Brothers of the Night, de Patric Chiha

Colette Boisivon, Claire Faugouin

Un film peut-il accueillir « les formes qui traversent des vies réelles ou possibles, faisant émerger en elles autant d’idées du vivre » ? Comment le film, s’il est une proposition de mise en forme de la réalité, peut-il accueillir une forme de vie ? La notion d’accueil pose plusieurs problèmes. En effet, le film accueille une forme de vie autant que le réalisateur ou la réalisatrice et son film sont accueilli.e.s par cette forme, le milieu qu’il ou elle pénètre. L’accueil ne se fait pas à sens unique. Quelle place pour le cinéaste ? Quelle distance par rapport à ses sujets ? Quelle(s) forme(s) penser pour leur rencontre ? Y a-t-il une analogie entre la forme que propose un film et les formes que propose la vie ?

Patric Chiha, dans son long métrage, Brothers of the Night, réalisé en 2016, cherche une forme en lien avec la vie de jeunes garçons bulgares qui se prostituent à Vienne et avec lesquels il écrit son film. Il passe un an avec eux, suit leur quotidien, puis tourne durant quatre semaines, uniquement de nuit, dans des lieux loués par l’équipe de tournage où les garçons improvisaient, plus ou moins dirigés par le réalisateur, ou bien dans le bar où ils ont l’habitude de faire leurs passes, et dans la boîte de nuit où ils se retrouvent tous les vendredis soir. « Ce qui m’a frappé en passant du temps avec eux, raconte Patric Chiha, c’est leur créativité, leur jeu. Je n’ai jamais pu réduire cette réalité à une situation subie. Ces garçons jouent un désir pour les clients, ils jouent entre eux. » La mise en scène et le jeu deviennent la règle tout au long du tournage, aussi bien pour le cinéaste que pour les garçons.

Mais comment mettre en scène cette créativité sans limiter la liberté de jeu des acteurs ? Erving Goffman dans La mise en scène de la vie quotidienne analyse la vie sociale comme un théâtre où la représentation est une physiologie et non une pathologie de la société. Il n’existe pas de « vraie vie » cachée sous la représentation que jouent les individus. Goffman distingue la réalité sociale en deux espaces : la scène et les coulisses. Dès lors que deux personnes sont en présence, elles jouent. Le modèle dramaturgique est fondé sur l’application systématique du modèle théâtral aux formes d’interactions quotidiennes et l’acteur devient une figure qui permet de penser le rapport du moi avec son apparence. Cette perspective nous permet de sortir d’une conception essentialiste de l’identité : l’individu est l’ensemble des rôles qu’il joue dans sa vie quotidienne. Patric Chiha cherche, dans son film, à comprendre la logique propre à la mise en scène permanente et quotidienne des garçons, et non à dévoiler une « vérité » qui serait présente sous cet effet de mise en scène. Le film prend alors lui-même la forme d’un jeu avec les formes, les identités, la fiction.

Cette omniprésence du jeu permet deux niveaux de lecture possibles du film : prendre pour argent comptant ce qui est dit, montré et chercher à distinguer le vrai du faux, les moments de sincérité, les moments de jeu ; ou bien considérer ce que l’on voit et ce que l’on entend comme un jeu avec la « façade », telle que la définit Goffman, c’est-à-dire un appareillage symbolique constitué de deux parties : la « façade personnelle » qui désigne les éléments confondus avec la personne de l’acteur, et le « décor » qui constitue la toile de fond des interactions entre les individus. Le réalisateur ne s’affirme donc pas comme l’instance auteuriste qui aurait fabriqué cet appareillage. Il semble même s’en défendre et insiste sur le fait que le film est le fruit d’une rencontre entre lui et les garçons. Patric Chiha explique qu’il a simplement voulu faire un film avec eux ; pour lui, le tournage s’est rapproché de la captation d’une pièce de théâtre où les garçons improvisaient librement. Pourtant, l’esthétique du film si belle et si soignée, rappelle presque à chaque plan que le film est bien une création artificielle et non un pur enregistrement de la réalité. Là encore, le réalisateur se défend : les lumières très colorées ont été choisies au hasard, et les lieux n’ont rien de symbolique ; il fallait simplement trouver des « espaces de jeu » pour ces garçons qui n’ont pas de chez eux. Malgré tout, et Patric Chiha le sait – lui pour qui les outils de fabrication du metteur en scène sont le rythme et la lumière –, si le réalisateur n’a pas de prise sur ce que Goffman appelle la « façade personnelle » des personnages, c’est lui, par ses choix de mise en scène qui décide du « décor ».

