Asientos

De la déchirure au tissage entretien avec François Woukoache

Didier Coureau

« Comment convoquer la mémoire ensevelie du peuple noir africain, de sa déportation systématique vers le nouveau monde et des horreurs organisées de la traite des Noirs ? Face à l’enfouissement de l’Histoire, à l’absence de témoins, à la violence qui perdure, François Woukoache refuse le parti-pris militant, pédagogique de la reconstitution. Il opte pour un choix cinématographique avant tout et fait appel à l’imaginaire du spectateur. Film exigeant fondé sur des correspondances, des questionnements de lieux, à la recherche de traces de l’épisode le plus tragique de l’exploitation des Noirs par les Blancs. », Simone Vannier

À Antoine Bonfanti, notre ami commun…

Il me semble que dans Asientos, ton thème, qui est celui de la mémoire de la traite des esclaves noirs, ne se détache pas de ta mémoire de cinéma. La référence à Hiroshima, mon amour est, du reste, explicite…

Lorsque l’on est obsédé par la mémoire et que l’on veut parler des choses de façon juste, Resnais est incontournable. Les grands cinéastes ont réfléchi sur des thématiques qui peuvent se rapprocher de la mienne et je tente, tout en gardant leurs films en mémoire, de trouver ma propre écriture cinématographique. Mon film naît donc du désir de faire du cinéma, mais aussi de la volonté de réfléchir sur « Qu’est-ce que faire un film aujourd’hui ? »

Outre Resnais, Pollet – on peut penser à L’Ordre dans ton film – et Marker, que tu cites directement, par quels cinéastes passe ta mémoire du cinéma ?

Elle traverse l’Inde – Ray, l’Europe – Godard, Duras, Van Der Keuken… le Japon – Mizogushi, et revient vers l’Afrique avec, par exemple, Cissé dont je suis attentivement le travail.

Dans ton film, il y a beaucoup de travellings qui évoquent, eux aussi, Resnais.

Lorsque l’on part en quête de traces, de signes, on se situe toujours entre le mouvement et l’immobile. Mais, dans l’immobile peut naître le mouvement, celui de l’esprit qui voyage, et le mouvement peut conduire à un état statique.

Comment situerais-tu le rapport entre le sens et l’esthétique ?

Asientos devait se situer dans le domaine de l’art. Ma démarche est d’ordre artistique, elle n’est pas purement mentale. Pour évoquer la traite, je voulais réinventer autre chose à partir de ce qui existe dans l’art. Il me fallait articuler ensemble les pièces d’un puzzle. Je me suis demandé, par exemple, si un pan de mur, une carte du XVIe siècle qui représente vaguement l’Afrique, une peau humaine filmée en gros plan peuvent être d’un même ordre d’idée, et comment il serait alors possible de les relier filmiquement. Je me suis demandé si un plan de ciel, qui s’oppose à l’univers carcéral, renvoyait à la liberté ou à un questionnement sur la liberté. Autant de questions théoriques, d’abord conceptualisées, mais qui nécessitent de trouver des réponses pratiques qui créeront une écriture cinématographique. Il me fallait créer toutes sortes de rapports entre les choses. Si je filme le football dans Asientos, c’est pour le mettre en rapport avec la traite, puisqu’il implique également une relation au corps, à la matière, au commerce, à l’idéologie… Les rapports devaient aussi être de nature temporelle : liens entre passé et présent, présent et passé, passé dans le présent, présent dans le passé…

Il y a une idée très forte de tissage dans tes plans et entre les plans, au sens que donne Edgar Morin, « Complexus, ce qui est tissé ensemble ».

 En regardant les choses autrement, on s’aperçoit qu’un mur, une peau, un tissu peuvent se ressembler, et que leur trame peut coïncider avec la structure du film. Une trame qui est à la fois ouverte, laisse circuler entre les mailles, poursuivre tel ou tel fil inachevé.

Ton thème de la traite prend, en fait, une dimension universelle qui crée un tissage entre les races…

Le film invite les spectateurs à investir un thème qui ne les concerne pas directement, et à le mettre en relation avec ce qui les touche de plus près. Nous devons prendre conscience que nous faisons partie d’un tout, que les lâchetés d’ici ont des conséquences ailleurs.

Au Rwanda, comme en Bosnie…

Oui, au Rwanda il n’y avait pas, comme on voudrait nous le faire croire, un ordre soudain troublé par le désordre, il y avait une dictature que l’on a mise au pouvoir et soutenue. À la fin d’Asientos revient cette référence au discours officiel, à travers les musées – à Nantes comme à Goré – où de belles petites plaquettes sont exposées sur lesquelles les mots « chambres de jeunes filles » recouvrent la réalité atroce des cachots et des soutes !

Le rapport au temps, à la mémoire, passe aussi par le fil de la voix.

La voix est présence et absence, elle résonne dans des espaces vides, immatériels, elle doit rendre visible l’invisible. Lorsque l’on commence à voir, les mouvements deviennent moins nombreux, se font philosophiques et spirituels. Lorsque le jeune homme – avec lequel je m’identifie – commence à entendre la parole du vieillard, les plans fixes qui le montrent se multiplient. Le mouvement qui symbolise le monde actuel doit pouvoir être interrompu pour laisser place à la réflexion, à l’analyse. Je me réfère ainsi aux cinéastes de la durée qui s’opposent au rythme télévisuel. La télévision veut faire croire qu’elle peut être partout à la fois et n’est, en réalité, nulle part, n’est que cette « poubelle du monde » dont parlait Serge Daney – ce que prouvent les images qu’elle donne du Rwanda ! Le dernier plan d’Asientos est important dans sa durée. Il est nécessaire qu’il dure plus de six minutes pour que les choses circulent, se prolongent au-delà du film dans l’imaginaire des spectateurs.

Venons-en à la mer comme lieu de mémoire, tissage elle aussi…

Comme la femme qui apparaît et disparaît dans le film, la mer est à la fois la vie et la mort. La mer est la déportation, l’absence. Elle est aussi la renaissance, l’espoir. Il faut être en interaction avec la mer en tant que force qui agit et réagit. Dans mon dernier plan, la mer est plus présente que ne le sont les personnages, devenus de simples silhouettes. La mer doit être intégrée au travail de deuil de la traite, pour être de nouveau pensée comme lien entre l’Afrique et l’Amérique – ce que représente la poésie de Césaire que je cite – entre l’ici et l’ailleurs. Elle est le lieu du passage et de la rencontre.

Entretien réalisé par Didier Coureau au Festival Vue sur les docs à Marseille en juin 1995.


  • Asientos
    1995 | Allemagne, Belgique | 52’ | 16 mm Réalisation : François L. Woukoache

Publiée dans La Revue Documentaires n°11 – Héritages du direct (page 121, 1995)