ou tentatives exploratoires pour cerner les limites du cinéma direct contemporain et considérer quelques pistes pour les dépasser
Michael Hoare
Le cinéma direct, caméra portable à batterie et son synchrone, a trente-cinq ans. L’âge presque adulte. Depuis ses débuts avec Rouch, Brault, Leacock, il a eu le temps de grandir, de foisonner, de se diversifier dans la pratique, dans le style, dans les démarches des œuvres générées. Il a aussi eu le temps de traverser la ligne évanescente entre cinéma et télévision pour devenir une des formes fondamentales, quotidiennes par laquelle la télévision traite l’actualité et les informations, constituant – pour ainsi dire – une manière de mettre en scène la réalité dont les ficelles sont invisibles, donc culturellement consensuelles. Et, cette télévisualisation du direct a eu le temps de réinfluencer, par ricochet, les styles de ceux qui pratiquent encore un « cinéma » direct. Autrement dit, il est temps de tirer bilan, d’essayer d’y voir clair, de faire le tri entre les acquis et les limites, limites que l’on sent d’autant plus présentes et pesantes que la « fin des idéologies » semble avoir balayé de la conscience publique, dans le même coup de serpillière, toute critique radicale des présupposés de ces images-là, de ces mises-en-scène-là. Tentons un bilan donc… de manière provisoire, partiale, bien sûr. Ce cinéma-là n’est pas mort, il ne s’agit pas de le tuer. Et pour beaucoup d’entre nous qui pratiquons l’art du documentaire, on est toujours totalement, ou partiellement, dedans. Mais précisément… comment être dedans – aujourd’hui ? Le sujet semble bien être dans l’air du temps.
Le CinémAction numéro 76 (juillet 1995) 1 réunit un ample dossier d’enquête et de discussion sous la direction de René Prédal et intitulé Le cinéma « direct » avec en sous-titre Années 90 : où en est-il ? Nos amis d’Images en bibliothèques publient dans le numéro 21 (juillet 1995) 2 de leur revue Images documentaires une collection de textes qu’ils regroupent sous la question : Le cinéma direct, et après ? Nous, pour notre part, avons voulu discuter certains points hypothétiques de bilan lors d’une journée organisée à Lussas en 1995, journée de projections et de débats intitulée Le cinéma direct dans le réel télévisuel. Ce texte est en partie stimulé par des échanges de cette journée, en partie constitué de réflexions personnelles, souvent suscitées par d’autres événements vécus lors de ces États Généraux du Documentaire. En tant que membre de la rédaction de cette revue, nous profitons de cette occasion pour remercier les organisateurs de leur accueil, et de l’opportunité qu’ils nous ont donnée de débattre ces questions.
I. Les raisons d’une colère
En tant que cinéaste qui n’est pas très bon mais qui essaie de devenir meilleur, on se trouve parfois dans la difficulté de trouver une position critique juste vis-à-vis de collègues ou de connaissances qui occupent à peu près la même position, surtout lorsqu’il s’agit de personnes avec qui on partage, sur certains plans, une affinité politique. D’où l’embarras dans lequel je me trouve face à un film de Jean-Michel Carré, embarras qui se traduit dans ce texte comme le compte-rendu d’une éclosion de colère. Car on peut ressentir beaucoup de sympathie pour la ténacité, la continuité, la persistance dont témoigne le projet de Jean-Michel Carré, on peut dire qu’il fait parler la souffrance à des endroits où il faut que ça parle, et soit entendu dans cette société. Mais quand il s’agit de cinéma et de cinéaste, on peut aussi regretter que ce n’est pas quelqu’un dont le cinéma s’améliore précisément parce que le succès a passé par là, la réussite sur les chaînes nationales de ses films a obstrué la nécessité de repenser les fondements de son cinéma – à quoi bon, puisque ça passe… Et parce que le cinéaste sent qu’il y a peut-être quelque chose de louche dans ce succès, ou qu’il ne va pas sans arrière-pensées de la part des programmateurs des chaînes, il a élaboré une sorte de discours en chape de plomb politique qui, non seulement le protège efficacement contre toute critique, mais qui même le rend complètement sourd à son égard.
La dernière « étude de cas », cycle pérenne à Lussas où deux ou trois films de l’année sont examinés sous l’angle des choix artistiques et financiers, concernait le nouveau film de fiction de Jean-Michel Carré Visiblement, je vous aime. Pendant tout le film, je me suis surpris en train de résister aux coups de pompe un peu gros donnés par le scénario à l’accordéon de nos émotions. Après un début efficace à souhait, le film s’installe dans une zone instable et assez insatisfaisante qui laisse apercevoir les deux films dont il fait regretter l’inexistence : le documentaire direct à long terme sur le fonctionnement d’un « lieu de vie » qui accueille des enfants autistes ou psychotiques; la fiction policière aboutie sur la rédemption d’une petite frappe par l’amour, par la liberté et l’octroi de la responsabilité. Mais que le film soit bon ou mauvais, ou entre les deux, n’est pas le propos ici. Ce dont j’ai envie de parler c’est plutôt le débat qui a suivi sa projection, le discours de défense du réalisateur, sa systématique fuite en avant derrière un stock inépuisable de poudre aux yeux anecdotique, et sa peur de se mettre en question.