Les premières images du film reprennent les codes classiques du documentaire. Des plans d’ensemble se succèdent, présentant un lieu, un paysage : celui d’un fleuve et ce qui rappelle un port, comme pour présenter le cadre dans lequel va s’inscrire le film. L’image semble donc être utilisée pour sa valeur représentative : elle retranscrit le réel. Cependant, peu à peu, des plans plus serrés se mêlent aux plans larges : un gros plan sur l’eau qui ondule – la surface de l’eau est alors contemplée pour elle-même, presque de façon poétique. On se laisse porter par la musique de la Symphonie n° 5 de Mahler, au rythme des fondus enchaînés, la nuit tombe progressivement. Sans nous en rendre compte, nous sommes transportés dans un autre espace, qui ne correspond plus à la réalité brute mais qui s’est construit dans l’enchaînement des plans ; quelque chose d’organique a déjà émergé du montage : comme si nous avions doucement plongé dans un univers onirique nimbé d’une lumière jaune et bleue. C’est alors que retentissent, comme un refrain, les premiers mots du film : « Capitaine, Capitaine ! »

La forme choisie pour mettre en scène cet univers de jeu permanent est hybride et s’articule autour de différents types de séquences où l’enjeu permanent est la présentation de soi. Un soi énigmatique, mis en scène dans un jeu avec la façade personnelle. Si le film a fonctionné c’est avant tout grâce au désir des garçons d’être filmés. Le quotidien assez répétitif de la prostitution est déjà une source de jeu pour eux. Ils passent leur vie à jouer des rôles pour leurs clients, ainsi qu’au sein de leur groupe. Ce désir de caméra et cette aptitude au jeu sont flagrants dans les différentes séquences d’improvisation. Avant de tourner dans un salon de coiffure reconstitué, Patric Chiha avait demandé à Nikolaï ce qu’il voulait jouer et avec qui. « Un coiffeur ! Avec Assen parce que je l’aime et qu’il me méprise » avait-il répondu. Assen a accepté de se prêter au jeu sous réserve de pouvoir jouer « à l’américaine ». Alors le cinéaste reconstitue le décor du salon de coiffure et la situation fictionnelle du coiffeur se transforme en mise en scène de la relation au client : séduction, négociation, puis le « business » c’est-à-dire la passe. Après avoir joué au coiffeur, c’est le jeu de la séduction qui s’installe : le « business » dans cette séquence se mue en une danse de Nikolaï. L’évolution des personnages qui passent d’un rôle à l’autre suivant les séquences, fait écho à la mise en scène que les garçons font d’eux-mêmes dans leur vie quotidienne. De là, découle l’importance que Chiha et ses comédiens prêtent aux costumes et à l’apparence : la veste en cuir qu’ils se passent les uns les autres, la ceinture de Yonko qui clignote, les costumes de marin ou de femme qu’ils revêtent. Patric Chiha a rencontré avant tout un groupe d’acteurs au sein duquel se joue la frontière entre la scène et les coulisses, le singulier et le collectif.

Au début du tournage le cinéaste tente de les faire parler de leurs vies, de leur ressenti. En réponse les garçons lui renvoient sa propre demande : « Pour le film, tu veux qu’on dise qu’on souhaiterait tous être ouvriers du bâtiment mais que les Autrichiens nous en empêchent ? » Il constate qu’aucun des garçons ne propose une définition claire de « qui » il est supposé être ni ne se présente en tant qu’individu singulier ; chacun se situe en tant que partie d’un groupe. Dès lors, l’intimité est construite et mise en scène autant par le réalisateur que par les acteurs, dans un jeu permanent avec la réalité. Si l’enjeu récurrent des scènes est bien la présentation de soi, la caméra n’est pas inquisitrice, puisqu’elle ne vise pas un dévoilement de soi mais laisse la liberté aux garçons de jouer avec les codes de la représentation par la richesse des situations fictionnelles.

