Entretien avec Richard Dindo
Christine Delorme
Arthur Rimbaud, une biographie est le treizième film du cinéaste suisse-allemand Richard Dindo. Ce film « sérieux » dans le meilleur sens du terme est à contre-courant de toutes les représentations rimbaldesques.
À travers les témoignages et les écrits des proches de Rimbaud – sa mère, son ami Delahaye, le professeur Izambard, Verlaine, des personnes qu’il a connues au Harar, de façon imperceptible, Richard Dindo fait ressurgir l’homme, le poète.
Un autoportrait détourné ? Dindo n’esquive pas la question.
Quand on choisit de raconter la vie de quelqu’un, forcément on se reconnaît dans l’autre – c’est comme le peintre avec son modèle. Je comprends très bien Rimbaud, son besoin d’exil.
Un intellectuel suisse qui veut aller au bout de lui-même a besoin de naître une deuxième fois ailleurs. J’ai donc quitté mon pays et pour la deuxième fois, je suis né à Paris. Je suis quelqu’un qui a été formé par la culture française, qui aime le XIXe siècle français. Mais si le lyrisme violent et anarchiste de Rimbaud m’est très familier, je me sens beaucoup plus proche dans mon écriture de Proust. Pour moi, un film est toujours « la recherche du temps perdu ».
Comment peut-on aborder un biographie d’un poète comme Rimbaud ?
Et qu’est-ce qui a motivé le choix de donner la parole à tel personnage et non pas à tel autre, comme le père et le frère qui sont absents ?
Ce film sur Rimbaud est pour moi, si j’ose dire, l’aboutissement de mon expérience de cinéaste-documentariste qui cherche à approfondir la notion de biographie au cinéma et à déborder le continent documentaire vers la fiction.
J’avais ce projet depuis dix ans. Dans cette vie de Rimbaud et dans cette poésie, il y a tous mes sujets, tous mes thèmes, toutes mes préoccupations d’homme et de cinéaste.
Ce qui m’intéresse, c’est l’enquête comme moteur du film, l’enquête comme une recherche de vérité, l’enquête comme un prétexte d’aller à la rencontre d’images et de sons.
Mais ce qui me passionne d’abord, c’est la mémoire. Pour moi, tout part et lout revient toujours à la mémoire. Mon cinéma est toujours reconstitution d’une mémoire et ça parle souvent d’un absent qui serait la métaphore du père absent et ça fait parler des témoins qui sont toujours survivants par rapport à l’absent, ceux qui racontent le mythe de l’absent, celui-ci étant « mythique » du fait même de son absence.
Je pars donc du fait que tout mythe est toujours mythe raconté par les survivants et que tout film qui fait parler élabore une structure de récit.
Or l’enquête pour moi est justement le chemin que prend le film, image par image, mot par mot, à la recherche de sa structure de récit. L’enquête crée le film et le film construit sa propre mémoire. Le spectateur est invité à devenir « observateur » de ce processus de création d’une mémoire.
Le propre d’une enquête, c’est de revenir sur les lieux après coup, d’essayer de comprendre ce qui s’est passé, de retrouver les traces du passé et de les reconstituer.
Un film sur un poète, c’est aussi un film sur son écriture. Donc je commence par faire un certain nombre de choix de textes que je veux entendre dans le film.
Et j’ai fait dire à Jacques Bonnafé les poèmes comme un monologue intérieur. Tout ce travail cinématographique implique que l’homme mythique est démystifié. Nous sommes face à l’homme qui a vécu, qui a eu un corps et je dirais même que la poésie de Rimbaud elle-même est « démythifiée », qu’elle est redevenue humaine.
Puis s’est posée la question des images à filmer par rapport aux poésies. J’ai donc essayé de me mettre à la place de Rimbaud, de voir les choses avec ses yeux et de filmer son regard et le lieu d’où il parle.
Je cherche à filmer la vérité du lieu, donc je filme dans le lieu réel qui est aussi pour moi « un lieu d’émouvance ». Je suis toujours dans une situation d’émotion par rapport au lieu réel. J’ai donc filmé dans l’appartement de la famille Rimbaud qui existe toujours à Charleville. La ferme de Roche n’existe plus, elle a été détruite pendant la guerre mais j’ai trouvé juste en face une maison du même type. L’agence de Harar a été transformée depuis, mais j’en ai repéré une dans un quartier qui ressemble au quartier où Rimbaud a vécu à l’époque.