À écouter Jean-Michel Carré, et l’interview publiée dans le CinémAction cité ci-dessus 3 en est un concentré parfait, il est le dernier des cinéastes réellement politiques, le dernier des militants, le dinosaure qui a fini par vaincre la résistance des plus gros monstres de la télévision au cinéma engagé. Jean-Michel Carré, Saint Georges de l’audiovisuel, a contourné les refus et les exigences d’Arte pour faire rendre gorge à la Une, à la Deux, et à Canal Plus. Ne manque que M6 pour compléter son alignement de trophées. Or, tout en reconnaissant les valeurs et la continuité de son œuvre (sur les marges du dedans et du dehors de la société, là où la mécanique de la reproduction sociale de l’exclusion se joue, se ressent, parle, se voit), le direct improvisé, le flou stylistique qu’il affectionne, peuvent être lus pour raconter une légende parfaitement inverse. Autrement dit, le style hérité du direct militant de Jean-Michel Carré est le prisme par lequel la télévision peut donner en pâture aux masses voyeuses la souffrance créée par leur société. Ce n’est pas Jean-Michel Carré qui aurait terrassé les télévisions, mais les chaînes qui ont trouvé dans la naïveté stylistique de Carré une vitrine alléchante pour permettre aux spectateurs de compatir chaudement (tout en satisfaisant leur curiosité goguenarde) au triste sort des femmes déchues.
Non seulement la télévision, d’ailleurs, mais aussi le Ministre de la Justice. Car Gérard Leblanc fait bien de noter dans sa lecture de Depardon : un film sur une institution est d’abord le film des autorisations données par cette institution, donc un film par où l’on aperçoit que l’institution, à un moment donné, et pour des raisons qui lui sont propres, décide de se laisser regarder. Ce qui n’annule en rien la valeur d’un travail de cinématographe, tout film passe par là. Il n’est pas niable non plus qu’une société qui permet l’entrée d’un regard extérieur dans ses lieux d’enfermement, est une société où la possibilité de la critique, de la mise en question, du mouvement et du jeu démocratiques sont possibles. Simplement, on peut se poser la question du statut subversif aujourd’hui de ces regards, puisque c’est un mot que Jean-Michel Carré aime particulièrement. Peut-être, là aussi, si les prisons, les hôpitaux, les écoles se laissent filmer comme ils ne le faisaient pas, disons, avant 1981, c’est parce que l’enjeu de l’image a changé. L’image télévisuelle, facteur d’information généralisée – et donc, facteur de démocratie, de citoyenneté possible, de planétarisation des consciences, est aussi l’image kleenex, facteur d’indifférence et de blindage des résistances, facteur d’atomisation et de massification de la société, et donc de réduction de sa capacité de mobilisation. Les images de Jean-Michel Carré sont aussi une manière de permettre à ces souffrances-là de rentrer dans la circulation des images-marchandises.
Tous les soirs, les JT sont porteurs de la même leçon. L’image informe peu, le gros du boulot est toujours fait par le son. L’image fait forme, constitue un point de vue, un regard, suscite une émotion, et donc elle déforme. Or, Jean-Michel Carré, ce praticien de la conversation en cinéma direct, ce documentariste qui nous met là, avec lui, face à des femmes qui sont là, devant nous, telles quelles, produit des images travaillées par toute l’idéologie de la transparences des autres images télé. D’une part, elles semblent sous-tendues par la même confiance ontologique de la vérité vraie de ce qu’on voit, articulant la même profession de foi positiviste dans l’amélioration inévitable de la race humaine, de l’impact forcément salutaire et progressif de révélations visuelles. D’autre part, elles sont prises dans le marché de la vente d’audience (combien valent en audimat les souffrances de femmes en prison ? Beaucoup, apparemment, et Jean-Michel Carré en est fier). Or le problème n’est pas de réussir son passage à la télévision. Le problème c’est comment ne pas perdre ni son éthique de citoyen, ni sa peau de cinéaste. Le problème est comment on analyse ce passage, et comment cette réflexion rebondit sur ses pratiques de mises-en-scène. Or dans ses films, on n’a jamais le soupçon d’une conscience de l’ambiguïté de sa place, de sa démarche, de ses images. Ou, s’il y songe, cette réflexion ne joue pas sur ses choix de mise-en-scène, sur les images qu’il produit.
Visiblement, je vous aime est rempli d’un réalisme (ressemblance familière) de bonne volonté, comme si cette bonne volonté et l’identification qu’elle souhaite susciter étaient un moteur suffisant pour ressourcer la mise-en-scène de chaque scène. Du coup, on se trouve devant un téléfilm… de bonne volonté, là où un travail de cinéaste politique nous aurait autrement bousculé. Dans un autre de ses films, un plan-séquence de direct pur, repris dans Galère de femmes, nous montre Laurence bouffie, à peine réveillée, se prendre les pieds dans les impasses offertes par notre système de secours d’urgence. Tout se passe comme si le réalisateur s’attendait à ce que le spectateur ressente le même effroi naïf, direct, devant la détresse qu’il nous montre, qu’il a dû ressentir lui-même en tournant la scène. Et on le ressent. Mais en même temps, en regardant ces images, on peut penser que la télévision, roublarde et double-face comme toujours, a trouvé en Laurence un bien beau personnage pour offrir en vraie-fausse dénonciation-des-lacunes-de-nos-institutions au regard voyeur de ses spectateurs. Le discours de représentation politique de Jean-Michel Carré est la façade derrière laquelle il trouve commode de se cacher pour effectivement ne pas poser la question du statut politique de ses images, et de son rôle de faiseur d’images – notamment dès qu’il touche à la représentation de la misère dans cette société à la télévision. Et on a ressenti très fortement dans le débat à Lussas, que c’est seulement en traversant cette mise en question fondamentale et douloureuse qu’il peut réaliser la mue pour devenir un bon cinéaste.
II. Quel est le sens de la Conquête de Clichy ?
« Je ne voulais pas faire un film militant ». Ainsi répond Christophe Otzenberger lorsqu’il se trouve interpellé à propos du regard du film, qu’un membre du public caractérise de complaisant, envers son sujet – Didier Schuller. Comme cet argument bouche-trou ne permet pas de comprendre grand-chose au film, à l’effet du film, ou à ce qu’il peut y avoir de contestable dans le système du regard du film, peut-être vaut-il la peine de faire pause et d’essayer de mesurer les réactions très fortes qu’il inspire.