C’est donc un groupe d’acteurs qui joue aux frontières de la scène et des coulisses, du singulier et du collectif qu’a rencontré Patric Chiha. C’est cette forme de vie dans laquelle il s’est immergé pendant plus d’un an qu’il cherche à préserver lors du montage du film. Ainsi il n’a pas souhaité organiser son dérushage en identifiant d’un côté les séquences relevant de situations fictionnelles et de l’autre celles relevant de situations documentaires. Bien au contraire. Il a construit le film autour de ce groupe de garçons : seul, à deux, à trois, ensemble. Cette tension entre l’individu et le collectif est un des fils essentiels du film.

Il ne s’agit plus de savoir si cette histoire est vraie ou fausse. Il s’agit de laisser advenir quelque chose. « Pour faire création, écrit Deleuze, il faut que le cinéaste amène les personnages réels, c’est-à-dire les pauvres, les opprimés, non pas à dire leur vérité mais à faire légende, la mémoire fabuleuse. » L’histoire est habituellement celle du colonisateur, pour permettre à l’opprimé d’inventer son histoire, il devient « essentiel qu’il n’y ait pas de fiction préalable ». Dès le départ, en déjouant les attentes, Chiha a chassé la fiction préalable de l’esprit du spectateur. Cependant, il s’agit également de permettre aux personnages d’inventer leur propre histoire, de libérer leur parole et de ménager, au sein du film, une place pour l’accueillir. Patric Chiha y parvient en travaillant ce que Goffman nomme le « décor ». Ainsi, comme l’explique lui-même le cinéaste, l’artificialité et la mise en scène surréaliste permettent la prise de parole. La lumière a par exemple un rôle de protection qui permet aux garçons de s’exprimer librement, de jouer : « Quand je vous éclaire en rose vous êtes moins forcés de dire la vérité que quand je vous éclaire en blanc. » Cette perspective renverse la grille de lecture traditionnelle des entretiens intimes qui ponctuent le film comme des respirations. Habituellement, ces face-à-face entre les personnages et la caméra sont censés être des moments où la personne se livre, parle de son expérience avec sincérité, revient sur son passé, évoque ses émotions… Pourtant, l’artificialité de la mise en scène du réalisateur s’allie ici à celle des garçons qui prennent des poses étudiées pour créer un pathos qui sert une mise en scène de soi – on pense par exemple à Assen accoudé sur le bar, mimique accentuée de la bouche, il fume sa cigarette négligemment, jouant au dur avec sa veste en cuir… Dès lors, tous les signes relevant de l’intime sont à prendre sous le signe du jeu. Les garçons se plaisent notamment à montrer à la caméra leurs photos des réseaux sociaux sur leur téléphone. C’est un leitmotiv du film qui sert d’intercesseur dans leur intimité apparemment sans filtre. Cependant le statut de « preuve » de ces photos est vite remis en question. Dans le premier entretien Assen parle de sa vie en Bulgarie qu’il illustre en montrant des photos de sa femme. Tout de suite, un autre garçon, dans un autre entretien, raconte la même histoire. Il montre à la caméra une photo de lui et Assen devant une voiture avec des billets de 500 euros sur le capot ajoutés par retouche de la photo. Le statut des photographies est alors brouillé : elles ne témoignent pas de la véracité de leurs propos mais participent elles aussi d’un jeu avec le vrai et le faux. Dans une autre séquence, Nikolaï et Assen se prennent en photo près de voitures garées dans la rue, le soir, sans raison apparente. En tant que spectateurs nous nous retrouvons comme dans les coulisses des photos vues précédemment. Sont-elles les traces d’un passé vécu ? Le reflet de leur désir d’une vie « normale » comme ils le répètent souvent, avec femmes, enfants et travail « normal » ? Un jeu avec les attentes du spectateur ? Cette frontière annulée entre la scène et les coulisses est doublée d’un jeu entre le singulier et le collectif. Les garçons reprennent dans leurs entretiens les thèmes de leurs conversations, l’argent, les femmes, les clients, le sexe, comme si le fait d’être isolés ne changeait en rien le contenu de leurs propos. La présentation devient autotélique, elle est à elle-même sa propre fin, on n’en finit plus de se présenter et le groupe devient personnage. Au travers de toutes ces séquences apparemment décousues, ils manipulent tous un langage commun pour incarner des rôles différents, partageant ainsi une identité commune créée par leur expérience de la prostitution et rééditée par le film.

