Discussion avec Ademir Kenović et Pjer Žalica de Saga (Sarajevo Groupe of Authors) à Lussas, août 1994
Michael Hoare
Suite au débat sur les films sur Sarajevo à Lussas, je me suis mis à penser à ce que c’est que d’être sourd. Je ne veux pas dire physiquement sourd, mais simplement incapable de comprendre ce que dit un autre, incapable de s’imaginer à sa place, incapable de comprendre d’où il parle. Ce sentiment arrive assez souvent d’ailleurs. Les reportages télé sont truffés de cas comme celui-ci: un représentant de l’association Droit au Logement dit qu’il y a trois cent mille logements vides dans la région parisienne, suivi par un représentant des propriétaires qui dit qu’il n’y en a aucun, ou que le taux d’inoccupation est normal compte tenu de la nécessaire fluidité du marché, etc. Souvent, ainsi que dans cet exemple, la surdité – que l’on veut bien croire de parfaite bonne foi – est de classe, d’intérêt. À Lussas, il était curieux de rencontrer cette même surdité sur le sujet du cinéma sur Sarajevo parce qu’on était, d’abord, au milieu de gens divisés par aucun intérêt de classe fort, ensuite parmi des gens censés être des praticiens des arts de l’expression et de la communication, et notamment un art dont le fort est de pouvoir comprendre l’expérience d’autrui. Or le débat final sur Sarajevo révélait une impossibilité d’écoute manifeste. D’abord il y avait une difficulté de priorités. Entre l’art et le réel, qu’est-ce qui prime ? Quand les obus vous tombent sur la tête, ou quand vous vous identifiez fortement avec les gens à cette place-là – comme c’est le cas d’un Romain Goupil par exemple, il est évident que vous voulez d’abord discuter de la guerre, de ses enjeux, des moyens de l’arrêter, et puis du cinéma qui résulte de ça. Quand ces questions vous sont assez lointaines, ce qui était le cas pour beaucoup de gens dans le public, mais que vous venez de vous sentir agressé par le peu de gants éthiques avec lesquels un film vous a collé nez à nez avec le discours d’un bourreau, violeur odieux, vous voulez discuter d’abord éthique de la mise-en-scène et rapport avec le public. On a beau tourner la question dans tous les sens, on ne voit pas comment un dialogue peut s’engager – à moins d’avoir la volonté de surmonter sa propre surdité de part et d’autre. Ce n’était pas le cas ici. Je me suis dit, quand même, il y a une discussion qui n’a pas eu lieu. On n’a notamment pas compris comment des gens, des cinéastes, techniciens, monteurs à Sarajevo se sont groupés pour travailler. Donc même si je n’ai pas énormément aimé leur film, j’estimais que c’était important d’engager une conversation sur comment c’était d’être groupe de cinéastes bosniaques pendant ces deux ou trois dernières années d’isolement et d’enfer.
Michael Hoare
Préambule
Ademir Kenović : J’avais une forte envie vers la fin de cette discussion de revenir à la seule question qui avait un vrai sens, une vraie légitimité, un vrai rapport avec la réalité.
Les raisons de la guerre ?
Oui, examinons réellement de quoi on parle. Je ne veux rien dire de mauvais à propos de ces gens qui parlaient. Mais c’était comme si on flottait non pas au-dessus de la terre, mais au-dessus des nuages et encore plus haut. C’était une partie du problème.
