Entretien avec Jean Patrick Lebel
Michael Hoare
Production et diffusion
Peux-tu nous parler de la diffusion et de la production de Cité de la Muette ?
Il a été diffusé sur la 25e Heure au mois d’octobre 1991 sur Antenne 2. C’était une des premières émissions de la série, diffusée vers minuit. Le film a une histoire, une production à étapes. Dans un premier temps, j’avais trouvé de l’argent quand j’étais encore dans l’unité audiovisuelle de la Maison de la Culture pour une opération appelée « la mémoire et les images en Seine Saint-Denis ». J’avais trouvé des financements auprès des collectivités locales et un peu auprès du Ministère de la Culture et du Ministère de la Jeunesse et des Sports. Le projet consistait à recueillir la mémoire des habitants du département, avec l’idée de faire des films, mais sans savoir au préalable lesquels. Non pas avec l’intention d’accumuler seulement des archives, mais sans sujet précis préétabli. L’idée c’était simplement de chercher à rencontrer des gens « intéressants » parmi les gens « ordinaires » , ceux que l’on prétend habituellement sans histoire, de recueillir leurs récits de vie et de voir ensuite quels films pouvaient naître de ça.
Parmi les villes co-productrices, il y avait Drancy. Là, il y a tout de suite eu l’idée de faire un film sur le camp, dont on n’avait jamais parlé, à partir de la mémoire de gens qui étaient passés à Drancy comme « pensionnaires », si j’ose dire.
Il se trouve que parallèlement à cela, j’avais entamé un autre film, Nasdine Hodja au pays du business, qui était né lui aussi de cette démarche. J’ai utilisé le financement qu’il me restait pour aller jusqu’au bout de ce film-là. Pour Drancy, j’avais recueilli un certain nombre d’interviews, mais je n’avais pas d’argent pour finir le film. C’était en 84-85. J’ai cherché auprès des télévisions françaises, sans succès.
C’est la Mission TV-Câble qui m’a permis de finir le film en 86, grâce à un préachat qui a déclenché une aide du Fonds de soutien. Une fois terminé, il a été vaguement diffusé par un ou deux réseaux câblés, puisque c’était sa destination. Et puis pendant un an il est resté dans les boîtes.
A la fin du délai d’exclusivité du câble, j’ai commencé à balader mes cassettes dans toutes les chaînes, et à écrire de nouvelles lettres à chaque fois qu’il y avait un changement de responsable, que ce soit à la direction des programmes ou au niveau des unités documentaires, ce qui était assez fréquent. Et à chaque fois la réponse était (quand on daignait me répondre) : « oui, oui, c’est très intéressant, mais nous n’avons pas de créneau… » soit parce que le film ne faisait pas 52 minutes, soit pour des raisons diverses et variées. Au moment de l’affaire Barbie ou à d’autres occasions qui relançaient l’actualité du sujet, je remettais ma cassette sur le tapis. En vain. Finalement, le film a été diffusé parce que Jean Rozat, le producteur de la 25e Heure, le connaissait. Il avait aidé à le produire quand il était au Fonds de soutien. Il l’avait vu et ça faisait partie des œuvres qui, dans son esprit, lui permettraient d’alimenter une tranche horaire avec des films atypiques, produits sans le concours de la télévision. C’est comme ça que le film est passé, exactement 5 ans après son achèvement et sept ans après sa mise en chantier.
Est-ce qu’il y a eu des diffusions associatives ? Les gens filmés, est-ce qu’ils se sont regroupés pour le voir à la fin ?
Bien sûr, qu’il y a eu une diffusion associative. Soit par le canal des participants au film, soit par des associations d’anciens déportés, soit par la ville de Drancy. Mais je n’ai pas trop poussé dans ce sens, parce que je voulais avant tout que le film passe à la télévision. De plus, on le sait, la diffusion parallèle ne peut marcher que si un film est sorti quelque part et si les gens en ont entendu parler. Depuis s’est constitué, sur les lieux mêmes du camp, un « Conservatoire historique » , animé par une association de bénévoles. Pour eux, j’ai fait une version plus courte. Ils organisent tout un travail de visite des lieux, de discussion, surtout pour les scolaires du département, et ils l’utilisent comme introduction.
Tu as déjà dit l’importance pour toi de parler de quelque chose que la télévision française, et le documentaire français, n’avaient jamais abordé. Est-ce que c’est quelque chose de constant dans ton travail ?
