Ce que j’ai vu dans « Les vivants et les morts à Sarajevo » de Radovan Tadic

Dominique Cabrera

J’ai eu des insomnies cette année. J’ai passé beaucoup des nuits à me demander s’il fallait essayer de dormir, prendre un somnifère, aller faire un tour, lire, regarder la télé. La nuit, la fatigue donnent un charme étrange aux fonds de tiroir de la télévision. Les jeux, les séries, les documentaires, d’être regardés à trois heures du matin, deviennent une représentation légère, quasiment consolatrice des catastrophes accumulées de nos chaînes nationales. Il y a des surprises, les échappées surréalistes. Combien sommes-nous à avoir vu ce truc vers quatre heures du matin au printemps dernier sur la chasse au cerf en Sibérie où passait la silhouette de Dersou Ouzala ?

Mais il y a eu d’autres nuits, et il y a eu les nuits passées à revoir la cassette du film de Radovan Tadic : Les vivants et les morts à Sarajevo.

Je la regardais d’un bout à l’autre, le matin arrivait, et je me disais que c’était formidable. Comme tous les films formidables, Les vivants et les morts à Sarajevo me donnait le désir, presque l’espoir de devenir meilleure cinéaste et meilleure tout court un de ces jours. J’aimais ce film comme ça, comme un morceau de musique, comme un roman familier, comme on aime quelqu’un, j’aimais sa présence. Quel plaisir paradoxal ce film là, plein de douleur, de mort, de deuil me donnait-il pour que tant de nuits me ramènent devant lui ?

Il y a depuis longtemps sur le mur de la cuisine la dernière page photocopiée par je ne sais qui du livre de Georges Pérec: Les choses. En regardant le mur, il me semble que cette page est un début de réponse, c’est une citation de Karl Marx : « Le moyen fait partie de la vérité, aussi bien que le résultat. Il faut que la recherche soit elle-même vraie: la recherche vraie, c’est la vérité déployée dont les membres épars se réunissent dans le résultat ».

Le film ressemblait à ces phrases. J’y voyais les membres épars de la vérité de Radovan Tadic déployés et réunis, j’y voyais la recherche vraie dans son élaboration désordonnée et son dur désir de dire. Juste avant la citation de Karl Marx, on lit la fin de la dernière phrase du livre de Georges Perec : « […] assiettes écussonnées sembleront le prélude d’un festin somptueux. Mais le repas qu’on leur servira sera franchement insipide ». Le règne des choses dans un monde contraire au Sarajevo construit par le film de Radovan Tadic où règne la nécessité. Loin d’ici où il y a peu de livres, de paroles et de films nécessaires. Le plaisir paradoxal, la paix qui m’envahissaient venaient peut-être de là: percevoir cette nécessité, et puisque c’était du cinéma, cette nécessité concentrée, sans vide ni défaite, constante.

A quelqu’un qui ne l’aurait pas vu, je dirais : « C’est l’histoire d’un cinéaste qui filme son retour à Sarajevo en guerre. Il rencontre des hommes et des femmes. Il nous fait partager la présence quotidienne sans fin de la guerre pour ces hommes et ces femmes… » Et avançant d’un pas, j’ajouterais peut-être : « C’est un documentaire sur la survie, la mort et la vie ». Mais j’espère que je me tairais et que je me souviendrais de Fassibinder citant Douglas Sirk à propos d’Imitation of Life.

« Sirk a dit, le cinéma, c’est du sang, ce sont des larmes, de la violence, de la haine, la mort et l’amour. Et Sirk a fait des films avec du sang, avec des larmes, avec de la violence, de la haine, des films avec de la mort, des films avec de l’amour. Sirk a dit, on ne peut pas faire des films sur quelque chose, on peut seulement faire des films avec quelque chose, avec des gens, avec de la lumière, avec des fleurs, avec des miroirs, avec du sang, précisément avec toutes ces choses insensées qui en valent la peine. »

Voila, c’est un film, c’est du cinéma avec la mort. Seul sujet.

Avec la mort dans la vie. Seul sujet. Avec matière. Avec les autres. Seule manière. Survie. C’est un film figuratif et abstrait. « Cosa mentale » et état du monde. Narcissique et dans l’oubli de soi. Dedans et dehors à la fois. Érotique évidemment, trivialement. Soi et l’autre dans le même mouvement. Un film fait avec le poids du corps de cet homme-là. Comme seul à la caméra. Un film fait avec son corps absent à l’image et au son, sa présence pleine.