Au départ, cette guerre aurait pu être arrêtée avec un seul coup de téléphone un peu sérieux. C’est très évident pour tout le monde. Boutros-Ghali, Mitterrand, Hurd sont tous venus à Sarajevo. Chaque fois qu’ils sont venus à Sarajevo, on n’entendait pas un tir. Un coup de téléphone sérieux résout tout. Alors certes, la situation a sa complexité, ses niveaux très profonds. Romain Goupil était le seul qui essayait de ramener le débat au réel. Je voulais leur raconter une histoire, l’histoire de ce à quoi je peux comparer cette guerre. Imaginez une banque juive attaquée par la mafia italienne dans un quartier chinois. On voit des morts, le vol, tout, et puis la police arrive et disent « Tous, par terre, personne ne bouge ! » Évidemment, personne n’obéit. Ils continuent de tuer, voler etc. de plus belle. Une partie des clients et officiels se joignent aux voleurs, et ils continuent. Alors quelqu’un dit : on bloque les sorties. Un journaliste arrive d’un autre bâtiment. Il dit, bon on dirait que c’est un quartier chinois où une banque juive se fait attaquer par des Italiens. On dirait une sorte de guerre civile entre les Juifs, Italiens et Chinois, essayons de trouver la réponse à ce problème. Alors arrive l’ONU, la communauté internationale et tout le monde dit: d’accord, on essaie de négocier. Divisons la banque en trois morceaux. Vous les voleurs, vous avez l’argent, vous autres, les voisins, vous avez les fenêtres, vous là-bas, vous avez la salle d’attente, ce sont les Bosniaques bien sûr. Puis ils appellent des représentants des trois côtés dans le conflit pour négocier une solution moins violente. Ils essaient de négocier leur solution moins violente de cette manière idiote. Parce que c’est exactement une image de ce qui se passe là-bas.
En fait c’est très facile de comprendre. Des changements tectoniques géopolitiques, la fin du communisme rendent la situation tendue et déséquilibrée. C’est une région dangereuse ayant vécu sous une sorte de communisme peu rigide mais où l’armée était puissante à cause des tensions nationales très fortes. Donc les apparatchiks ont pu jouer sur ça dans la lutte pour le pouvoir parce que, sur ce point, les esprits des gens sont à la limite de la santé mentale. Et quand l’État se disloque, tout le monde veut avoir autant de gâteau, de territoire, d’influence, de pouvoir, etc. qu’il est possible d’accaparer. C’est très facile, et personne à l’extérieur ne veut voir les choses telles qu’elles sont parce que personne n’a intérêt à les voir comme ça.
L’opinion publique, Orwell en a très bien parlé, est très partiellement et partialement informée. Nous savons comment ça marche. Le monde est contrôlé par ces deux pour cent qui ont beaucoup de pouvoir économique et politique, et comme leurs intérêts ne sont pas vitalement affectés par ce conflit, ils jouent à tirer la corde d’un côté ou de l’autre mais sans s’engager.
1992
Peut-on commencer à parler de Saga, qui vous êtes, comment vous vous êtes retrouvés, vos trajectoires avant le siège ?
Ademir Kenović : Nous avions une petite société de production, produisant des courts métrages de différentes sortes, documentaires, fictions, films d’entreprise ou de pub, films sur le tournage d’autres longs métrages. En même temps je travaillais à la télé, et à l’Académie du Cinéma, et après sur des films de long métrage. À Sarajevo, il y a toujours eu la télé bosniaque. Puis j’ai travaillé sur des longs métrages, Nous étions deux à former et diriger cette société et on travaillait toujours avec la même équipe, dix, quinze personnes.
Quand la guerre a commencé, quel matériel aviez-vous ?
Nous avions tout ce que nous avons maintenant. On avait trois ou quatre caméras Hi8, on montait en U-Matic, un peu d’éclairage, un bon système d’enregistrement sonore. On pouvait tourner et finir en vidéo, on avait des bandes, et on avait le potentiel financier, à l’époque on préparait la production de deux longs métrages. Donc quand la guerre a commencé en avril 1992, on a tout investi dans la production de ces documents. Nous avons rassemblé des amis, collègues, étudiants de l’Académie du Cinéma, des collègues de la télévision et d’autres, des professionnels et non professionnels, artistes et musiciens, on a rassemblé à peu près quarante personnes. Rassembler à Sarajevo, ça veut dire que nous avons organisé un des seuls endroits où on pouvait venir passer sa journée à faire quelque chose qui avait un sens. Pendant cette période, on continuait à tourner petit à petit. Pjer par exemple habitait à Saga avec notre monteur-technicien. Ils dormaient là-bas. On était tous jetés en dehors de notre vie normale.