Je crois, oui. Quand je suis venu dans le département de la Seine Saint-Denis, à la Maison de la Culture, c’était déjà avec une démarche de cet ordre : être en rapport avec un public « populaire », qui a une histoire et des choses à raconter, et dont on ne parle jamais à la télévision. Ça me passionne de faire des films à partir de là, mais je n’ai jamais réussi à intéresser la moindre chaîne de télévision (même pas la SEPT) à la démarche elle-même. Après diverses tentatives infructueuses, j’ai continué bon an mal an à partir de l’instrument que représente Périphérie comme j’ai pu, au coup par coup.
D’une certaine façon, c’est aussi un tabou. Certes il y a des tabous qui sont attachés à l’histoire de la France – l’occupation et la collaboration active des autorités françaises au génocide juif pendant la Guerre, la guerre d’Algérie, les guerres coloniales en général… Mais je dirais qu’un pan de la culture et de l’histoire des gens que j’appellerai ordinaires est aussi tabou de fait. Parce que les « décideurs » ont décrété que ça n’intéressait pas le public, on n’en parle pas. Même si, lorsque des films parviennent quand même à se faire, les gens reconnaissent leur qualité et qu’on s’aperçoit, lorsqu’on les diffuse de manière parallèle, qu’il y a un public pour eux, et que ça intéresse. Tout simplement parce qu’il s’agit de notre mémoire et de notre histoire à tous.
Pour en revenir à Drancy, c’est vrai que j’avais la démarche de m’attaquer à ce tabou-là. On m’avait peu parlé de ce camp français qui était l’antichambre d’Auschwitz. Et quand j’y suis allé, il y a eu un déclic, le déclic du film. Ce n’était pas ce à quoi je m’attendais. Je m’attendais bien à quelque chose, sans savoir quoi au juste, mais je ne pensais pas que ce serait quelque chose d’aussi banal, d’aussi intégré à la société française, dans l’urbanisme de l’époque comme dans l’urbanisme actuel. Ce n’était pas un truc caché au fond des forêts. C’était au vu de tout le monde. D’une certaine façon, le tabou c’était d’oser montrer que c’était là, et ce que ça avait été.
Le sens invisible d’un lieu
A propos de l’écriture de ce film, ce qui frappe, parce que le film a une force considérable à mon avis, c’est la simplicité et la rigueur de la démarche. Il y a trois ou quatre éléments utilisés, brodés ensemble, les interviews, les vues de la cité aujourd’hui, le travail sur les photos, sur les cadrages, ta voix qui est là pour apporter les faits de l’histoire. Je trouve intéressant la différence avec Notes pour Debussy où au contraire, on a l’impression que la structure ne se tient pas complètement parce qu’il y avait trois, quatre films à faire et que toi-même ton rapport aux choses était plus complexe. Comment as-tu travaillé l’écriture de ce film ?
Je ne sais pas s’il faut en parler par rapport à Notes pour Debussy. Ce qui est sûr, c’est que pour moi Drancy devait être un film très simple. Mon ambition c’était seulement de dire : « voilà, ça a existé et ça s’est passé comme ça », du point de vue des victimes, des gens qui ont été internés là et qui sont des rescapés. D’autre part, ce qui m’avait frappé c’est que la barbarie ne naît pas dans des endroits exceptionnels. C’était un lieu ordinaire, fait pour la vie et pour l’habitation, et qui ensuite a été « rendu » à cette destination initiale. Le troisième élément, c’est que ce qui fait le sens de Drancy n’était pas visible. D’une part, le camp de Drancy n’existe plus, malgré le paradoxe de langage par lequel les habitants qui vivent autour aujourd’hui continuent d’appeler cet endroit le « camp ». D’autre part, ce lieu d’internement n’avait de sens pour ses initiateurs nazis que d’être l’antichambre d’Auschwitz. Mais personne ne le savait. Un, ce n’était pas marqué dessus. Deux, ce n’était pas conçu en soi comme un camp d’extermination. Trois, les gens qui étaient internés-là ne savaient pas où ils allaient après. Ils allaient à « Pitchipoï ». Donc déjà, il y avait une sorte d’ambiguïté constitutive du lieu. Pourtant, la réalité de cette cité de la Muette, et son horreur, c’est bien d’avoir été l’antichambre des chambres à gaz. C’est ça sa vérité. Ce n’est pas simplement d’être une sorte de cité HLM de la fin des années 30 utilisée comme camp d’internement.