Aujourd’hui où il faut écrire, si je cherche ce qui me reste de ces nuits, c’est d’abord le son que j’entends. Je me souviens de nappes de musique arrivant et repartant toujours au moment juste comme une pensée fugitive, une humeur, une respiration irrépressible. Je me souviens de la voix du cinéaste tremblante, modeste, une voix qui se souviendrait de Baudelaire : « Sois sage, ô ma douleur et tiens-toi plus tranquille ! » Extrême douceur de cette voix.

Une voix hors de la surenchère sur le sujet, une voix délibérément décalée, une voix qui écoute. En écho, les voix silencieuses de ses interlocuteurs. Des voix méditatives, vraies, sans armes, accordées à celle de Radovan Tadic.

Voix à qui il donne l’espace d’être entendues.

Entendues littéralement, elles provoquent un effet dans les silences, dans le plan et la séquence suivante, souvent montés là comme une suite directe ou associative. Les séquences ne sont pas closes, elles s’ouvrent les unes sur les autres. Elles sont des tableaux et elles se répondent, elles sont des relais. Elles se passent le mot. Le mot ?

Dans cette ville en guerre civile, les voix choisies, montées, mixées se répondent comme les notes d’un seul morceau. Ce réseau de voix trouve son point d’orgue dans un chœur chanté au cœur du film.

Ce que dit le film de mille manières c’est que Sarajevo est, a été, doit être, ne sera que si elle demeure un seul morceau pacifique de musique à plusieurs voix, une ville à plusieurs racines. « C’est l’histoire d’un cinéaste qui capte et fait durer des images d’une Sarajevo à sangs mêlés, composite. » C’est d’abord de famille qu’il s’agit et avant tout. Et de famille composée. Les personnages sont tous pris dans des liens de famille et d’amitiés multiraciaux, multiculturels. On ne sait pas quel mot employer sans tout de suite tomber dans une langue empoisonnée, sans tomber dans la langue de la « purification ethnique ». Ce sont nos voisins ! Comment la famille, la vie, la rue peuvent-elles continuer à exister s’il faut séparer et nommer ce qui est mêlé ?

Le film commence par les chansons du mariage d’Anes et de Bexada. Bexada n’a pas pu prévenir de ses noces ses parents, cloîtrés dans la zone serbe. Yasmine le jeune garçon qui semble attendre quelque chose devant l’hôtel de Radovan Tadic a des parents divorcés et une mère femme de ménage. Il y aura le fiancé serbe et le père musulman, communiste et athée de Zenada. Ernada est musulmane, elle médite sur ce que pensent les Serbes de l’autre côté de la nuit et doucement cherche des mots pour dire l’impensable, une amie devenue sniper. Une psychiatre cherche ce qui peut dans leur histoire faire agir les Serbes. La famille de Yasmine se serre autour du poêle.

Comment faire un ville, tisser des liens, exister avec les autres dans la guerre civile ? Le film donne à voir par tous les moyens, sans le prononcer, à quel point le mot purification ethnique est vide de sens.

Et d’abord, dans sa matière ! J’ai rarement vu un film si cohérent, si lisse, composé de tant de manières de faire. Plans séquences, champ contre-champs, plan fixe en longueur, entretiens installés, rencontres impromptues, séquences improvisées entraînées par ce qui arrive, reportage sur le vif, caméra qui observe sans intervenir, qui écoute, subjective, affectée, « victime » de la situation, plans larges, montage logique de la reconstitution « réaliste » d’un moment, montage métaphorique. Ajoutons-y les deux postures nommées par A. S. Labarthe : le chasseur et le piégeur, pour constater que le film passe de l’une à l’autre sans cesse, expérimente l’une et l’autre avec un égal bonheur: saisir des moments au vol, ne pas lâcher sa proie, la traquer mais aussi tendre son filet, attendre le temps qu’il faut pour que le moment s’y prenne et se solidifie. Dans une progression quasiment géométrique, ces figures de style ainsi que les thèmes fictionnels du film vont s’entrecroiser, se répondre, s’amplifieront en émotion, en complexité, puis descendront et mezzo voce se pacifieront jusqu’à ici et aujourd’hui.

Construction symphonique.