Une chose est claire. Selon les canons de l’époque, le film d’Otzenberger est totalement réussi ; un prix au Réel, diffusion en salle pendant plusieurs mois à l’Entrepôt, critique favorable, et Schuller lui-même a été assez bon pour fournir une riche campagne publicitaire involontaire tout au long de ses palpitantes péripéties politico-judiciaires – tout indiquerait qu’il y a fusion entre ce que révèle ce filmage en style direct d’une campagne électorale peu glorieuse, la piètre idée qu’ont nos concitoyens et spectateurs de la chose politique, et la réalité vraie telle qu’elle est. Il est certain que le film conforte un certain nombre de thèses que le réalisateur explicite volontiers et qui sont drôlement dans l’air du temps: la politique aujourd’hui est une question de lien humain, d’affectivité retrouvée, et que sur ce plan-là un démago qui bave l’affect comme Schuller est imbattable ; que le PS est nul et n’a comme programme qu’une copie suiviste des discours de droite et donc, s’il perd, c’est bien de sa faute. Donc, à première vue, l’enseignement, le sens de La Conquête de Clichy est bien résumé par une des protagonistes du film : « les électeurs c’est comme des klebs ou des mômes, ils ont vite compris de quel côté sont leurs intérêts ». Autrement dit, les élections en France, et donc l’ensemble du processus démocratique qu’elles sous-tendent, se règlent par l’adhésion affective, soit à des idées démagogiques et erronées mais simples à comprendre et à communiquer en période d’angoisse généralisée, soit à la capacité qu’a tel ou tel politicien de régler par clientélisme un problème de survie, de boulot ou de logement que rencontre un électeur. Donc le sens du film serait son regard ironique, désabusé sur cette réalité-là. Nous remarquons à peine la structuration fortement dramatisée (le montage suit le cours chronologique de l’élection avec le comptage des votes comme moment où la tension dramatique culmine naturellement, la Marseillaise du passage de pouvoir ponctue une conclusion tape-sur-l’épaule évidente). Le film peut se lire comme une révélation sur la corruption non pas financière, mais substantielle, idéologique, qui gangrène notre système électoral. C’est ainsi que Christophe Otzenberger – et Télérama – le défendent.
La difficulté, c’est qu’on soupçonne qu’il y a un autre sens, un sens non pas caché, plutôt trop évident, mais qui se révèle par un minimum de réflexion sur les partis pris de la réalisation. D’abord, comme chez Carré, nous avons dans ce film le cinéma direct utilisé pour créer les conventions d’un réalisme fictionnel qui permet de jouer sur les cordes traditionnelles de la narration – camper des personnages, suivre l’évolution d’un conflit linéaire dans le temps en alternant moments de tension et de détente, humour et sérieux, pour finir avec la victoire de l’un, la défaite de l’autre. C’est une bonne histoire, les ficelles sont assez connues. Ça marche tellement bien qu’il faut faire un effort pour se rappeler que la fictionnalisation est « naturelle » seulement si on veut qu’elle le soit, si c’est une stratégie, si on veut faire fonctionner ces cordes-là chez le spectateur et pas d’autres, notamment intellectuelles.
Ensuite, le montage en aller-retour, suite classique de plans qui nous permettent de situer nos personnages et ensuite de voir se dérouler une action cocasse ou révélatrice, renforce non pas le naturel, mais le positivisme de la mise-en-scène. Sans y penser, et sans donner à réfléchir sur la question, faisons comme si c’était comme ça, ce que nous vous donnons à voir est la réalité de ce que nous avons filmé, et ce que nous avons filmé est ce qu’il y avait à voir. Donc nous voyons beaucoup de Didier Schuller et peu de son opposant socialiste. Nous voyons que Schuller est une bête médiatique et que la caméra danse constamment autour de lui, l’autre, froid, timide, distant, n’a pas d’atomes crochus avec la caméra. Nous aimons Didier Schuller, il est drôle, veule, vivant; nous n’aimons pas l’autre. Mais alors, le résultat final nous surprend par le peu de marge qui sépare Schuller de son fade concurrent. Ce qui indique quand même que peut-être c’est moins le film sur une élection ou un processus électoral, qu’un film sur un personnage.
Christophe Otzenberger dit avoir choisi Schuller après avoir fait le tour de plusieurs cantons. « Il faut que je filme ce mec-là », s’est-il dit. Pourquoi fallait-il le filmer ? Parce que c’est une star. Et c’est là où commence à poindre le deuxième sens de La Conquête de Clichy. Otzenberger, et la caméra, filment Schuller parce qu’ils en sont amoureux, parce que Schuller est un aimant qui attire tout ce qui peut être attiré par le strass et les paillettes. Schuller est une bête qu’il fait plaisir de regarder. Et c’est ce regard fasciné qui fait qu’il émerge comme le héros du film. Il y a certaines scènes qui suggèrent que l’identification entre personnage et cinéaste a été poussée encore plus loin : dans les scènes où Schuller regarde les femmes – la scène de la fête ou il braille dans la bouteille d’eau minérale et on voit son assistante émerger de dessous la table (la scène est filmée de telle manière à ce qu’on attende un chien) ; la scène où la caméra filme les yeux de Schuller irrésistiblement attirés vers les fesses de son assistante, la caméra étant collée à ces mêmes fesses, cela nous donne fortement l’impression que sur cette question-là du moins, le regard du réalisateur et le regard de son héros n’en font qu’un, qu’il y a fusion complète, et que le genre de blague de vieux garçon que Schuller raconterait en mettant son bras autour de ton épaule, Otzenberger la raconterait exactement de la même manière et avec les mêmes gros rires. Et le sens réel du film est porté par cette fusion, cette fascination, ce regard d’amour.