La dimension ludique contribue à nous sortir d’une vision conventionnelle de la prostitution qui sacralise le corps en tant que corps objet. À l’opposé, Chiha nous montre des corps qui jouent, qui inventent des mouvements, des façons de parler, de séduire. Tels quels ils ne sont pas réductibles à des travailleurs pauvres qui subissent la précarité de la prostitution. Pourtant, le thème central autour duquel s’articule leur vie reste l’argent, obstacle ultime qui provoque et limite leurs déplacements. L’argent représente la possibilité de mener une autre vie, de partir : « trouver un boulot normal » comme le dit Nikolaï à Assen. C’est le thème récurrent de tous leurs dialogues. Patric Chiha a résolu le rapport de pouvoir qui aurait pu s’instaurer à ce titre en faisant un film avec eux et en les payant, non pas pour jouer, mais au nombre d’heures de présence sur les lieux du tournage.

La parole multiple des garçons prend place dans de multiples lieux : le bar désaffecté, le bar Rüdiger, un ancien salon de coiffure, un centre commercial vide, mais également le hors-champ de la Bulgarie présent sur les écrans de portable. Les récits comme les lieux s’entremêlent, il n’y a plus de centre – ce qui s’en rapproche le plus, c’est le Rüdiger avec son billard, mais on ne peut pas l’affirmer. Un morcellement de l’espace semble s’opérer, à la fois dans la multiplication des lieux, mais également dans la façon qu’a Chiha de les filmer. En effet, l’espace nous est rarement montré dans son ensemble, il nous est plutôt dévoilé petit à petit : d’abord un coin de banquette puis une table, un visage. Ce n’est pas tant le lieu qui importe mais plutôt la façon dont les corps l’occupent. Nous passons ainsi du Rüdiger qui présente le groupe, à un espace plus intimiste, souvent indéfini, dans lequel un garçon parle seul face à la caméra. La multiplication des lieux entraîne une multiplication des devenirs : chaque lieu ouvre sur une nouvelle possibilité.

De fait, un nouveau rapport au temps s’établit tout au long du film. Tout devient possible, les scènes ne s’enchaînent plus selon une logique causale visant un but, mais semblent presque déconnectées les unes des autres et le passage d’un endroit à un autre paraît aléatoire. À première vue, seule la lumière regroupe les différents lieux dans une atmosphère hors du temps baignée de couleurs. Mais certains espaces échappent à cette lumière artificielle, comme l’appartement où les garçons se retrouvent un soir à chanter et fumer, ou la gare routière depuis laquelle ils quittent l’Autriche lorsqu’ils retournent voir leur famille en Bulgarie. Dès lors, le lien entre les différents moments, les différents lieux, semble être sonore : les plans s’articulent et se fondent les uns dans les autres soit au rythme de la musique, soit à celui de la voix des jeunes garçons. Même lorsque l’image s’immobilise, la voix continue son mouvement. La bande-son de Brothers of the Night nous met alors sur la voie pour expliquer pourquoi le film, malgré sa forme finie, sa durée définie d’une heure vingt-huit minutes continue à nous échapper : peut-être est-ce parce que le montage n’a pas été guidé par une logique temporelle mais par une logique sensible, ici en perpétuelle transformation au fil de la relation, des gestes, entre les jeunes garçons et le réalisateur.


  • Brothers of the Night (Brüder der Nacht)
    2016 | Autriche | 1h28
    Réalisation : Patric Chiha
    Production : WILDart Film

Publiée dans La Revue Documentaires n°29 – Le film comme forme de vie ? (page 169, Août 2018)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.029.0169, accès libre)