Faire feu de tout bois pour faire passer le mot jusqu’à nous ? Le mot. Littéralement c’est ce dont il s’agit. Aligner les mots, tenir la corde du style, tenir le texte et le cinéma, c’est cela le plus important. C’est la première chose que dit le film, son existence, sa sophistication, sa simplicité sont un manifeste. Qu’il ne soit pas abîmé par le chaos et l’horreur, au contraire, qu’il impose à l’horreur la paix de sa propre existence maîtrisée. Qu’il ne soit en aucune manière du côté de la folie qui fait monter sur la colline et tirer sur ses voisins.

J’éprouve un violent plaisir à regarder ainsi quelqu’un écrire le mot cinéma avec les lettres disponibles comme on enfonce un clou, plaisir de la culture. Ces petites formes parfaites, ces haîkai sont emportés sans ménagement par la grande forme du récit: celle du voyage.

Le film est aussi un simple récit de retour, simplicité biblique comme un film de John Ford. Arrivée, retrouvailles, repas, rencontres, jours, nuits, crescendo, épreuve et départ. Il ne cesse d’avancer, employant les moyens de locomotion à la disposition du cinéaste, profitant aussi de tous les mouvements disponibles à l’image pour ouvrir les séquences sur ce qui progresse. Il sait s’arrêter et regarder. Je me souviens de la fenêtre de sa chambre d’hôtel d’où l’on voit le quartier serbe, les passants et la neige. Je me souviens de visages, de séquences englouties et resuscitées par les noirs.

Garder trace. Sauver de la nuit ce qui peut l’être.

Tous les visages rencontrés pendant ce voyage sont beaux. On voit combien ils ont été choisis, combien il a aimé les filmer pour leur beauté humaine comme les personnages d’une fiction qui raconterait une toute autre histoire, un conte initiatique. Cette beauté, c’est l’expression de la force du désir. Accouplée à l’emprise fascinante de la mort, la beauté du sexe. Une nuit, dans la cafétéria entouré des rires de ses collègues, et des mines réjouies des infirmières, Abdullah Nakache le chirurgien lance que jamais Sarajevo n’a été aussi belle. « Tu es un homme érotique » réplique un collègue.

Avec une jouissance attentive aux mots, délicate, pudique, Abdullah Nakache raconte le miracle d’une nuit shakespearienne dans ses mains. Un jour et une nuit de bombardement, des blessés partout, au milieu de l’horreur, il a amputé un homme de ses deux jambes, tout en donnant naissance à un bébé. Exactement comme dans la nuit d’Abdullah Nakache, se mêlent, dans le film, les séquences de mort et de vie dans un balancement systématique.

« As-tu rencontré ma chérie ? Est-elle toujours aussi belle ? »

Chanson d’amour juste après qu’Ernada ait parlé de la jeune femme devenue sniper. Le moment où elle parlait, où elle se taisait et où le cinéaste écoutait était un moment de profonde intimité entre eux, de tendresse. « Le temps m’a appris à souffrir, à aimer et à pardonner ». Quelques minutes plus tard, autour du visage muet du soldat revenu du front, les jeunes femmes entonneront encore une chanson.

« C’est l’histoire d’un homme qui revient dans la ville en guerre de son enfance et qui, de rencontres en identifications successives et en épreuves surmontées nous laisse voir comment cette expérience le change ». Il y aurait du bois, de l’eau, un pont. Comme dans un récit initiatique, chaque personnage incarne une figure fondamentale. Le héros en passant de l’un à l’autre se transforme et « devient ce qu’il est », ainsi court le fil invisible et légendaire du film. Figures de femmes et figures d’hommes. Quelle famille fonder ? Quelle femme choisir ? Quel homme devenir ? Comment vivre ?

Il y aurait les jeunes mariés minces, Anes et Bexada graciles comme des cygnes, le temps ayant passé, Bexada enceinte, enveloppée, murie, Yasmine, page bien planté, à côté de son chien-loup, industrieux et avisé; Zenada, la blonde aux grands yeux décidés; Ernada, la brune, ronde, le feu aux joues et les yeux brillants; souriant tendrement, Abdullah Nakache, le chirurgien, géant charnu, œuvrant avec la force ravie et la légèreté fatiguée d’un homme de cinquante ans; Bojédar, un vieux lutin, forgeron au fond d’une grotte, introduit par l’ombre rapide d’un manteau noir; la psychiatre brune, aux gestes trop rapides, cassante, cassée, opiniâtre; la mère de Yasmine, mince silhouette sans repère, repliée sur son lit, et la famille pétrifiée de froid et de faim autour d’elle. Elle demande encore du bois. « Tu veux du bois, maman ». Aller chercher du bois, c’est risquer sa vie. Il y retourne sans un mot. Dissolution des liens. Il n’y a plus rien, il n’y a plus de liens possibles si la mère d’un jeune garçon industrieux peut l’envoyer mourir peut-être.