Où est-ce que cela nous laisse avec les limites du cinéma direct et le système de défense : « ce-n’est-pas-un-film-militant » du réalisateur. Cela nous laisse, en plus chaleureux, avec les mêmes problèmes que Depardon. Le naturalisme du langage, le parti pris du regard nous donne une découpe biaisée et qui ne s’analyse pas, qui n’inclut pas le spectateur dans son analyse sur le Réel, avec pour résultat le soupçon que ce que ce documentaire veut nous apprendre (voir premier sens ci-dessus) est une idée contestable qui apparaît si évidente et sans appel dans le système du film uniquement parce que le regard et la structure la constituent comme telle. Autrement dit, on glisse d’un film qui semble dire : « voilà comment sont les élections aujourd’hui » à un film tautologique qui dit : « voilà comment le réalisateur s’est fait séduire par un politicien qui pense la même chose que lui sur les élections d’aujourd’hui ».
III. Le direct sur la planète de la cinéphilie
Pour réfléchir à notre pratique du documentaire, la pensée et les écrits de Jean-Louis Comolli 4 sont des points de passage incontournables. L’inscription vraie (du cinéma), la performance tauromachique (de la prise de vues en durée ininterrompue) et le rapport entre le corps qui porte la caméra et le corps de la personne filmée, la place de la tierce personne, la participation du spectateur au jeu créé par le cinéma, ce sont autant d’idées avec lesquelles nous devons compter pour penser notre cinéma. Ce ne sont pas nécessairement et individuellement des notions inventées par lui, mais disons que la systématisation et le rapprochement entre une réflexion cinématographique critique et pratique, avec une pensée qui a profondément ruminé l’apport de la psychanalyse, ont permis l’élaboration d’une machinerie critique originale, élaborée, subtile et cohérente.
Jean-Louis Comolli est un écrivain prolifique et une des tâches que j’aurais envie de proposer pour un prochain numéro serait de répertorier thématiquement ses textes afin de cerner le corpus et les variantes de sa pensée, et de déterminer ce que pourrait être un positionnement à la fois interne et externe par rapport à elle. Une ou deux intuitions seront ici présentées afin de proposer des axes d’interrogation par rapport à ce futur travail.
La pensée de Jean-Louis Comolli opère en privilégiant les deux moments forts de l’action cinématographique – le tournage et la projection. Ce qu’il nous permet de cerner est le croisement des désirs et des dynamiques que les actes de cinéma concentrent. C’est une pensée qui rend bien compte de l’effet ricochet sur l’un et l’autre (caméraman/ personnage ; écran/spectateur) ; des acteurs, sujets désirants, en mouvement. C’est aussi une pensée qui permet de comprendre le lien d’affect et le lien de temporalité (donc du rapport à la mort) très fort que la caméra crée comme par magie dès qu’elle est face au corps d’une personne qui laisse voir tant soit peu sa singularité. Les personnes filmées deviennent, souvent à leur propre insu, des « personnages » au cinéma, notamment dans le documentaire direct ; ils se créent pour d’autres personnes qui sont dans la salle ou devant l’écran et prennent vie et consistance dans un « écran mental » propre à chaque spectateur. Le cinéaste n’est pas « maître du jeu » mais plutôt un participant et surtout l’instigateur, celui qui établit les règles par lesquelles les désirs des autres vont se rencontrer, ou pas.
Cet aspect de sa pensée est très contemporain du désir qu’expriment de nombreux films documentaires récents d’être des films de fiction. C’est une pensée d’un cinéma de corps et d’acteurs, d’événements et de rapports, est-ce que c’est une pensée d’un cinéma qui se veut d’idées, ou d’analyse (mais qu’est-ce donc un cinéma d’idées ou d’analyse aujourd’hui ?). C’est une pensée qui se veut adéquate à l’analyse du tout film, car il postule que le cinéma fait telle ou telle chose, le cinéma crée du rapport qui peut se décrire ainsi. Je me demande si la pensée n’est pas ici l’outil du désir ; c’est-à-dire que la description de Jean-Louis Comolli privilégie certains moments et certains axes parce que cela met en jeu le flux d’énergies qui l’intéresse ; l’universalisme de la pensée serait à la fois défendable et douteux, car la théorie décrit, mais aussi crée l’objet auquel elle apporte sa lumière. Et il y aurait tendance à abuser des mots cinéma et documentaire, à restreindre les possibilités d’un art complexe et ayant un héritage multiforme aux seules limites du cinéma direct.