La télévision a fonctionné à peu près tout le temps. Au début, en avril et mai, je continuais de travailler à la télé. À l’époque, on faisait juste des infos et puis du tournage en direct, la caméra sur le toit du bâtiment de la télévision, des choses comme ça. Puis, avec le frère de Pjer, Ismet, qui est chef-monteur au département musique de la télé, je faisais la seule chose qu’on pouvait faire, des courts clips musicaux sur des enregistrements de musique et des images qu’on a faits. Pendant cette année 1992, on a fait cinq cents clips, tous dans les sous-sols de la télé.
Quand la guerre a commencé en avril 1992, vous avez dû être isolé au départ.
Oui. Après le début de la guerre, j’ai quitté la Bosnie la première fois le 15 août, j’avais une invitation pour venir en France pour une réunion du parlement européen, je crois, et je ne pouvais pas quitter le pays, personne ne me le permettait. Quand je me suis rendu compte que je ne pouvais pas, je me suis caché dans un avion ONU, on m’a arrêté en Croatie, et puis je suis arrivé à Prague. J’y ai passé deux semaines, puis je suis rentré. J’ai pris des contacts avec des Parisiens qui sont venus à Prague. J’ai réussi à élaborer les contacts qui allaient nous permettre de monter nos projets.
Quand je suis revenu, j’ai amené de la nourriture, j’étais assez optimiste. Mais dans la ville, c’était comme un enfer vide. Des gens comme des squelettes, ne croyaient en rien, face à moi qui amenais de l’énergie de l’extérieur. Alors, je mentais, j’inventais des choses – ça irait mieux, de l’aide allait venir. J’ai pris des contacts, c’est vrai, mais on ne peut pas téléphoner de Sarajevo, faire un coup de téléphone exige trois semaines d’attente. Tout est plus difficile. Mais de toute manière, je poussais, et j’avais l’idée d’un long métrage. Quand j’avais été à Prague, je l’ai passée via Zagreb à des gens à Paris. À Paris lorsqu’ils ont reçu le synopsis, ils ne croyaient pas que c’était possible de tourner à Sarajevo. Romain Goupil était dans une commission du CNC et il disait : non, cela ne peut pas être tourné là-bas, ce n’est pas possible. Les gens aimaient l’histoire, et disaient qu’ils voulaient soutenir le film. Donc, il a dit qu’il allait aller lui-même sur place pour voir s’il était possible de tourner dans de telles conditions. Donc il est venu à la fin de 1992, début 1993. Il est arrivé. Et ça faisait partie de nos efforts d’avoir des contacts, de nous connecter avec des gens à l’extérieur. On ne voulait pas être comme des légumes. Et puis tout d’un coup, quand quelqu’un voit vingt, trente, quarante personnes qui essaient de travailler, qui travaillent malgré tout avec persistance, il a une perspective différente.
Pjer Žalica : Cette période de huit mois, c’est comme dans toutes les familles. Personne ne s’attendait à ce que la guerre dure aussi longtemps. Les deux ou trois premiers mois, tout le monde attendait la fin de la guerre. Tout le monde trouvait incroyable que cela puisse durer. C’était comme si, ici à Lussas, on marchait dans la rue, et on voyait un char en haut de la colline là-bas nous viser et tirer. Exactement. On ne pouvait pas croire que c’était possible. On pensait: il y a un type avec un char, quelqu’un va lui dire d’enlever ça, ou le détruire ou quelque chose. Mais comme le temps passait, on se rendait compte que rien ne changeait. Et on entendait beaucoup d’histoires comme cette discussion aujourd’hui, des discussions très profondes et sérieuses à propos de rien. Rien qui fasse face au sujet principale, que les gens meurent, et qu’il y a des gens qui les tuent, et que ces tueurs sont toujours en train de sévir. Donc, on a décidé de travailler. Je commençais un peu plus tôt, parce que j’y étais obligé. Le quartier où j’habitais était occupé donc je me suis enfui. Je n’avais pas de logement, donc j’habitais la salle de montage de Saga, et j’ai commencé à faire un film sur un type que je connaissais. Ademir m’a dit que je pouvais faire