Radovan Tadic vient prendre des nouvelles de la famille. Ces nouvelles-là ne passent pas, sont le contraire de l’actualité.

Le film commence par la silhouette d’un homme qui marche sur l’aile d’un avion. Il s’agenouille. Musique. Un homme porte devant lui le corps d’une fillette ensanglantée. Des pigeons s’envolent sur le seuil d’une église. Nous verrons un oratorio porté par un homme seul pour une ville en ruines. Dans la carlingue de l’avion, le voyage a commencé. Deux hommes regardent par les hublots. Ce sont des guetteurs. Ils guettent les missiles.

« J’observais avec inquiétude le guetteur de gauche, je savais que je n’avais rien à craindre tant qu’il ne cesserait pas de mâcher son chewing-gum… » dit la voix. Avec elle, nous regardons la joue du guetteur de gauche. Le temps se suspend à guetter cette mâchoire. Elle s’immobilise. Est-ce un missile ? « Non, ce n’était pas un missile, nous venions d’atterrir à Sarajevo ».

Soulagement.

Dès cette séquence, le film met en place deux de ses principes directeurs. Nous entreprenons ce voyage par l’intermédiaire du corps, des sens de Radovan Tadic. Ce sont ses paroles, le commentaire de ses sensations qui donneront sens et couleurs aux images. Nous marcherons à côté de lui. II s’offre comme guide, comme fil conducteur. Nous serons mis dans la position de guetter la mort. Le programme sera de nous faire nous prendre à cet amer désir, de nous en faire la prédiction déjouée jusqu’à l’extrême limite, jusqu’à l’insupportable, de faire partager au spectateur occidental aussi et d’abord cette expérience-là. C’est ce risque qui donne son goût violent à la vie à Sarajevo. C’est le risque élevé que prend le cinéaste, risque pour sa propre vie et risque de l’obscénité du spectacle de la mort attendue dans un film documentaire. C’est parce qu’il joue dans le temps de la fiction que le film y échappe. L’acteur ne mourra pas, il commente son voyage. C’est la virtuosité et l’engagement vrai dans l’usage du temps qui le maintient sur le fil. Pendant la traversée du pont en compagnie de Yasmine, on entend le bourdonnement assourdi, presque discret des balles autour de Radovan Tadic, comme un essaim d’abeilles dans la cage de verre des laborieuses ouvrières de « la mort au travail ». Il est bien naturel d’entendre Cocteau dans un film qui sait que le cinéma c’est du temps et que le temps s’y fabrique.

Que fait le cinéaste à Sarajevo ?

Il va là. Il fait ceci. Il accompagne celui-ci, celle-là. Les séquences deviennent tout de suite des verbes. Les séquences sont du présent.. Il y a quelqu’un à chaque instant présent avec vérité… Elles sont datées et pas seulement parce que « c’était le jour anniversaire du ramadan » ou que « le lendemain, Anes nous avait emmené… »

Il signe de son corps, de son souffle. C’est ainsi qu’il donne la métrique du temps du film, avec le souffle de sa présence sur les lieux et avec le souffle de son commentaire après coup.

Il commence par être loin des choses et des gens, il s’en approche avec des détours, il dit sa peur, son inhibition. Il cherche et choisit ce qui le concerne. Sa présence est ailleurs que dans la guerre attendue, ailleurs que dans le traitement du sujet. Il est là en personne, et en retrait.

À ce qui le touche, il accorde du temps. Il va au cimetière voir la tombe du père de Bexada. Il accompagne Ernada chez elle. Il retourne voir Bexada. II va voir l’homme qu’a amputé Abdullah Nakache. Il va avec Yasmine chercher du bois. Il fait.

Ce faisant, il tient la caméra dans ses mains, posée à côté de lui, un peu plus bas que d’habitude, parfois à hauteur d’enfant. C’est la bonne hauteur pour ce film-là. Elle tremble avec lui, marche, court et s’abîme avec lui dans la contemplation d’un moment, d’un visage, repart, risque sa vie.

