Krzysztof Kieslowski
Simone Vannier
Pendant deux mois, Documentaires sur grand écran a programmé au cinéma de l’Entrepôt, les documentaires tournés par Kieslowski dans les années soixante-dix. Simone Vannier extrait du programme quelques films particulièrement significatifs et annonciateurs des fiction du cinéaste polonais.
De son propre aveu le choix de Krzysztof Kieslowski de réaliser des documentaires – au sortir de l’École de Lodz où il fit ses études – fut inspiré par un violent désir de « décrire le monde » – en l’occurrence la Pologne des années 1960-70 – un monde qui était alors « non représenté ». En fait, un monde représenté par le cinéma officiel sous doctrine du réalisme socialiste en vigueur, un cinéma de propagande dont la réalité était absente.
D’emblée, le jeune documentariste se range du côté de la représentation, c’est à dire du cinéma et non du côté du témoignage et de l’engagement politique. Et son ambition de dresser une sorte d’état des lieux de son pays ne le conduit pas à consacrer ses films aux milieux socio-professionnels, ou aux institutions, si pléthoriques dans ce type d’état bureaucratique, mais se traduit par des films qui sont le plus souvent des portraits. Avant tout ce sont les êtres humains qui l’intéressent et c’est plus flagrant encore quand il filme un groupe.
Dans le film intitulé L’Usine où l’on pourrait s’attendre à voir le cinéaste décrire le monde du travail, en l’occurrence les étapes de la fabrication des tracteurs, il se borne à montrer dans un montage parallèle, sans réellement les associer, d’une part les machines à l’œuvre et d’autre part les ouvriers confrontés aux problèmes d’inorganisation de l’usine. Ce n’est pas l’ouvrier au travail qui l’intéresse mais la relation de l’ouvrier au travail.
Même parti-pris dans L’Hôpital où ce qui est mis en scène n’est pas le traitement des malades mais la détermination d’une équipe de médecins d’une unité d’urgence qui continuent d’opérer dans des locaux délabrés avec des moyens précaires. Impasse est faite sur les patients, à peine entrevus, demeurés anonymes, et sur le travail chirurgical proprement dit. Si nous assistons un moment à une opération orthopédique, c’est d’évidence par dérision que Kieslowski nous la montre pour souligner la vétusté, l’archaïsme du matériel utilisé. Son intérêt se porte sur l’investissement de ce groupe d’hommes qui déploient une énergie farouche pour lutter contre les contingences et continuer à remplir leur fonction de chirurgien. Évitant le champ opératoire filmé par fragments, de manière allusive. Il cadre presque toujours les personnages en plan américain et donne priorité aux déplacements des corps. Il filme des héros en action, le reste est pour lui anecdotique, secondaire. Le film en tire une force, une brutalité qui a les allures d’un manifeste (il pourrait s’intituler « quand même »). Il en tire aussi une irréalité, accusée par l’apparition en surimpression des heures de ce non-stop thérapeutique. Nous sommes d’emblée dans le temps et hors du temps. Le cinéaste se situe à l’opposé du cinéma direct qui fait florès à cette époque et privilégie une vision picturale du réel.
Son regard n’est pas celui d’un sociologue mais d’un humaniste. La plupart des sujets des documentaires de Kieslowski sont consacrés à des êtres vivant des situations critiques voire extrêmes. Il décrit l’homme face aux aléas de la vie et plus précisément, puisque nous sommes dans la Pologne des années 1970, face aux aberrations du système.
Le paradoxe est que ces films qui ne se veulent pas militants, qui se bornent à suivre l’itinéraire d’individus piégés par la guerre, le parti, l’administration, etc., dénoncent la faillite d’un régime plus fortement que des films qui seraient engagés, et dressent un constat critique d’un pays englué dans la lourdeur de l’administration, ligoté par la toute-puissance de la Règle politique, ruiné par la corruption. La force du travail du cinéaste vient de ce qu’il ne tombe jamais dans le psychologisme et, s’en tenant aux faits et gestes, tel l’ornithologue (surnom que lui donnaient ses collègues), il porte toute son attention à la description minutieuse des réactions des personnages. Attentif à la moindre nuance de leurs visages et de leurs corps, il fait œuvre de comportementaliste et nous donne parfaitement à voir l’évolution de leurs sentiments. Cette priorité de plus en plus affichée au fil des années-documentaires lui impose des choix formels qui le font aborder aux frontières du réalisme poétique.
J’étais soldat en est un exemple frappant : il s’agit de l’interview de cinq soldats âgés de quarante à soixante-dix ans devenus aveugles au cours de la seconde guerre mondiale. Face à la caméra, ils racontent l’expérience cruelle de la privation de la vue. On imagine le reportage banal que la télévision pourrait en produire : sujet qui devient ici, par la rigueur du traitement, par la construction dramatisée du discours, une sorte de poème surréaliste.
