre le fonctionnement d’autres images. Que ce soit des images de télé ou quoi que ce soit. Mais en fait, vous ne faites pas d’analyse des images.
Leonardo di Costanzo : On n’en fait pas, non. Très peu, c’est Pierre qui vient une ou deux fois pour parler de la parole, de l’image ou d’autres points théoriques ou historiques. Mais ce n’est pas le centre de notre propos. Nous n’avons pas le temps.
Pierre Baudry : Les cours en « classe », s’il y en a, sont tous sur le minimum qu’il faut apprendre de la technique pour réussir à faire fonctionner la caméra, tenir le micro…
Mais nous parions sur le fait que l’expérience d’un tournage et d’un montage amènera les gens à découvrir par eux-mêmes beaucoup de choses. Après, c’est à chacun, dans son propre trajet, dans cette aventure dans laquelle les stagiaires s’engagent, de découvrir chacun des choses, différentes d’ailleurs.
Évolution de l’enseignement
Leonardo di Costanzo : D’autres questions d’évolution sont en discussion. Nous envisageons maintenant d’augmenter le temps du montage. Beaucoup de gens disent que le temps de montage est trop court. Pour moi, ce n’est pas un problème. Ce n’est pas le but du stage. Quand avec la monteuse on a monté en trois jours mon film de stage, je me souviens de deux choses : d’avoir découvert les possibilités offertes par le montage, et de l’importance du regard du monteur en tant que premier spectateur. Et je crois que ça, c’est suffisant à cette étape-là. Apprendre à monter, c’est autre chose.
Je persiste à penser que l’exercice de stage n’est pas un film, et que c’est une distinction très importante. Je crois qu’il faut faire un deuxième niveau. Là, on va se mesurer vraiment. Je sens l’exigence de réfléchir et de mettre en place une structure pédagogique qui permette de faire un deuxième niveau, avec plus de temps pour un vrai travail d’écriture et de réflexion. Une fois éliminés les problèmes techniques du début. L’exercice de premier niveau – faire un film de vingt minutes en deux séquences – c’est vite fait. Vous trouvez le personnage pittoresque qui porte le film, avec le montage qui passe derrière, ça c’est une chose. Mais faire un film d’une heure, cela mérite une réflexion plus profonde, et c’est là-dessus qu’il y a un pari qu’il faut jouer.
Pierre Baudry : Aussi bien à Varan qu’à l’INA, quand j’y ai enseigné, j’ai souvent constaté que les premiers films sont des réussites parce qu’il y a une espèce du fraîcheur du regard, on se lance dans une aventure, ce qui est parfois maladroit mais il y a quelque chose qui se passe. Mais dans un deuxième film, souvent, les apprentis cinéastes se mettent à avoir des réflexes un peu plus professionnels (entre guillemets), et d’autre part ils commencent à avoir peur de se planter. Le résultat c’est que, souvent, le deuxième film est moins bon que le premier. L’expérience d’un deuxième niveau, si on la fait ici, devrait avoir lieu avec les mêmes machines que pour le premier niveau. Ainsi, les problèmes techniques ne devraient plus être sur le devant de la scène, mais il s’agirait plutôt d’approfondir le montage, le travail de recherche et d’écriture préalables, toutes ces choses qui sont effectivement au second plan dans les stages actuels.
Leonardo di Costanzo : Nous sommes complètement en mouvement sur ces choses-là. On est dix-neuf dans l’association. Il y a dix-neuf idées différentes.
Pierre Baudry : Oui, si on en disait en plus, ça ne refléterait pas l’idéologie varanesque dans son entier, mais seulement l’opinion de certaines personnes.
Leonardo di Costanzo : Mais je crois qu’il y a un besoin de toute manière qui devient de plus en plus évident. Il va falloir discuter. Cela ne va pas être facile. Comme cette méthode s’est construite sur la pratique, y compris la méthode du premier niveau, par des essais successifs, des ajustements de tir, c’est un travail qu’il faut commencer.
Michael Hoare : Peut-être, pour continuer, faudrait-il interviewer des stagiaires pour savoir ce qu’ils ont appris de l’expérience du stage, soit pendant, soit bien après avec la réflexion et la maturation.