Il est là dans le temps qu’il s’accorde et dans le présent de la sensation. Que ce soit dans les entretiens, dans les rencontres ou dans la séquence où il regarde les passants traverser un carrefour exposé aux tirs des snipers, il laisse à la séquence le temps de se développer, de prendre son ampleur.

Quand il traverse le pont exposé aux tirs des snipers, il dit : « J’avais l’impression que la caméra me protégeait ».

Oeil occidental, viatique, passerelle, talisman, pourquoi permet-elle de faire ce que peut-être il ne ferait pas sans elle: aller à la rencontre des autres, écouter, risquer sa vie, traverser le pont ? Pourquoi cela compte-t-il tellement qu’il porte lui-même la caméra, qu’il soit seul.

Porter une caméra, c’est porter un morceau du temps d’avant, un morceau de la paix qu’il a fallu pour la fabriquer. Elle enregistre dans le présent du temps pour plus tard comme une promesse. Comme le film, elle est suspendue entre les temps. Elle contient les trois temps.

Les caméras, les bidons, les chaises, les verres, les assiettes, le plastique, le tissu des robes, les tuiles des toits, les pavés des rues, il me semble me souvenir qu’on peut y toucher le contraire du chaos quand tout flambe.

Radovan Tadic commence par dire qu’il a quitté la Yougoslavie, il y a vingt-cinq ans. De son passé, nous ne saurons rien de plus. Le film commence par un premier voyage de quelques minutes, cinq mois plus tôt. Nous n’en verrons qu’un mariage, celui d’Anes et de Bexada. À quoi sert-il ce premier voyage, ce mariage, ce flash-back monté comme on tourne les pages d’un album de famille ? A représenter le passé d’il y a vingt-cinq ans ?

Il y eut donc un temps heureux, disparu comme la chambre qu’occupait cinq mois plus tôt Radovan Tadic est détruite. La guerre va plus vite que le cinéma. Les images d’il y a cinq mois sont « sans suite » quand le cinéaste revient. Une de ses tâches sera de leur en chercher une. Juste avant que le film ne se finisse, on y verra l’image de Bexada enceinte. Quand le film la retrouve, elle ne sait pas qu’Anes est mort. Le commentaire le dit, enregistré plus tard, enregistré dans un temps proche de celui de la projection, dans notre temps. Notre cœur se serre. C’est la force sans tendresse du cinéma qui en s’enregistrant, engrange la mort à l’œuvre dans la simple histoire d’Anes et de Bexada.

On ne sait jamais ce qu’on filme. Obsession de faire le lien, résister ainsi à l’effacement, à la destruction des histoires personnelles, à la folie.

Voilà un film qui peut être à la fois savant et ignorant, chasseur et blessé, Don Juan et amoureux. Il est un immense flash-back, une tentative d’élaboration, de reformulation après-coup de moments de profonde incarnation du présent. Il a un pied dans chaque temps avec une force de création égale. Il est aussi présent dans le moment du tournage à Sarajevo que dans le temps du montage et de l’écriture du commentaire. Mais c’est le temps du texte, le temps du montage qui est le temps maître du film, c’est l’emploi de ce temps qui fait de Les vivants et les morts à Sarajevo un film spécifique, au-delà du témoignage.

C’est là que se forme la fiction: dans le futur qui est son présent, sa perspective. C’est à Chris Marker que l’on pense, de La jetée au Tombeau d’Alexandre. En jouant ainsi avec la coexistence des temps, leur écartèlement, il fait œuvre moderne. Il mène et gagne aussi sa guerre personnelle. C’est vers l’après-guerre qu’il fait un pas, quand il faudra bien faire avec ce qui s’est passé. Le penser. Ce sera le temps de la mise à distance de l’horreur, quand elle sera du passé et quand on sera à l’abri de ses manifestations.