un film dans le cadre de l’école. Je me suis senti beaucoup mieux, dès que j’ai commencé à travailler. Et l’idée de Saga avait déjà commencé, nous avions commencé à utiliser le matériel. Au début, peu de gens se rendaient compte jusqu’à quel point ça pouvait être bien. Puis Ademir est revenu avec de nouvelles idées, une nouvelle force, et c’était important pour nous, parce que nous avons vu que c’était possible de partir et de revenir si on voulait le faire. Et si ça c’est possible dans ces circonstances, nous avons pensé que tout était possible. Parce que c’était comme sortir d’Auschwitz et y revenir, c’est à ce point-là la folie. Et après, l’idée de Saga s’est développée. Un jour, il neigeait. On faisait un repérage pour le film de fiction. On tournait un peu. Je finissais ce film sur l’étudiant, beaucoup de gens travaillaient pour préparer le film de fiction, c’était tout. Et un jour, il neigeait, et Ademir a dit : vous voyez, il neige. Pourquoi est-ce que personne ne sort pour tourner la neige à Sarajevo pendant la guerre, c’est quelque chose de nouveau. Donc a commencé l’idée de tourner chaque jour quelque chose, n’importe quoi. On n’avait pas de concept, pas d’idée, rien. Mais on avait l’idée que c’était important chaque jour de tourner un peu, s’exercer un peu, travailler. Et à partir de ces jours, on avait deux ou trois films immédiatement, parce que toute la matière était incroyable. Parfois, c’était mauvais sur le plan technique, parfois meilleur, mais la matière était formidable. Puis Romain arrive pour vérifier s’il est possible de tourner à Sarajevo.
1993
Ademir: Je pensais qu’à partir de ces tournages de tous les jours on pourrait faire une émission de flux, ou que quelqu’un pourrait monter une idée fraîche, plus large, et c’est ce qui s’est passé. Tout d’un coup, quelqu’un a dit: mais est-ce que je peux tourner non pas un jour, mais trois jours ? Et il a fait un sujet de dix minutes. Puis est-ce que je peux tourner sept jours, pour un vrai court-métrage ? Et c’est ainsi qu’on a commencé à faire des formes plus longues. Et en même temps, on travaillait quotidiennement, différentes équipes, différents tournages chaque jour.
Pjer Žalica : Pendant cette période, au début 1993, quand on commençait à tourner beaucoup, et que de plus en plus de gens voulaient participer, on a établi quelque chose comme une politique éditoriale. Si quelqu’un avait une idée, on s’asseyait, on discutait ensemble et choisissait. Notre comité de décision était de huit à dix personnes, un mélange de professionnels, d’étudiants de différents niveaux, d’amateurs, de gens passionnés. On choisissait différents aspects de notre vie. Un de nos premiers soucis était simplement de survivre sur le plan psychologique dans cette situation.
L’idée de ce tournage au jour le jour, c’était l’idée de filmer pour l’histoire, ou pour montrer aux gens de Sarajevo immédiatement un reflet de leur propre vie ?
Ademir Kenović : Pas aux gens à Sarajevo. Les gens de Sarajevo le vivaient, le savaient tous, ils rient à la plupart des choses qui sont horribles. Ce n’était pas notre but. On pensait qu’on allait montrer cela au monde entier. On pensait avoir des images différentes de ce que les gens avaient jamais vu.
Les tournages étaient un peu contrôlés par des professionnels, ce n’était pas du cinéma amateur complètement, même si l’éclairage était zéro, la technique défaillante, mais on trouvait que le contenu était important, parce que c’était vrai et sincère. J’ai toujours pensé que si on avait pu avoir une équipe de cinéma dans le ghetto de Varsovie, ou à Auschwitz, ça aurait été utile. Après, il y avait la possibilité d’organiser des projections. Pendant cette dernière période, commençant il y a un an, on a organisé des projections avec un groupe électrogène et un vidéoprojecteur à partir d’octobre 1993.
Quand est-ce que vous avez discuté ces problèmes éthiques dont vous avez parlé, l’utilité de porter une caméra plutôt qu’un fusil ?