Pour moi, qui suis à la recherche d’un cinéma social disons post-militant, un cinéma qui se place dans le combat d’idées et le combat de forces sociales où se jouent l’histoire et le devenir d’une société, il y a un autre endroit où la théorie de Jean-Louis Comolli m’est insatisfaisante, c’est dans le rapport qu’il dessine entre cinéma et société d’ensemble, c’est sa formulation de la fonction sociale et politique des images. La prémisse sur laquelle la réflexion se fonde est l’ubiquité des images. Tout a déjà été filmé, tout a déjà été transformé en images. La télévision est garante de la défloraison de toutes les découvertes, toutes les nouveautés de contenu. Tout film se construit non seulement à partir d’un sujet, mais à partir d’un déjà-filmé du sujet. Une mise-en-scène se construit à partir d’une volonté de cinéaste qui se constitue par rapport à d’autres mises-en-scène, et surtout par rapport à une série de conventions de mise-en-scène universellement attendues. Le travail du cinéaste dès lors est de déséquilibrer les attentes, de bousculer les habitudes de tous les participants, personnages, techniciens, spectateurs, dans le jeu du film. Cette stratégie de la distanciation déséquilibrante marche à merveille auprès des sujets hyper-médiatisés que sont les hommes politiques. Ce sont des stars, qui se représentent souvent, qui ont l’habitude de l’auto-mise-en-scène consciente, dont l’image a été tellement taraudée et malmenée que sa version la plus populaire se trouve présentée par des pantins, et donc le jeu du cinéaste doit être, selon Comolli, de reconstituer leur humanité, de leur redonner vie, et donc de jouer de, et de déjouer, leurs défenses et leurs réflexes habituels face à la caméra. Comme solde de cette démarche nous avons les portraits formidables de Jean-Claude Gaudin, de Michel Pézet et de quelques autres dans les films sur la politique dans le Midi. Lorsqu’il s’agit de faire autre chose, c’est-à-dire d’éviter de faire en sorte qu’un personnage du Front National s’accapare le dispositif, joue du joueur et apparaisse comme trop séduisant, trop en connivence avec les projets du cinéaste, d’autres méthodes de distanciation deviennent nécessaires, méthodes qui nous forcent immédiatement au-delà du direct : ainsi la nécessité des cartons et de la musique pour ponctuer les séquences Front National d’Une campagne en Provence. Autrement dit, le direct seul, la tauromachie du corps à corps ne permettraient pas – jusqu’à nouvel ordre et suffisamment clairement – à Jean-Louis Comolli de nous communiquer ce que lui pense des discours et des êtres humains qu’il filme. Le direct seul ne permettrait pas une analyse sans ambiguïté, là où un commentaire, un intertitre, le langage réintroduit sa possibilité. Et pour des raisons que la pensée de Comolli permet parfaitement de comprendre. Le jeu entre la caméra et un militant ou politicien du Front National est un jeu de désir avec le spectateur dont le réalisateur ne peut qu’instaurer la circulation. Il ne peut prévoir ni se prémunir contre tous les effets. Et si pour faire barrage à toute séduction, le réalisateur subjective fortement sa présence dans le jeu – s’il exprime ouvertement son aversion des thèses lui-même ou par son comédien interposé (Michel Samson), le jeu de complicité minimum nécessaire pour la continuation du tournage n’existera plus. Le film s’arrêtera.
Le rôle des images, du cinéma, de la télévision comme lieu de contrôle social et politique du regard de la société est dit d’une manière générale dans cette théorisation. L’enjeu, par exemple dans le débat à Lussas sur la critique de la télévision, qui est le texte récent où Comolli nous parle directement de la politique, est la place du spectateur, le type de spectateur souhaité par un film ou, en l’occurrence, par la télévision. Autrement dit, la cible est la marchandisation des images, des films, et des publics, leur massification, leur manipulation par les forces du marché. Le travail politique de Comolli serait de reconstituer le spectateur dans son dispositif comme sujet pensant, parlant, désirant. Et, par la même occasion, de revaloriser la nécessité d’une critique des images, d’une critique de ce dispositif de contrôle social et politique qu’est la télévision qui s’appuierait sur l’héritage du cinéma, l’héritage de l’histoire et de la philosophie des formes qui constituent la culture occidentale.
Or, trente ans après La Société du spectacle, le travail des situationnistes, il nous faut reformuler et préciser une pensée à propos de ce public, ce spectateur, ces individus êtres humains qui constituent les grosses agglomérations des pourcentages d’audimat. Et, quitte à me faire étiqueter néo-marxiste, je mangerai mon chapeau (en franglais dans le texte) si, pour ce faire, il ne faut pas revenir à une analyse et à un décorticage du fonctionnement économique de la société, du désespoir, de la résignation que ce fonctionnement provoque massivement depuis une vingtaine d’années. Et là pointe le lieu où la théorie de Jean-Louis Comolli, comme de l’ensemble de la psychanalyse à laquelle elle puise, devient d’un universalisme douteux. Entre le sujet et l’espèce, il n’y a rien. Ou plutôt il n’y a que le théâtre sur lequel jouent nos pulsions et nos désirs, forcément singuliers, forcément communs. Et ce forcément singulier, forcément commun donne de drôles de choses quand un rapport de forces institué ailleurs, par autre chose intervient dans le jeu du film – comme, par exemple, lorsque Comolli filme des dames de la Sécurité Sociale qui souffrent de l’étroitesse d’un avenir qu’elles savent pertinemment répétitif et bouché, et, face au corps à corps très inégal produit par sa mise-en-scène, nous nous sentons plutôt mal à l’aise.
Est-ce qu’on pourrait dire (simplification approximative toujours) que le direct dans la théorisation de Jean-Louis Comolli, tendrait à devenir synonyme du cinéma, et que les images tendraient à se substituer au monde ? On aurait tendance parfois à penser que la planète riche et cruelle sur laquelle il vit ressemble étonnamment à la nôtre, mais n’est pas tout à fait la même. Comme si elle était entièrement constituée de spectacles et de mises-en-image. Il se trouverait qu’un habitant de sa surface serait assujetti à un risque particulier, auquel Jean-Louis Comolli échappe précisément à cause de sa haute conscience du regard d’un spectateur, mais qui pourrait ne pas laisser d’autres habitants ou visiteurs cinéphiles indemnes. Il y soufflerait comme une brise de légèreté et d’irresponsabilité par le simple fait que la vie et la pensée sont ancrées, non pas dans nos actes de survie, mais dans les miroirs et les images produits par un réel inaccessible. Le danger serait que sur cette planète, les actes n’aient d’autres conséquences que la création d’autres miroirs, d’autres images et que l’importance de la mise-en-jeu de sa vie – et de ses images – dans la vie des autres s’estomperait…
IV. La « périodisation » du cinéma direct
René Prédal propose dans l’introduction au CinémAction qu’il dirige 5 quatre « âges » du cinéma direct. On pourrait être d’accord, encore que l’on puisse disputer sa caractérisation. Il y eut un premier âge – l’âge de la libération, de l’exploration – où déjà se posaient tous les problèmes entre l’effet « reflet » du réel créé par la technique et la méthode, et l’effet reconstitution et recomposition, donc écriture, imposé par le montage, imposé par la nature même du cinéma.