A l’abri, ce sera plus tard, c’est aussi ici; le dernier temps du film sera le présent de l’indicatif, il nous ramènera à la maison en sécurité, respectant jusqu’au bout son simple scénario de voyage. Comme il prend soin de nous, toujours il y aura une place, des passages, des échos, des plages pour nous. C’est qu’il est un spectacle à notre destination, nous spectateurs d’Europe et des États-Unis. Sans discussion, il est du côté de ceux qui ressemblent à Radovan Tadic, et transitivement nous ressemblent à nous qui ne menons pas de guerre visible. Il s’agit de nous faire partager des bribes de la vie à Sarajevo et de nous inspirer ainsi peut-être le désir de faire quelque chose. En s’engageant, nous engager. Journal intime et acte de citoyen, à sa manière déchirante, c’est aussi un film militant…

Dans ce voyage stendhalien qui prend ce qui se trouve sur sa route, dans l’enchaînement de hasard des rencontres, qui n’est pas choisi ? Qui manque-t-il ? C’est le Serbe qui n’est pas représenté. Il n’a pas de visage. Il ne défend pas son point de vue. Il n’a pas de revendications, de raisons. C’est un fou. Et les personnages sont les médecins et les malades fatigués d’un immense hôpital qui tournent sans fin autour de cette folie. Cette absence inscrit une autre sorte de paix: le mal est tout près mais hors-champ. Les deux Serbes filmés, nommés comme tels, sont, le premier, un soldat blessé soigné par le chirurgien Abdullah Nakache et sermonné par les infirmières, et le deuxième, Bojedar, citoyen estimé de Sarajevo. Il dirigeait une grande banque, il était connu et apprécié de tous.

Le soldat serbe ne dira pas un mot. On verra son visage à l’envers, le nez traversé par un tuyau. Autour de lui s’affairent le chirurgien et les infirmières. Bojédar, amputé de ses deux jambes déclarera avec sincérité et force: « Je suis avant tout bosniaque mais pour faire comprendre ma haine, je dois dire que je suis serbe. Mais ce sont avant tout de grands criminels ». La guerre faite par les Croates, les Bosniaques, les Musulmans, les Serbes, l’écheveau des nationalités, les intérêts, les responsabilités des uns et des autres, les nœuds du conflit, tout cela est mis entre parenthèses. Le fim se place sans discussion du côté de l’innocence. On ne peut pas imaginer le cinéaste filmer autrement qu’avec ce respect, cette douceur, cette tranquille acceptation de l’autre. Comment pourrait-il filmer ainsi les corps, les visages, l’humanité banale des Serbes ?

N’est-on pas forcément du côté de ses personnages ? Jusqu’à quel point sans y basculer, peut-on s’approcher du mal ?

C’est une des tâches que se fixe le film. Tracer cette limite-là. Aller le plus loin possible jusqu’à l’auteur du malheur.

Une petite fille, Medina Chettar, a été tuée. Il y a eu comme son ombre portée par un homme désespéré pendant le générique. À la morgue, les corps gelés dans la boue et le sang de ce jour-là seront filmés comme des gisants sacrés. Avec la précision froide de celui qui veut garder trace, le cinéaste prononce le nom de la fillette. Qu’il ne soit pas oublié ! ni les chaussures des morts, ni leurs vêtements, ni leurs mains, ni leurs profils anonymes ! Mais la fillette, Medina Chettar, nous ne la verrons pas. Trop de douleur. Ellipse.

Ainsi est absent du film le frère ennemi, celui, celle, qui tire sur les passants du carrefour, sur ses voisins. Absence, et souci perpétuel. Irreprésentable, jusque dans le visage mangé de nuit de celui qui revient du front, qui a vu de ses yeux l’ennemi, qui s’est défendu, qui a tué. Le film s’efforce de le penser hors du champ de la guerre, ailleurs que dans la barbarie. Il écoute ceux qui apportent leur pierre à cet effort. Ce sont surtout des femmes.

Une voix grave, sèche, la gorge serrée en harmonie avec les cordes de l’adagio de Samuel Barber. Pendant qu’elle parle des habitants de Sarajevo, de leur fatigue, de leur dépression, de leur tentation du suicide, on voit un carrefour exposé aux tirs des snipers. Des passants traversent, tantôt à petits pas, tantôt en courant. À l’inspiration, sans raison d’espérer échapper aux balles. Une femme en chapeau attend au bord du carrefour comme on attend que la pluie cesse. Chacun court sa propre chance.

Rituels, manies, espérances, détours, indifférence, croire ruser avec l’arbitraire de la mort, c’est notre lot commun, soudain mis en évidence. Le spectateur devient le passant, reste spectateur, se demande si une des silhouettes va tomber, si le sniper sans visage va faire mouche. Fascination. C’est la foire, le casse-pipes, nous sommes pris malgré nous, tirés comme des lapins et spectateurs de ce tir aux pigeons d’argile, ici et là-bas, piégés.