Pjer Žalica : Beaucoup d’entre nous étaient des soldats avant. Mais les gouvernements et les chefs militaires ont remarqué qu’il était plus important pour eux d’avoir des gens qui filment. Parce que l’industrie du film, on n’en avait pas.
Ademir Kenović : Je n’aurais pas dit que les gens ont remarqué. Mais nous avons réussi à convaincre les décideurs que nous avions une idée forte et agressive, que c’était absolument normal de faire ce que nous savions le mieux, que nous contribuions à l’aspect humain de l’existence à Sarajevo. Je ne suis pas utopiste, fouriériste ou saint-simonien. Et je ne crois pas que le cinéma peut changer le monde. Particulièrement ce monde dirigé par des estropiés, les politiciens de nos jours, ces incompétents bornés et vides, ces nullités. Je ne crois pas que le cinéma peut toucher ces gens-là. Mais je pensais que notre manière de voir, on devrait au moins essayer de la diffuser, pour communiquer avec d’autres. Parce que la situation devient de plus en plus dangereuse, pas seulement pour Sarajevo mais de plus en plus largement.
J’ai donné une cassette datant de l’été 1992 à quelqu’un qui l’a envoyée à Barcelone pour les Olympiques, quelqu’un l’a montrée ensuite au festival de Venise, une connaissance, Peter Scarlet, directeur du festival de San Francisco, l’a vu, m’a cherché et m’a demandé si j’avais d’autres choses. Il a réussi à me contacter par téléphone et satellite, c’était miraculeux, à Sarajevo. Donc ils m’ont invité avec des films au Festival à San Francisco. Et j’ai réussi à y aller fin avril 1993. Et j’ai montré quatre-vingt minutes de nos films avec mon film A Little Bit of Soul. C’était la première fois que les deux films avaient été montrés en dehors de Sarajevo. Ces films-là ont clos le Festival, puis ils ont été montrés à New York, Bruxelles, au Réel à Paris, partout. Cela nous a donné une autre impulsion à nous tous. Parce que j’y avais cru tout le temps. En fait, quoi qu’on pense des discussions un peu théoriques, pas très pratiques des festivals, les cinéastes et les gens proche du cinéma étaient les seuls à pousser avec force dans une direction que nous pouvions accepter. Parce que nous avions tout vécu, nous savons que tout le monde à Sarajevo méprise et déteste l’ensemble du monde à l’extérieur, et en particulier les médias. Nous savons qu’il y a beaucoup de gens qui disent qu’ils font, ont l’air de faire sur l’écran, mais en réalité, ne font rien. La majorité des gens cherchaient des moyens sincères de comprendre ce qui se passait dans ces films du moins, même si jamais plus dans ma vie, je vais dire que je sais ce qui se passe où que ce soit. Donc ce cinéma, cette activité, et l’attention des festivals et des médias nous ont donné plus d’énergie.
Comment vous vous en sortiez sur le plan matériel, financier ?
Ademir Kenović : Même si on travaillait sans soutien financier, nous restons indépendants. On a seulement vendu un peu ce qu’on a montré, qu’on a réinvesti dans l’équipement. Il ne s’agit pas seulement de monter de la production, c’est aider des gens à survivre. À Sarajevo, il n’y a pas de nourriture. Donc il faut avoir un sandwich par jour pour chaque membre de l’équipe. On essayait de trouver ça. Ce n’est pas facile, on ne peut pas l’acheter. Il faut l’obtenir des gens ou des amis à l’ONU. C’est pourquoi je vous dis que c’est une histoire difficile à comprendre pour des étrangers. On a réparé les groupes électrogènes comme on pouvait. De temps en temps ils se cassaient. On avait besoin d’essence payé à trente-cinq marks le litre. Vingt-cin à trente marks de diesel pour faire fonctionner nos deux voitures pour aller tourner, acheter notre pain. On comprend dans une situation comme ça que beaucoup de choses sont futiles.