Non que la parole des personnages soit le moins du monde « emphatisée » au contraire, il y a toujours une sécheresse pudique chez Kieslowski : c’est la mise en scène qui, se soumettant à la progression des souvenirs des soldats, fictionne tout naturellement le récit. À l’image, une recherche minimaliste, une succession de plans de différentes tailles des visages jouant sur les amorces – figure de style qu’on retrouvera dans les fictions – qui, au plus intime de la souffrance, atteint au close-up. Un travail précis de narration illustrant naturellement la descente aux enfers que représente la perte définitive de la lumière. J’utilise à dessein le terme de poème surréaliste pour souligner à quel point cette représentation du réel est juste. Rien en effet n’est plus surréaliste à vivre que de devenir brutalement aveugle et de ne retrouver qu’en rêve les visages, les couleurs, le plaisir de regarder ou de dessiner un paysage.
Le film, par l’efficacité de son traitement nous fait toucher du doigt cette vérité-là. Le court métrage se conclut par une condamnation de la guerre qui prend ici tout son poids et annonce déjà toute la singularité du talent de Kieslowski.
Autre œuvre remarquable de la série des documentaires de Kieslowski, le film Je ne sais pas atteint avec une très grande économie de moyens le fantastique.
L’histoire est kafkaienne : un homme est nommé à la direction d’une tannerie qui périclite accusant un énorme déficit annuel. Le comité régional du parti le charge de remédier à cette situation. Le directeur s’attèle courageusement à la tâche, commandite une enquête, découvre une pratique de vols organisés à l’intérieur de l’usine, les dénonce, licencie des employés et remet de l’ordre dans les comptes. Il est félicité, décoré de l’ordre du Parti pour l’excellence de son action et six jours plus tard destitué de son poste et accusé à son tour de vol de biens sociaux.
Le personnage raconte son drame avec un luxe de détails comme s’il parlait face à un tribunal et sa plaidoirie finit en une douloureuse confession : « Que faut-il faire ? Comment faut-il vivre ? Je ne sais pas ». Son désarroi est grand de voir que son honnêteté et son efficacité sont à l’origine de sa disgrâce puisque des membres du parti sont impliqués dans l’affaire. Là encore Kieslowski structure le film sur les mésaventures vécues par le personnage auquel il donne constamment l’avantage. Le décor dans lequel il vit est manifestement secondaire pour le cinéaste. C’est le cheminement interne de sa pensée qu’il filme. Il le fait de nouveau par un travail très rigoureux sur le récit. Les diverses péripéties de la lutte du directeur pour sa réhabilitation deviennent les phases d’une enquête policière entraînant un véritable suspense. D’autre part, il recrée symboliquement le temps pendant lequel le directeur se débat dans les fils de la toile d’araignée étatique par un travail sur la lumière.
Le film commence par un très beau plan à la grue sur la maison, dont la présentation solennelle souligne la part métaphorique qu’elle prendra au drame: l’homme parle, de l’aube à la nuit, l’épisode le plus tragique de sa vie se déroule et cette durée s’inscrit sur la façade du lieu qu’il habite. Les plans de la façade, filmée à différentes heures de la journée reviennent en leitmotiv, ponctuent le montage jusqu’à la nuit noire du désespoir avant le dernier plan, seul gros plan du film, celui de l’aveu final du doute existentiel : « Je ne sais pas », seul moment où le personnage délivré du poids des souvenirs regarde la caméra et s’interrogeant, nous interroge.
Avec des procédés très simples, l’histoire banale et méandresque des déboires d’un cadre dans un régime socialiste se métamorphose en conte fantastique sur l’impuissance de l’homme face au Pouvoir. Une fable métaphysique sur les choix d’une vie: doit-on se soumettre à l’ordre des choses ? Le cinéma de Kieslowski est un cinéma qui pose la question de la liberté de l’homme et qui, attaché à décrire sa vie intérieure – il fit partie d’un groupe qui se nommait « Les cinéastes de l’inquiétude morale » atteint un fictionnement laissant libre-cours à l’imaginaire, qui est représentation poétique du monde. Décrire le monde, quand on est cinéaste, c’est toujours le réinventer.
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J’étais soldat (Byłem żołnierzem)
1971 | Pologne | 16’ | 35 mm
Réalisation : Krzysztof Kieślowski, Andrzej Titkow -
Je ne sais pas (Nie wiem)
1976 | Pologne | 45’ | 35 mm
Réalisation : Krzysztof Kieślowski -
L’Hôpital (Szpital)
1976 | Pologne | 21’ | 35 mm
Réalisation : Krzysztof Kieślowski -
L’Usine (Fabryka)
1970 | Pologne | 18’ | 35 mm
Réalisation : Krzysztof Kieślowski
Publiée dans La Revue Documentaires n°10 – Poésie / Spectacles de guerre (page 27, 1er trimestre 1995)