J’ai choisi parmi les témoins directs ceux qui ont le mieux connu Rimbaud et qui ont le plus à dire sur lui. Or, il se trouve que ceux qui ont le mieux connu Rimbaud ont laissé des textes sur lui, des lettres, des biographies, des entretiens avec des tiers.
À partir de tous ces textes, j’ai construit des entretiens que j’appelle des entretiens fictifs. Le négociant suisse-allemand, je l’ai choisi parce qu’il y a une véritable correspondance entre lui et Rimbaud et comme il était suisse-allemand, il avait le souci de l’ordre, et il a non seulement gardé les lettres de Rimbaud mais aussi ses propres lettres, sans savoir qu’il écrivait à un poète. C’est aussi celui qui nous explique le mieux quel type d’homme d’affaires était Rimbaud.
Le personnage du frère n’y est pas parce qu’il n’a quasiment rien dit sur Rimbaud, le père aussi, on ne le connait pratiquement pas, alors que lui faire dire ? Je suis documentariste, c’est la réalité qui m’offre la matière des images et des paroles.
Dans mon propre roman de famille, le père est absent et si j’ai fait un film sur Rimbaud, c’est aussi parce que dans cette vie-là, il y avait un père absent.
Et de par son absence – il est parti quand Rimbaud avait sept ans –, le père y est beaucoup plus présent dans son existence que les biographes ont bien voulu l’admettre.
C’était un militaire qui avait voyagé en Afrique du Nord ; il parlait l’arabe et ce n’est pas un hasard si Rimbaud a appris très tôt l’arabe. Les livres qu’il s’est fait envoyer en Éthiopie étaient en partie les livres de son père qui étaient restés à Charleville. On a l’impression, à partir d’un certain moment, que Rimbaud répète le destin du père; à son arrivée à Aden, il dit qu’il est originaire de Dôle, qui est en fait le lieu de naissance de son père. À Brême, en Allemagne, quand il s’inscrit au consulat américain pour rentrer dans la marine, il dit qu’il est déserteur du 47e régiment qui est comme par hasard le régiment du père.
Rimbaud est quelqu’un qui a voulu échapper à ses origines, et qui en réalité est toujours resté prisonnier de ses origines. À mon avis, c’est sa tragédie, la raison de son autodestruction qui commence à partir du moment où il renie non seulement sa poésie, mais aussi sa famille et ses origines. Je combats, quant à moi, cette tentation de refus des origines, que je connais bien, en faisant… des films.
Vous soulignez l’importance de la Commune dans la vie de Rimbaud, ce qui est aussi relativement nouveau.
Il était sympathisant de la Commune et il a écrit une « constitution communiste ». Et les massacres des Communards par les Versaillais, qui ont été une chose terrible – des milliers de gens exécutés, fusillés sur place – je suis sûr que Rimbaud en a beaucoup souffert et sa rage, sa violence, son exil, son amertume venaient sans doute aussi de la défaite de la commune.
De plus en plus, je crois que le cinéma est l’art de la biographie, qu’on peut s’approcher de la vérité d’un homme à travers un film, mieux qu’avec n’importe quel moyen d’expression.
D’une certaine manière, je suis un documentariste impur, parce que je ne filme pas l’événement, l’objet de mon travail étant la mémoire. Et cette reconstruction de l’événement me pousse vers la formalisation cinématographique, donc vers la fiction. Ce qui gêne certains pour qui le documentaire, c’est le réel, l’événement, le cinéma direct. Or, ce qui est vraiment intéressant aujourd’hui et moderne, c’est de refuser de faire une séparation entre documentaire et fiction.
Pour moi, l’image est de l’ordre de l’imaginaire et du document. Je suis passionné par le fait que l’image est une trace de la mémoire et donc, qu’une image est toujours aussi une preuve que le monde existe.
Interview de Christine Delorme
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Arthur Rimbaud, une biographie
1991 | France, Suisse | 2h20 | 35 mm
Réalisation : Richard Dindo
Publiée dans La Revue Documentaires n°6 – Histoire et mémoire (page 94, 1992)