L’année dernière par exemple représente pour moi l’équivalent de quinze ans de ma vie auparavant. J’ai compté le nombre d’aéroports où j’avais atterri, plus de soixante-dix. Quand on a commencé à montrer ce film, on veut toujours retourner à Sarajevo, donner des bandes, faire des interviews, parce que c’est là où on se sent en sécurité, c’est là où on se sent sains d’esprit. Nous pensons que la santé mentale est principalement à Sarajevo maintenant, même si cette situation nous rend fous.
Pjer Žalica : Ce premier groupe de films, on les montre toujours. On a fait un catalogue pendant la guerre, on n’en avait pas avant. Nous avions beaucoup de bandes, beaucoup de matière documentaire, et enfin comme on travaillait tous les jours, achetant des cassettes des gens qui en avaient, ça a commencé à devenir important. Susan Sontag est arrivé en été 1993, et elle est partie en septembre. J’ai tourné mon film que j’ai fini en décembre 1993. Puis Point de Jour nous a contactés, amenant une caméra Beta et des bandes.
La coproduction avec Point du Jour, BBC et Arte, Chronique d’une rue assiégée a fonctionné d’octobre 1993 à mars 1994. Elle nous a donné aussi un coup de pouce pour le matériel et les bandes. Et après on a travaillé sur MGM. En partie fait avec des sujets tournés avant, en partie avec de la nouvelle matière.
1994: Man, God, and the Monster
Ademir Kenović : Au début de l’année, le directeur de la sélection de la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, Pierre Henri-Deleau, a vu nos documents. Je lui ai raconté notre idée de faire un canevas plus large, sur les trois sujets, et le 15 janvier, il nous dit : si vous le faites, vous le transférez en 35 mm, et il ouvrira la Quinzaine en mai. Nous avons tout fait pour respecter ce délai. Nous avons voulu travailler avec des coproducteurs qui nous ont laissé tomber, donc on l’a fait nous-mêmes sur la base de prêts. Une amie mexicaine a fait le liaison et s’est chargée de la postproduction parce que nous étions coincés à Sarajevo.
Concernant MGM, que répondiez-vous à la critique de ceux qui demandent, puisque c’est censé être une vue de l’intérieur de la vie à Sarajevo, pourquoi la moitié du film est construit autour de cette interview avec le bourreau serbe ?
C’est la réalité à Sarajevo. C’est ce que nous vivons. L’équilibre reflète la vérité. Si nous l’avions rendu plus facile à regarder, ça n’aurait pas été un film vrai de Sarajevo. Sarajevo a expérimenté de telles extrêmes d’émotion, d’imprévisibilité, c’est absolument étrange que nous deux soyons assis ici, vous parlant de manière normale, quasi normale. Parce que nous avons vu des choses qui sont habituellement décrites comme l’enfer. Mais l’enfer ne veut rien dire face au stress des chocs de cette situation.
Pjer Žalica : Et puis l’enfer, on le mérite. Dans l’histoire, si on est méchant, on va en enfer. Mais les gens à Sarajevo ne sont pas méchants, ils ne méritent pas l’enfer. Même si cela n’a aucune importance en ce moment, c’est le film que nous tous, nous aimons. Pas nous les auteurs, nous à Sarajevo, ça correspond à nos sentiments intérieurs, nos vibrations intérieures. On se dit, oui, c’est ça la réalité.
On voit aussi ce soldat dans le film allemand Wundbrand (Gangrène), les réalisateurs ont expliqué que le gouvernement bosniaque sortait ce prisonnier chaque fois qu’ils voulaient montrer un bourreau aux journalistes.
Il faut comprendre qu’ils ne peuvent pas respirer, et personne ne peut respirer à Sarajevo en dehors de ces problèmes. Il n’y a pas de Département d’État qui décide. Au début, j’ai pris John Burns et je lui ai dit, donne nous accès à ce type, on fera l’interview, je veux le faire à ma manière, aussi réel et authentique que possible. John Burns a écrit un papier pour le New York Times et le type est devenu une vedette, à la une de tous les journaux du monde.