Leonardo di Costanzo : Je me rappelle, en tant qu’ex-stagiaire, le moment où j’ai senti qu’il y avait un déclic. Même après avoir été un spectateur pendant de longues années, après avoir porté des caisses dans des tournages, en jouant l’assistant, etc., c’est ici en m’engueulant terriblement avec Jean-Noël Cristiani et Vincent Blanchet, que j’ai compris. Il y a un déclic qui s’est fait au bout d’un moment sur ce qu’est le regard cinématographique. Et cela m’a fait réfléchir pendant des années après. Pendant des années, j’ai continué à retenir des phrases que j’avais entendues. Et qui me faisaient réfléchir. Je ne les prenais pas comme la parole du pape, quoique Vincent Blanchet dise qu’il est le pape. Pourtant ils ont deux visions du cinéma complètement différentes. Jean-Noël dit : « tu appuies sur un bouton quand tu sais exactement ce qui va se passer et tu es absolument sûr ». Vincent dit : « oui, vas-y, fonce, vas dedans » ; deux attitudes différentes, et c’était très intéressant. Et des phrases de l’un ou de l’autre m’ont suivi pendant des années.
Pierre Baudry : Les stagiaires ne sortent pas des stages avec des idées immédiatement claires. Parce que c’est une expérience intense, voire difficile, parfois même pénible. Il y a des gens qui souffrent pendant les stages, mais ça travaille après. Et ça continue parfois de travailler assez longtemps. C’est sans doute un des effets inéluctables du fait que la pédagogie se fait par la pratique. C’est-à-dire que tant que quelqu’un ne tire pas soi-même les leçons de son expérience, il ne progresse pas. Si quelqu’un a été remué par le stage, qu’ensuite cela continue à travailler, on peut espérer du neuf dans les suites de sa vie professionnelle s’il devient cinéaste.
Michael Hoare : Vous posez des bombes à retardement.
Leonardo di Costanzo : Pour moi, cela a marché comme ça. Et on se trouve de plus en plus avec des gens dont il faut secouer les idées apprises. Dans ce dernier stage, nous avons eu beaucoup de journalistes. Et, vraiment, c’est l’engagement que nous leur demandons. Quotidiennement nous sommes obligés de dire : « arrête de dire – je veux montrer, je veux dire. Qu’est-ce que ça veut dire “montrer” ? Quelle est ta part de participation là-dedans ? Pourquoi montrer ? Où veux-tu en venir ? ». Ils ont cette attitude de dire, qu’on va montrer, pour que le monde connaisse qu’il y a des gens qui crèvent de faim. « Je suis médiateur ».
Pierre Baudry : Et ça repose sur l’idéologie télévisuelle selon laquelle on « enregistre » les choses. Le terme « enregistrer » est un mot dangereux, parce qu’effectivement, il décrit la procédure technique par laquelle la machine emmagasine des images et des sons, mais dès l’instant où un stagiaire comprend que réaliser un film, ce n’est pas enregistrer, mais mettre en scène (non pas au sens où il dirigerait ou contraindrait, mais au sens où il organiserait un point de vue sur un phénomène quelconque), à ce moment-là, c’est gagné.
J’aimerais ajouter une chose. Tu sais que certains d’entre nous admirent beaucoup Leacock. Il a eu une boutade il y a quelques années sur laquelle nous ne sommes pas d’accord. Il a dit : « on peut apprendre à des étudiants d’être de bons techniciens, mais on ne peut pas leur apprendre à devenir des êtres humains. » Et en fait, Varan essaie de contredire cette formule-là. L’éducation du regard ne se fait pas seulement par l’éducation de la possibilité que l’œil passe à travers la caméra pour regarder des réalités. C’est aussi l’approche de la réalité qui est mise en question, avec tout ce que ça implique de rapport éthique vis-à-vis des personnes que l’on filme, de rapport politique vis-à-vis des personnes et des situations. Je parle dans des termes extrêmement généraux, certes, mais le projet Varan c’est un peu ça. Ce n’est pas seulement la technique ou le style. C’est aussi travailler les enjeux humains du travail d’un cinéaste.