Depuis ses débuts d’ailleurs, la question posée par le direct et ensuite reposée au cinéma en général, est le problème de la « vérité », ou « l’effet de vérité ». Question dès le départ à double tranchant, puisque face au réel, personnages, paysages, actions, silences, il est indubitable que la caméra est une machine qui permet d’enregistrer une partie de ce que nous voyons et ce que nous entendons dans la vie. Il s’avère aussi, Jean-Louis Comolli en développe les conséquences, que la bande film ou vidéo enregistre la temporalité synchrone à la manière dont nous l’expérimentons. Mais dès le départ le rapprochement des mots « cinéma » et « vérité » introduit deux ambiguïtés dont nous voyons mieux aujourd’hui, trente-cinq ans plus tard, toute la puissance problématique: est-ce que la captation et la reproduction de ce que perçoivent les sens de l’ouïe et de la vue, de ce que voit et entend une machine dirigée, constitue, ou donne à soi seul accès à, la « vérité » de la situation enregistrée – et si oui, comment comprendre le mot « vérité » autrement que comme une reproduction de ce que perçoit les sens face à l’improvisation constante du réel, opposée à une « fabriquée » de la fiction qui travaille à une reconstitution scénarisée forcément inauthentique d’une situation donnée par l’histoire ou par l’imagination. Le mot « vérité » dans ce cas se trouverait singulièrement appauvri. François Niney dans son essai Les limites du direct 6 rappelle les cas limites que sont les films de Warhol où est enregistré un bâtiment, ou un dormeur en plan fixe pendant 8 ou 12 heures, limitant son « écriture » au minimum incontournable d’un choix de cadre et d’une durée de tournage. L’écriture, des choix indicateurs d’un sujet décideur (auteur) et d’un hors cadre (choix barrés), sont inséparables de l’acte de filmer, de l’acte de cinéma. Le réel n’est détenteur d’aucune vérité ; la vérité, comme le cinéma, exige un sujet qui la constitue. Une fois ce débat de la vérité-transparence « réglé » (mais jamais définitivement car il fait constamment retour dans la naïveté de ce qu’on voit à la télévision ou dans certains films), la problématique s’est déplacée.
Le documentaire s’est mis en posture de débat plus complexe avec le cinéma de fiction : comment l’écriture d’un documentaire direct noue-t-elle un rapport particulier entre la subjectivité de l’écrivain, la nature de la matière cueillie d’une confrontation d’une machine (d’un regard) avec le monde, et les sens et les émotions qu’il souhaite susciter par son montage chez son public. Dès lors la vérité d’un film est la vérité (ou le mensonge) d’un propos de cinéaste dans une configuration ample, en jeu constant avec les limites et les caractéristiques de l’art, complexe donc, et dont c’est le travail de la critique, et du public, de l’analyser.
Au départ, les premiers films ont posé tout de suite ces questions et d’autres – comme la « vérité » de ce que disent et font des gens en présence d’une caméra – comme étant complexes ; il faut revoir Chronique d’un été. Et puis, grâce à la légèreté, grâce aux faibles coûts, le direct était vécu comme une libération du cinéma : libération des studios, libération des formes convenues, des budgets élevés. Libération d’une nouvelle parole, découverte de nouveaux sujets, de nouveaux acteurs, de nouvelles voix et styles. Le cinéma direct des années soixante part en exploration de la société, de quasiment toute la société, libérée des contraintes de la fiction « réaliste-poétique » ou d’autres romantismes en cours dans les studios de Joinville. La Nouvelle Vague c’était aussi ça. C’est ainsi qu’à travers les films de Chris Marker nous passons imperceptiblement des films d’exploration sociale à des films militants. Car, dans l’explosion de 68 cette libération était aussi vécue comme politique. Les paroles, les expériences, les points de vue communiqués – les visions d’un monde et la vision du monde – s’ancraient souvent à gauche et à l’extrême-gauche dans une volonté de s’allier à un processus de libération et d’invention pas seulement cinématographique. L’ennemi était aussi le patronat, les forces aveugles du marché, la cinquième République (dont les informations commentées de l’ORTF était une cible privilégiée) et la société de consommation promise comme bonheur triste et borgne, récompense pauvre pour une. vie de travail insipide et stupide.
Trente-cinq ans plus tard, les gens se battent pour avoir le privilège d’obtenir accès à ses travaux « insipides et stupides » qu’on méprisait naguère, et la « libération » cinématographique est devenue une forme dominante de la production audio-visuelle. La part du cinéma s’est réduite à la portion congrue. Par cinéma, s’entend simplement l’art de présenter une vision du monde – et une vision de son art – avec des images et des sons.
Il y a bien eu aussi un âge militant : À bientôt, j’espère reste un film tendre, fragile, superbe qui annonce une lignée de films, généralement moins bons, mais où le cinéma, grâce à sa légèreté, grâce à son coût soudainement réduit, s’engage, devient sujet du monde politique.
Après, le direct se subjectivise et, surtout, est sommé de se situer au sujet de la télévision. Le repli du cinéma, comme le repli de la société, sur les valeurs du marché devenues l’horizon incontournable de la pensée et de l’action, amène les cinéastes à sonder leurs âmes, leurs regards propres. L’auteur et la vision personnelle triomphent. Van der Keuken, Dindo, Kramer avaient exploré la voie dès les années soixante-dix, souvent en réaction aux pratiques asséchantes, désubjectivantes de la propagande militante. Or avec l’implosion de l’extrême gauche (en 1979-81) et le ralliement de la gauche étatique aux vertus du marché (1983-84), ce qui était de l’ordre de l’exploration personnelle devient un mouvement chez les documentaristes qui souhaitent rester cinéastes. Car en même temps le reportage télé se libère de son cadre trop étroit des spots de JT pour devenir une forme adulte de l’audiovisuel du Réel, occupant de plus en plus de place à la télé dans des formats de 13, 26 ou 52 minutes, arrivant quasiment à en chasser le documentaire à ambition cinématographique. Ces facteurs font que de nombreux « auteurs » se regroupent et imposent le film-essai comme forme de référence, jusqu’à aujourd’hui.