Pjer Žalica : Et puis il faut comprendre qu’il n’est pas stupide. Il s’est rendu compte que c’était bon pour lui. Après notre interview qui était sa première, il a parlé avec vingt ou trente journalistes.
Ademir Kenović : Il était condamné au moins à un long emprisonnement. Des journalistes sont arrivés. Il peut parler, fumer des cigarettes – à Sarajevo personne n’en a. La Croix Rouge vient s’occuper de lui, il est devenu un privilégié.
Pjer Žalica : Et puis il y eut un moment où il a dit, ça suffit. Quand il s’est rendu compte qu’il n’en avait plus besoin. Personne ne le manipulait. Quant aux gens qui nous critiquent pour cette interview, je dirais tout de suite que je n’écoute personne sur ce plan-là. Ils n’ont pas notre capacité à être l’intérieur de nos problèmes, notre hystérie. Pendant 20 mois, on avait des sujets dignes de la « une » des journaux tous les vingt minutes.
Une des premières séquences du film est une assez longue séquence d’un homme qui répare sa fenêtre. Pourquoi commencer avec cela ?
Pjer Žalica : En réalité le film commence avec une carte postale de Sarajevo, avec la chanson et le voyage à travers Sarajevo. Et ça finit avec les enfants sur des traîneaux.
Ademir Kenović : C’est un des points de ce film. Les enfants à Sarajevo sont si présents, on a voulu en faire un des thèmes du film. Dans les images numérisées. L’enfant héroïque à la fin. C’est un des fils qui font que c’est un film avec une forte construction, à mon avis.
Sur la fenêtre, on voulait commencer avec une longue séquence qui donne l’impression que peut-être ça va être ennuyeux de regarder ce film. En même temps on voulait une impression de réalité. Nous étions à Berlin il y a deux jours, nous battant pour défendre cette structure du film que nous cinéastes avons choisie. Les gens de la télévision là-bas voulaient qu’on coupe certaines séquences pour rendre le film plus intéressant. Nous n’avions pas la volonté de faire un film « intéressant ». Notre sentiment du temps est maintenant différent. Notre perception de l’espace est différente, et si on met ces deux choses ensemble, c’est le rythme du film.
On sent cela avec la femme qui recueille ses feuilles pour faire une tasse de chocolat. Quelqu’un dans le public tout à l’heure a dit qu’elle ne supportait pas de voir telle ou telle scène. On parlait du discours sur le viol. Ça ne m’intéresse pas de savoir qui en Occident va pouvoir regarder telle ou telle chose. Nous avons pu regarder plus de deux millions d’obus tomber sur nos têtes. Toutes les maisons à Sarajevo ont subi des dégâts. Chacun à Saga a quelqu’un, dans la famille proche, tué, ou invalide, ou violé. On ne fait pas des films pour plaire à des dames sensibles dans le public français. On s’en fout de cela; on voulait montrer ce qui se passe. Et on ne voulait pas le présenter pour nous. Pour nous c’est trop tard, nous avons vécu la troisième guerre mondiale. C’est pour les autres, pour les gens qui peuvent comprendre que quelque chose de mauvais se passe, et qui peut s’étendre.
Vous avez dit que toute la musique du film, c’était de la musique bosniaque. Pouvez-vous expliquer ce que vous vouliez dire ?
Ademir Kenović : On a utilisé la musique ethnique, folk etc., mais aussi le « world music » qui correspond très bien à notre réalité, à la situation en Bosnie. Nous sommes tout sauf nationalistes et racistes. Penser les choses ou les gens dans des termes strictement nationaux est mauvais. Nous nous sentons comme une partie de ce monde malheureux, peu importe qu’on aimerait faire partie d’un autre monde meilleur, nous faisons partie de cette culture anglophone ou orientale, aussi bien que de celle qui est historiquement la nôtre, et cette culture-là fait partie maintenant de nos vies à nous.
Pjer Žalica : Par exemple la chanson de Lew Rawlins, In Dreams, c’est exactement ce que nous avons vécu en réalité. La chanson de la plage et du soleil, c’est notre désir pendant les obus, la vie dure, c’est ce qu’on souhaiterait. On le sent comme notre musique. Pendant ces séquences de musique, il y a des images de Sarajevo qui paraissent parfois très belles, la neige, les enfants aux traîneaux, etc.
