Au milieu tout au bord

Frédéric Danos

La question était surtout celle de la fin. La question de l’achèvement. Faire un documentaire après avoir grenouillé dans la fiction de métrage court était dans l’ordre des choses. On fait des films… On veut faire des films, on invente des histoires, on échoue à en inventer, on échoue à se satisfaire que ce soit toujours la même chose, le même objet, qu’un objet soit lui-même, et dans son être, et dans son avoir. Ça ne tergiverse pas : a rose is a rose is a rose

Et puis on oublie. J’ai oublié. Ne persiste que l’auto-injonction à faire un film – pas des films, non ! un film. Et ça ira très bien comme ça !

Elle est tenace et discrète cette envie, arrangeante également : « Vas-y, fais quelque chose, je suis pas difficile, ni farouche, fais un film, n’importe quel film ! » C’est ainsi que j’ai pensé à faire un documentaire. Il y avait de la noblesse dans la chose, le réel qu’on capte puis restitue, toujours un peu crotté de nos propres excréments, avec des traces de remise à niveau (mises à niveau), faire voir ce qu’on a vu et cru voir, qu’on pense faire voir. (Ce que vous venez de lire a été directement carotté dans mon cerveau, ce n’est pas moi qui écris, pas moi qui pense, c’est ma matrice perso qui s’exprime, vous et moi devons faire avec). Pour dire que je voulais faire un documentaire comme d’autres veulent aller à Shanghai, New York ou Basse-Terre : il paraît que c’est cool !

J’ai commencé en 2001 avec une production. À l’époque on tournait en Bétacam… Enfin je n’en sais rien. Quoi qu’il en soit, mon producteur m’a proposé de tourner en Bétacam, grosse bécane, matériel pro. Et le temps qu’on collabore, que ça tourne un peu, qu’on se sépare en plein passage à vide (vous étiez seul, désormais il n’y a plus personne !), contraint, forcé et heureux j’ai continué (2005) avec une minidv familiale. Le hi8 déclinait, la minidv était l’avenir et jusqu’en 2010 peu m’importait le support, j’ai même tourné, toujours en 2005, des séquences avec un téléphone portable, un des premiers de l’industrie du lien débile, un Nokia E70 sans doute, qui offrait les services d’un enregistrement vidéo. La fonction video était compatible avec les appels téléphoniques, ainsi pouvions-nous filmer et téléphoner en même temps, ce qui avec un peu d’audace et de renoncement au kit mains libres nous permit de tourner des films d’oreille.

Ça c’est l’anecdote. Cependant restait entière la question de la fin, de l’achèvement (car il fallait bien que cela se termine !), moins par plaisir et délectation de la chose inachevée que par réel embarras à conclure. Même en passant des autres à soi, de soi aux autres parmi soi qui est les autres, c’était surtout des trous qui me regardaient, béants, mauvais et avides. Internet n’était déjà pas une solution. Ni l’archivage obsessionnel / partage des données avec mise en boîtes réglée et acquisition d’un warehouse sur une île des mers arctiques – et là encore (ou pas encore) internet et les nuages à l’horizon n’y pouvaient que tchi.

Ainsi pendant quelques années, le moyen fut, l’ancien recours à l’actuel du vivant en imposant comme élément spécifiquement filmique, à chaque projection, la présence d’un narrateur, en l’occurrence et par la même occasion réalisateur du film, pour relier au sein d’un objet cinématographique chaque fois provisoire les séquences éparses tournées entre 2001 et 2010. C’était le maintien de l’ancien rêve inversé du monstre non plus sorti de l’écran mais bel et bien venu à côté de l’écran pour prêcher la transcendance de tout film en un acte singulier du présent chair et os.

Et persistaient les spectateurs absents, plus programmateurs qu’amateurs, forts des nuages qui désormais sifflent sur nos têtes :

– « On peut le voir en ligne ? »

– « //¿?!!_-\*, le voir en ligne ? ! Et comment on fait avec le singulier du présent chair et os ? On ne va tout de même pas vous mettre toute cette belle chair fraîche en conserve, non ! »

Au risque d’en décevoir certains, c’est (encore ?) dans le passé que j’ai trouvé le truc. Un passé proche, voire même actuel. Une pratique qui, paraît-il, disparaît et ne se maintient, nous dit-on, que dans l’amenuisement…

(Pause)

C’est donc a posteriori qu’un dispositif spécifique de diffusion en ligne advint et m’offrit une nouvelle occasion de malmener l’enchantement (ce qui en est toujours un).

Pour que J’ai mis 9 ans à ne pas terminer soit visionnable en ligne, il fallait, d’une part que les séquences filmées soient disponibles sur un site dédié, d’autre part que le complément parlé s’énonce de vive voix. Également, il me fallait préserver la cohabitation qu’il y avait entre deux media distincts lors des projection en salle (les séquences projetées sur écran, le récit complémentaire dans le présent de la parole en direct). Cette distinction devait se retrouver dans la diffusion en ligne. C’est-à-dire que le récit complémentaire ne pouvait pas être diffusé par l’ordinateur sur lequel sont visionnées les séquences, il lui fallait son tuyau en propre. Ainsi s’imposa le téléphone, ainsi fut le dispositif dans sa simplicité et son irrévérence (par défaut, car je n’ai jamais envisagé de faire un web-doc ou quoi que ce soit de ce genre : 9ans.com est un arrangement).

Une plateforme dédiée propose les séquences d’un film pas terminé, leur visionnage est contraint à la narration de vive voix par téléphone des parties manquantes, un système de rendez-vous permet de réserver une séance, au jour et heure de la réservation, le réalisateur vous appelle au téléphone et vous accompagne dans le visionnage en vous racontant ce qui manque, débloquant aux moments adéquats une à une les séquences filmiques.

En même temps qu’elle respectait les conditions particulières proposées lors de la projection du film en salle, la combinaison téléphone + internet induisait (indexait ?) la séance à un échange intime faisant de 9ans.com le seul site au monde à ne fonctionner que pour une personne à la fois, comme si la multitude se rappelait à l’individu, ou le contraire 1. Le reste ne concerne que vous et moi.

Le site 9ans.com produit par Too Many Cowboys a été dessiné par Nicolas Couturier (g-u-i.net) et développé par Julien Gargot (g-u-i.net) grâce à une aide à la production 2015 du DICRéAM. Il a été mis en ligne le 20 juin 2016 à l’occasion du festival Côté court à Pantin. Quelques cent quarante séances ont eu lieu, la dernière fut donnée le 16 septembre dernier, depuis le site est en pause sine die.


J’ai proposé au cent douze concerné.e.s de se retrouver le 22 juin 2017 au Ciné 104 à Pantin pour assister à La fin de votre séance. Les prénoms de chacun imprimés sur une feuille A4 avaient été scotchés sur les sièges de la salle. Quand les présents eurent pris place, on éteignit la lumière, on laissa passer une dizaines de secondes puis la salle fut rallumée et les spectateurs sortirent.


  1. À la fin de la première série de séances qui dura à peine plus d’un an, certain.e.s de cette multitude manifestèrent la volonté d’exister en tant que ce qu’ils formaient, à savoir un groupe rassemblé par une séance de cinéma pour laquelle on entre seul.e et de laquelle on sort avec un commun qu’on constate du coin de l’œil, ou plus chaleureusement d’un sourire, voire d’une discussion critique. (fiction)

Publiée dans La Revue Documentaires n°30 – Au milieu des nouveaux media (page 131, Mai 2019)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.030.0131, accès libre)