Mais durant la même période se crée une forme de cinéma direct institutionnel et propagandiste, télévisuel d’inspiration et souvent pornographique – dans le sens où le rôle de la caméra, comme le notait Daney, se réduirait à vérifier visuellement le bon fonctionnement, non pas d’organes sexuels, mais d’appareils de pouvoir, de modes d’imposition des rapports de force partout présents dans la société. Nous avons eu dans la période récente des explorations filmées – des prisons, des écoles, des postes, des hôpitaux, de la police ou la justice – dont le premier enseignement est le constat visuel que les rapports de force marchent, que de l’humain est broyé comme il se doit d’être broyé, que les spectateurs de bonne volonté n’y peuvent pas grand-chose, et que la caméra est là pour voir que ça marche bien, ou pour prouver que le caméraman a vraiment l’œil alerte, une conscience éveillée au potentiel théâtralisé de la souffrance qu’il enregistre. On voit aussi que de l’humain résiste, comme il se doit de résister, mais que les circonstances ne lui sont guère favorables et on verse la larme appropriée. Voilà où l’on se trouverait aujourd’hui, si ce n’est que dans le dialogue avec le cinéma de fiction, le problème de la « vérité » du documentaire commence à ressurgir d’une manière nouvelle. La nouvelle formulation s’est d’abord manifestée dans les films sur l’histoire : de fausses archives mélangées aux vraies (Hôtel du Parc), ou des histoires fictionnelles écrites sous (ou sur) des images d’archives documentaires (Aller simple). Ces films posent explicitement au spectateur le problème du statut de l’image, du sens d’une narration commentée par des images. Mais ensuite nous avons vu des films directs montés et tournés pour mettre en relief des situations où les personnes filmées deviennent des personnages comme dans la fiction, aidées en cela par un tournage et montage qui privilégient la ligne narrative (Tales from a Hard City, Coûte que coûte). Nous semblons être sur les bords d’un « cinquième âge » où le documentaire serait travaillé au plus près de ses capacités fictionnelles afin de lui faire rendre le maximum d’une « jouissance fictionnelle » : de personnages croustillants et une narration alambiquée, aussi passionnante que dans la fiction mais tirée de la vraie vie ! Ce documentaire n’est pas porté par une curiosité envers le monde, mais par une fascination pour les possibilités narratives du cinéma-face-au-monde, et dans sa perspective le monde aurait tendance à devenir du grain à moudre. Sans m’étendre sur ce qui me semble être les présupposés de ce type de pratique qui est encore à ses commencements; je crois simplement pouvoir dire qu’il nous faut, aujourd’hui, autre chose.
V. L’avant et l’après du cinéma militant
(la confrontation entre À bientôt, j’espère et Les 24 Heures du Dragon)
Filmer au plus près des fractures de la société, les failles par lesquelles le monde se cherche et bouge. Voir, commenter, penser, participer aux tentatives de renouveau, aux expériences de mise-en-cause et de reconstruction. Voilà comment je caractériserais un cinéma pertinent, ou plus simplement un cinéma qui m’intéresse aujourd’hui. Curieusement le documentaire français le plus stimulant ces derniers temps a été le documentaire historique, les tentatives signées par Jean-Michel Meurice de rendre compte de l’évolution des images de l’évolution de l’Algérie, le film, discret et puissant, de Claude Chabrol sur les images de Vichy. On aurait du mal à penser à un film récent qui traite avec autant de conscience cinématographique, mais en même temps autant de conscience des enjeux politiques et sociaux, l’évolution actuelle de notre société.
Le cinéma direct, pourtant, l’ici et le maintenant d’un processus filmé, a semblé rendre naturel les mouvements sociaux comme sujet de cinéma. C’est pourquoi, à Lussas, nous avons confronté deux films qui, à trente ans de distance, montrent comment le direct traite le social en mouvement, et pourquoi il faut le dépasser.
À bientôt, j’espère est un film de Chris Marker, tourné hors télé, en 1967, lors d’une série de mouvements syndicaux à la Rhodiacéta, usine de textile près de Lyon. Il est assez curieusement construit, démarrant avec quelques plans directs des prises de parole devant les portes de l’usine, continuant par une série d’interviews sur le syndicalisme tournée dans une salle du syndicat, et puis passant vers les intérieurs des maisons de quelques ouvriers où ils parlent, à côté de leurs femmes, de ce que veut dire pour eux le travail des 4/8, avant de finir de nouveau avec les interviews dans la salle syndicale. Il y a plusieurs effets de style qui rendent le film attachant : le commentaire chuchoté, personnalisé de Marker qui place les enjeux, tire les enseignements, suggère sa propre sympathie; les longues séquences centrales assises aux tables de cuisine ou dans les salons où la femme est cadrée très longtemps en train d’écouter, silencieuse, son mari, de telle sorte qu’un vrai suspens est généré par la question de savoir si elle va parler ou non ; la séquence dans une deuxième cuisine où l’ouvrier raconte son travail tout en mimant ses gestes quotidiens, nous permettant de découvrir et de commenter en montage parallèle les mêmes gestes filmés dans l’usine, rattachés par la caméra aux machines qui en donnent le sens. Dans ce précurseur du cinéma militant, il y a du cinéma.
Les 24 heures du Dragon est un reportage de la télé (Canal Plus – Capa) tourné en décembre 1994 et diffusé au début janvier 1995 sur l’occupation du squat de la rue du Dragon par l’association Droit au Logement. Il utilise la technique bien rodée des 24 Heures (5 ou 6 équipes légères qui suivent différents aspects d’un lieu ou d’un événement pendant une journée) pour raconter la narration fortement dramatisée de l’action de protestation du DAL. C’est un film de la télévision d’aujourd’hui, bruyant, plein, entièrement là, du commentaire qui annonce le « top » du départ, jusqu’à la photo de fonds du générique final figurant l’Abbé Pierre dans une position christique entouré de ses deux militants disciples. Les trente-cinq ans ont changé plusieurs choses dans le rapport instauré entre caméra et la société civile en mouvement.