Ademir Kenović : Nous cherchions à résoudre différents problèmes de différentes manières.
Pjer Žalica : Le problème du temps, passer le temps, montrer comment on vit le temps dans cette ville, est un vrai problème. On voulait montrer ce que nous ressentions, et ce que nous savons être vrai, que la ville et les gens vivent. Quand ils voient la neige, les enfants sont contents et ils veulent sortir s’amuser. Parfois ils sont tués, mais les gens vivent, ils se battent pour en faire plus, faire du théâtre – d’où l’importance de cette pièce – et en même temps ils sont tués par les gens représentés par les aveux du soldat. Lui aussi, il est de Sarajevo. Il a grandi à Sarajevo, une ville où on est tué par les gens comme lui, comme ceux de Serbian Epics, un film très dérangeant pour nous. Ma première impression quand j’ai vu ce film, c’était de me rendre compte qui étaient ces gens qui nous tiraient dessus, qui était ce Dieu de la Guerre qui avait ce pouvoir monstrueux de nous tuer. Et on est choqué qu’il s’avère être un tel idiot. De tels idiots et de tels demi-singes primitifs nous tiennent dans une situation impossible.
Sur la séquence avec Susan Sontag, il y a un autre film qui décrit cet événement. Mais pour nous à Sarajevo, pour moi et pour les comédiens, c’était plus important de montrer comment cette pièce nous a donné l’occasion d’essayer de faire quelque chose de plus que de simplement survivre. Il y a une comédienne qui le dit: à Sarajevo, c’est difficile d’avoir l’impression qu’on fait quelque chose d’utile avec sa vie, à part survivre. La pièce dans le film est une partie des activités des gens à Sarajevo. Cela dit, dans la structure du film, on utilise la pièce plus pour son contenu métaphysique, comme un contrepoint, un commentaire de l’absurdité et de la cruauté du soldat.
Ademir Kenović : Nous avons aussi un tournage de toute la pièce, deux heures montées. Nous ne l’avons pas mis dans le film. En fait, nous nous sommes rendu compte que En attendant Godot à Sarajevo n’est pas de la métaphysique, c’est du théâtre purement réaliste, comme Tchékov.
Pjer Žalica : On a fait nos séquences de transition à Sarajevo. On les a tournées sur l’écran parce qu’on avait cette idée là-bas, l’idée d’entrer dans le cerveau de ce type par la vidéo. On voulait montrer l’éclatement de la pensée dans sa tête par l’explosion de points sur l’écran, montrer ce qu’on ressentait quand on lui parlait, que nous étions face à quelqu’un qui a un passé, qui a une conscience de son passé, mais qui, comme être humain, est détruit.
Ademir Kenović : Et maintenant nous faisons la préproduction pour un long métrage que je vais faire : Le Cercle parfait dessiné à la main. Ce sera une coproduction avec les Pays-Bas et la Hongrie, et ce sera tourné en 1995.
Paroles recueillis et mises en forme par Michael Hoare, Lussas, août 1994.
- A Little Bit of Soul | Ademir Kenović | 1987 | Yougoslavie | 1h13
- Le Cercle parfait (Savršeni krug) | Ademir Kenović | 1997 | Bosnie-Herzégovine | 1h50
- MGM Sarajevo: Man, God, the Monster | Mirsad Idrizovic, Pjer Žalica, Ademir Kenović, Ismet Arnautalić | 1994 | 1h33
- Qu’avez-vous vu de Sarajevo ? | Patrice Barrat, Ademir Kenović | 1999 | France | 1h16 | Vidéo
- Serbian Epics | Pawel Pawlikowski | 1992 | 50’
- Wundbrand (Gangrène) | Didi Danquart, Johann Feindt | 1994 | Allemagne | 1h19
Publiée dans La Revue Documentaires n°10 – Poésie / Spectacles de guerre (page 109, 1er trimestre 1995)