Des couloirs, des portes. Descente dans l’enfer de ceux qui ne rusent plus. La voix devient un visage, beau et fatigué. Tendu et enfantin. Une psychiatre parle de ceux qui ont baissé les bras, artistes, hommes de cinquante ans, intellectuels, ils ne peuvent pas faire face au vandalisme et à la barbarie. Elle les soigne. C’est aussi le travail du film, cet effort pour penser les termes d’une guérison. Comment est-il possible de vivre ici et maintenant, et qu’arrivera-t-il ensuite ?

Quatre-vingt-dix pour cent de la population souffrira de troubles psychologiques. Les enfants à naître hériteront de cette souffrance comme d’un modèle. Elle-même, celle qui parle, on voit bien comment elle y est prise, comment elle résiste et ne résiste pas et d’abord dans sa manière de pencher la tête, de maîtriser sa voix, de la laisser filer, de fumer, de hacher les mots, de pousser la pensée, atteinte elle aussi par la dévastation. Elle s’efforce de penser l’agression serbe, la pulsion sadique et masochiste d’un peuple. Essayer de penser l’histoire de l’autre parce que c’est sa propre histoire forcément. Répétition de la défaite de 1389 à Kosovo. « Quand on devient la victime de sa propre agression, c’est la fin, non ? » Dans un couloir de l’hôpital errent des folles en blouse à carreaux. «  On m’empêche d’aimer ». « Pouvez-vous m’aider à arrêter de trembler ? » Terrible efficacité de ce film de toujours montrer des corps, des morceaux de vie, de faire s’incarner à chaque fois la métaphore.

Son visage penché, sa voix qui insiste, ses yeux qui demandent, grands yeux noirs sans répit. Pas de réponse. La musique s’élève. Seule réponse. De la neige dans la rue.

Un homme et un enfant marchent . Un homme regarde un appartement détruit. Une poupée cassée sur un divan. Corps d’une fillette, la tête détournée contre le mur. C’est le corps de Medina Chettar à la morgue. Ses petits pieds, son visage. Violent retour de ce qui nous avait été épargné. Faire avec ça. La mort des enfants. Enterrement dans la neige. Le profil de sa mère en pietà. Neige. Neige. Rues vides.

« Que feras-tu après la guerre ? » Ce sera la dernière question. Elle est posée à l’autre enfant du film. Yasmine, qui, comme dans l’île du Robinson Suisse, organise avec astuce sa vie dans la guerre. Il va couper du bois dans un théâtre, il connaît les passages de la géographie de guerre de Sarajevo. Il nourrit son chien avec les restes de la Forpronu. Mais, dans la cuisine, pendant quelques secondes, descend une paix dominicale avec la musique à la radio et les blagues des frères aînés. Yasmine devient un garçon à qui Radovan Tadic demande ce qu’il fera plus tard et s’il travaille bien à l’école. Que s’est-il passé ? Qu’est-ce qui a permis au film d’arriver là ?

Il y a eu une tranquille épreuve. Radovan Tadic a accompagné Yasmine chercher de l’eau. Pour aller chercher de l’eau, il faut marcher jusqu’à une fontaine située près du quartier serbe, et traverser un pont exposé aux tirs d’un sniper. Il y entendra le bruit des balles pour la première fois, un bruit tranquille comme le bourdonnement d’une abeille. Il y aura le souffle de sa marche à côté de Yasmine, le bruit des pas dans la neige, et le délicat glouglou de l’eau trouvée. Il faudra retraverser le pont, risquer de recevoir une balle. Comme le font tous les habitants de Sarajevo, ils attendront le moment, attendre le moment sans raison d’espérer qu’il soit plus favorable qu’un autre. Passer ainsi un peu de temps avant de descendre du trottoir. S’engage alors une conversation.

Yasmine lève les yeux vers Radovan Tadic, comme vers un grand frère. La caméra est juste à hauteur de son visage, tenue au bout du bras comme les bidons d’eau. Est-ce là qu’est mort le frère aîné de Yasmine ? Oui. Il passait. Quelques phrases limpides, presque indifférentes. Les yeux qui clignent, éblouis par le soleil, son visage dur et rond, adolescent déjà.

« On traverse ? » demande le cinéaste. « Si tu veux ».

Ils sont deux et l’enfant marche le premier. Yasmine fait des grands pas décidés puis court, la tête entre les épaules. L’homme à la caméra court aussi. Yasmine ralentit sans se retourner. C’est fini ! Ce sera la seule fois où le film enregistrera une image de Radovan Tadic, l’ombre d’un homme derrière un jeune garçon sur la neige. Neige du linceul de Medina Chettar, la petite fille.