Membres de l’association Varan en 1997
- Jacques Bidou, producteur ;
- Séverin Blanchet, réalisateur, opérateur ;
- Vincent Blanchet, cinéaste, opérateur image et son, microphoniste ;
- Jean-Louis Comolli, ancien journaliste et rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma, réalisateur ;
- Richard Copans, producteur et fondateur des Films d’Ici, directeur de la photographie et réalisateur ;
- Jean-Noël Cristiani, réalisateur ;
- Sylvaine Dampierre, chef monteuse de documentaires ;
- Leonardo di Costanzo, réalisateur ;
- Dominique Faysse, chef-monteuse ;
- Sylvie Gadmer, chef-monteuse ;
- Patrick Genet, ingénieur du son ;
- Élisabeth Kapnist, chef-monteuse ;
- Éliane de Latour, ethnologue et réalisatrice ;
- Jean Lefaux, producteur et réalisateur ;
- Perle Møhl, ethnologue et réalisatrice ;
- Jean-Loïc Portron, historien de formation, réalisateur ;
- Aurélie Ricard, chef-monteuse ;
- Chantal Roussel, responsable administrative ;
- Claire Simon, chef-monteuse et réalisatrice ;
- Marie-Claude Treilhou, réalisatrice ;
- André Van In, réalisateur.
Membres d’honneur
- Pierre Baudry ;
- Jean-Pierre Beauviala.
L’équipe varan, c’est également
- Marie-Ange Estrada, administratrice adjointe ;
- Caroline Diallo, secrétaire ;
- Jean-Brice Bertrand, assistant technicien ;
- Jean-Charles Wolfarth, assistant technicien.
Historique
En 1978, Jacques d’Arthuys, Conseiller culturel à l’Ambassade de France à Maputo, contacte Jean Rouch, Jean-Luc Godard et Ruy Guerra pour réaliser un film sur les changements du Mozambique en pleine indépendance.
Ruy Guerra ne le fera pas, Jean-Luc Godard ne le finira pas. Jean Rouch suggère d’ouvrir un Atelier collectif pour que les Mozambicains réalisent eux-mêmes des films sur leur réalité.
Après ce premier atelier, l’association Varan est créée par Jacques d’Arthuys en 1981, avec le soutien de Jean-Pierre Beauviala, Jean Rouch et Hubert Astier.
L’association travaille alors en partenariat avec la direction de la Communication du ministère des Affaires étrangères.
En 1987, Varan diversifie ses formules de travail et collabore avec de nouveaux partenaires.
Les films, les pratiques pédagogiques, les expériences de VARAN dans le domaine documentaire attirent des demandes venant de toutes parts pour des participations aux Ateliers et pour l’accueil de projets de réalisations documentaires.
Quelques chiffres
En 15 ans, 228 films ont été réalisés à l’étranger dans 14 pays différents :
- Mozambique (Maputo, 1978), 9 films.
- Mexique (1980), 7 films.
- Brésil (1981), 16 films.
- Portugal (Viana Do Castello, Colviha, Santarem-Cartaxo, 1981/1982), 8 films.
- Philippines (Manille, Los Banos, Baguio, 1982/1983/1984), 28 films.
- Kenya (Nairobi, 1982), 8 films.
- Bolivie (Telamayu,1983), 13 films.
- Papouasie-Nouvelle-Guinée (Goroka, Lae, 1983/1984), 26 films.
- Norvège (Tromsø, 1983/1985), 29 films.
- Afrique du Sud (1984/1985/1986/1988/1994), 34 films.
- Laos (Vientiane, 1989), 10 films.
- Nouvelle-Calédonie (Nouméa, 1992), 12 films.
- Roumanie (Bucarest, 1994), 17 films.
- Cambodge (Phnom Penh, 1995), 11 films.
434 films ont été réalisés à Paris par des stagiaires venus de 68 pays différents, au cours de 44 sessions.
Publiée dans La Revue Documentaires n°13 – La formation du regard (page 75, 1997)