Chez Marker, la caméra – et l’équipe – sont véritablement en enquête, ils sont là pour savoir par l’image, par la parole surtout et l’écoute, comment c’est d’être ouvrier, ou femme d’ouvrier, dans les conditions que vivent les gens qu’ils filment. Les équipes de Capa cherchent surtout à démontrer la misère des uns (la mise-en-scène « misérabiliste » des sans-logis) et l’intelligence tactique des autres (l’initiative, les déplacements constants, le dynamisme des militants politiques) dans un découpage face-à-face extrait du temps (la contrainte des 24 heures ne permet pas de représentation des processus complexes dans la durée). Qu’un des personnages (Jean-Loup) échappe à cette dichotomie mortifère, et un peu d’espace de vie commence à exister dans le film, peut-être aussi dû à la personnalité individuelle des équipes. Mais pour l’essentiel, une fois campés les personnages, ou plutôt les types de personnages, le montage nous construit le récit de l’occupation dans les trois temps rondement menés d’un thriller américain (le documentaire c’est du divertissement factuel, nous disent aujourd’hui les Anglais). C’est autre chose que l’enquête réflexive qui a l’air de tâter son terrain du film de Marker.
Le rapport des personnages à la caméra a aussi changé. La naïveté, la simplicité d’expression de nos syndicalistes des années soixante sont devenues une complicité militants/caméra où on sait que le pacte du film est un jeu où chacun joue de l’autre pour son intérêt propre mutuellement bien compris. Les dirigeants du DAL savent que l’arène des médias est un espace politique primordial, il est essentiel de l’occuper ; le projet CAPA les y aide, ils l’utilisent. On pourra difficilement le leur reprocher si ce n’était l’image massifiée du mouvement social, d’une population de clients suivistes vis-à-vis de leurs militants, projetée par le film. Cette image contraste elle aussi totalement avec ce que nous communique, à ce propos, le film de Marker ; par contre, elle n’est peut-être pas étrangère au fonctionnement réel du DAL, mais il aurait fallu du temps et de la curiosité pour faire un film sur le fonctionnement réel de l’organisation.
J’aurais envie, ne serait-ce que pour moi-même, d’esquisser un certain nombre d’hypothèses sur l’avenir de la dissidence cinématographique politique qui ne manquera pas d’être générée par l’excès de positivisme plat du direct télévisuel (le documentaire d’auteur y est déjà depuis quelques années) et la poursuite de la crise (la révolte contre une certaine réorganisation des capacités productives de la société).
J’aurais envie de films qui prennent le temps d’explorer, et de penser, la complexité de ce qu’ils montrent, tout en s’engageant, participant de tout cœur, mais aussi avec toute l’intelligence nécessaire, à la révolte qu’ils filment.
J’aurais envie de films qui cassent l’hégémonie du tout direct, ou du direct assorti d’interviews utilisées comme commentaire ; que les cinéastes, comme disait François Niney lors de notre journée à Lussas, utilisent les formes inventées par le documentaire pré-direct, ou d’autres formes hybrides, que les films n’aient pas peur de l’éclectisme formel qui aide à exprimer une pensée, à placer un enjeu.
J’aurais envie que les films nous aident à penser, à comprendre, qu’ils balaient large dans le champ intellectuel des sujets qu’ils traitent, qui permettent de nous situer dans l’histoire, dans la transformation du monde.
J’aurais envie que les programmateurs de la télévision soient démis de leur fonction – mais c’est nous qui les y avons instaurés, qui les y instaurons chaque jour – de censeur et décideur uniques de ce qui se fait et ce qui ne se fait pas dans le cinéma documentaire, et donc que des modes de production à géométrie variable (télévisuelle et non télévisuelle) soient ré-inventés, répertoriés, systématisés.
J’aurais envie que le cinéaste se sente engagé dans l’enjeu de son sujet, qu’il se sente solidaire des gens qu’il filme, qu’il exprime sa révolte face aux souffrances dont il témoigne, et que son film participe à la réflexion nécessaire pour dépasser cette société difficilement vivable au présent, menaçante pour le futur.
- CinémAction, Le cinéma « direct » : Années 90 : où en est-il ? n° 76, 3e trimestre 1995, Corlet-Télérama.
- Images documentaires, n° 21, Le cinéma direct, et après ?, 2e trimestre 1995.
- Jean Michel Carré, un cinéma d’analyse dans CinémAction op. cit. p. 91.
- Des nombreux textes et interventions de Jean-Louis Comolli, je me suis surtout appuyé sur quelques textes récents dont : Lumière éclatante d’un astre mort, dans Images documentaires op. cit. p. 13 ainsi que ses interventions à Lussas retranscrites dans les Carnets du Dr Muybridge n° 3 et la revue Documentaires nº8.
- Le quatrième âge, René Prédal, CinémAction, op. cit. p. 8
- François Niney, Aux limites du cinéma direct, dans Images documentaires, op. cit.p. 39.
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À bientôt, j’espère
1967 | France | 40’ | 16 mm
Réalisation : Chris Marker, Mario Marret -
Chronique d’un été – Paris 1960
1961 | France | 1h26 | 16 mm
Réalisation : Edgar Morin, Jean Rouch -
La Conquête de Clichy
1995 | France | 78 et 130 minutes | Vidéo
Réalisation : Christophe Otzenberger -
Visiblement je vous aime
1996 | France | 1h40
Réalisation : Jean-Michel Carré
Publiée dans La Revue Documentaires n°11 – Héritages du direct (page 33, 1995)