Cette neige devient musicale, le terrain des jeux d’hiver d’un Sarajevo enfantin, innocent, furtif. Luges, skis, cris d’enfants au détour d’une rue. Avant-guerre. Enfance. Piano. La vie a gagné à la roulette russe, c’est l’allégresse d’y avoir échappé pour cette fois. Échappé nous aussi au spectacle de la mort. Retour à la maison. Les frères scient du bois dans la cour. La radio diffuse un tube. C’est alors qu’on peut poser à Yasmine les questions d’un grand frère en visite avant-guerre.

Un ultime mouvement. Très vite, c’est le film qui court à sa fin. Ses personnages reviennent. Une ronde avant de disparaître. Adieux. Les foules qui ne sortiront pas de Sarajevo attendent l’autocar qu’elles ne pourront pas prendre. C’est ainsi, dans leur malheur que le film les laisse. Peut-être Yasmine deviendra-t-il à son tour un gisant recouvert de boue et de sang dans la morgue. Radovan Tadic a fait un film qui dit qu’un souffle est un souffle, que chaque visage rencontré modifie la suite du monde. Dans le désordre du vivant, tout compte. Rien n’est décidable pour toujours et nous ne sommes pas interchangeables. Sans en faire toute une histoire, l’auteur fait un geste et devient ainsi acteur de l’histoire qu’il nous raconte. « Le moyen fait partie de la vérité ». Il a traversé le pont avec Yasmine et fait sortir Bojédar de Sarajevo. Il passe avec lui les lignes non plus en avion, dans le ciel, comme par enchantement comme à son arrivée, mais en voiture, par la route, concrètement et avec des palabres. Ces gestes sont à sa mesure, il n’est pas à part, protégé de l’histoire des siens. Arrêté à la frontière, les soldats (sans visages) croient que Radovan Tadic est serbe lui-même. Un des soldats était un étudiant de Bojedar avant-guerre. La démonstration est par-faite. Le mot purification ethnique n’a encore et toujours pas de réalité. Il n’y a pas de dernier mot à l’identité de quelqu’un.

Pas de dernier mot. Seule réponse à la paranoïa fasciste. Dans une clinique ailleurs, en sécurité, des mouettes, une chaise roulante et deux personnes. Une famille en plan très large.

Le film s’est transformé. Quelque chose s’est dénoué.

En plan serré, c’est une jambe artificielle qu’on voit. Bojedar l’attache en souriant à son moignon. Avec légèreté. Presqu’une bonne blague.

Reconstruire. Accepter la jambe artificielle, la folie, les morts. Avec des jambes artificielles, apprendre à marcher.

Bojédar s’éloigne. Il fait ses premiers pas. Son visage se fend d’un large sourire. Il adresse un clin d’œil complice à la caméra. Un enfant traverse le champ en courant.

Noir.

Radovan Tadic a pris part au malheur des siens, il a transmis au dehors leurs pensées et des fragments des conditions de leur existence. Il a cherché à rassembler « les membres épars de la vérité ». Il s’est laissé atteindre et il en est sorti vivant. Il a construit une fiction qui excède son projet de retour et il a passé le relais. Les dernières images sont des images de séparation.

Dimanche soir. Paris-Montreuil en décembre 1994. Il fait froid et le soleil entre par la fenêtre. Le film s’éloigne. Le réseau de sens et de sensations des multiples temps qui le tissent si fluide, polyphonique, feuilleté est toujours là. Il y a tant à dire encore. Au journal de vingt heures, j’entends que « Bihac agonise sous les obus serbes ». On voit des maisons en ruines, des blessés, un enfant blond ensanglanté sur un lit d’hôpital, des Serbes martiaux en combinaison kaki filmés en contre-plongée. On voit tout et on n’entend rien.

Me revient une phrase de l’Ecclésiaste, prononcée à Grenoble, à l’enterrement d’une vieille dame protestante qui s’appelait Lucie. Je ne la cite pas exactement. Il me semble qu’il vaut mieux la laisser ainsi, transformée par la vision de ce film matérialiste et chrétien. « J’ai mis la vie et la mort devant toi . Choisis la vie ».



Publiée dans La Revue Documentaires n°10 – Poésie / Spectacles de guerre (page 83, 1er trimestre 1995)