D’autant plus qu’il existe peu de documents d’époque pour Drancy, tournés ou photographiés entre 41 et 44, et qu’il y en a encore moins qui ne soient pas frappés de suspicion. Ceux qui existent étaient souvent mis en scène par les nazis à des fins de propagande. J’utilise quelques-unes de ces photos dans le film, par exemple celle où l’on voit des détenus avec du pain dans les bras. Tout ça pour faire croire: vous voyez, finalement les juifs ne sont pas si mal traités. Autrement, il n’y avait que des documents volés, avec cette espèce de flou. Donc pour moi l’objectif était de retrouver ce lieu mixte, ambigu, en jouant sur la surimpression, la superposition, le glissement entre l’image d’aujourd’hui et les traces de l’image d’hier, pour essayer de constituer l’image d’un lieu qui s’approche de la vérité de ce qu’était le camp de Drancy.
C’était redoublé dans mon esprit par le fait que les témoins que j’avais rencontrés disaient tous que leur vie s’était arrêtée là. Dans la mesure où Drancy était pour eux le début d’Auschwitz. Ils avaient le sentiment de « faire du rab », comme m’a dit l’un d’eux. Et donc, quand je les ramenais là, soit physiquement pour certains que j’ai filmés sur place, soit par la technique-par la surimpression comme me le permettait la vidéo- j’en faisais littéralement des « revenants », des gens qui continuent à vivre en ayant le sentiment qu’ils ne sont que des fantômes d’eux-mêmes; par solidarité avec ceux qui sont morts et qui hantent les lieux, mais aussi parce que l’expérience qu’ils avaient vécue était trop forte, trop abominable, trop insoutenable. Ils en avaient le souffle coupé, ils étaient murés en elle. D’ailleurs certains d’entre eux n’en avaient jamais parlé, même à leurs proches. Ils n’ont commencé à en parler qu’à cette époque-là, qui coïncidait avec le moment où j’ai commencé à tourner. Sans doute parce qu’ils atteignaient un certain âge, pressés par la nécessité de témoigner. Souvent ils n’en avaient jamais parlé auparavant à leurs enfants ou à leurs petits-enfants.
L’histoire sans fin
Un des points forts du film, c’est ce que tu appelles la superposition. Le point culminant est dans l’exploration du sous-sol où on voit que les traces du passé existent physiquement dans le réel présent, ce n’est pas seulement un jeu vidéo. C’est quelque chose qui existe. Ceci dit, y compris dans l’histoire que lu racontes, il y a un saut temporel quand on passe des gens qui racontent leur déportation à Auschwitz, avec ces membres du même réseau communiste qui se retrouvent et tentent de s’organiser, qui essaient de maintenir un peu leur solidarité, et puis on passe à l’interview du sculpteur et au monument d’aujourd’hui. Toute la période de la fin du camp, de la libération et de l’épuration, parce qu’on suppose quand même que cette histoire a eu des conséquences, des procès, qu’il y a une autre histoire qui a continué autour de ce lieu à la libération, ça tu n’as pas voulu raconter.
Effectivement, je n’ai pas voulu. Il y a deux choses sur lesquelles j’ai essayé de me concentrer. Pour moi le film devait être un film d’alerte, à un double titre.
D’une part, on racontait quelque chose qui s’était passé sur le territoire français avec, plus que la complicité, la participation active des autorités françaises. C’était un camp administré par les français. Il n’y a jamais eu plus d’une poignée de S à Drancy. Même quand le camp a été pris en main par les services d’Eichmann, c’était toujours des gendarmes français qui effectuaient la garde du camp. Et cet endroit était une machine à déporter vers une machine à exterminer. Il ne se trouvait qu’à cinq ou six kilomètres du centre de Paris, dans la proche banlicue de la capitale, dans le grand Paris comme on dit aujourd’hui, par un ironique retour sémantique qui évoque le « gröss Paris » de l’Occupation. Alors, c’est vrai qu’il y a l’histoire du camp après. Sa libération et l’épuration. (Il aurait fallu citer les carnets de Sacha Guitry, qui prétendait que les juifs étaient mieux traités que lui à Drancy, qu’il y avait moins de punaises dans leurs paillasses !) Mais, d’une certaine façon, pour moi ce n’était plus l’objet du camp. Le sujet principal c’était la déportation à grande échelle.
L’autre point central, c’était de dire : vous voyez ce truc-là, cette monstruosité, cette espèce d’horreur quotidienne, ça peut naître à deux pas de chez vous, et ça naît de manière insidieuse. Décrire le processus par lequel d’un camp d’internement banal (si je peux dire ! parce que même un « simple » camp d’internement n’est jamais banal) on était passé à un camp de déportation vers les camps de la mort, c’est ça qui m’importait. Alors j’ai préféré finir avec cet avertissement dont le sculpteur était porteur, dont le monument était porteur, plutôt que de revenir sur une partie historique qui n’était pas centrale à mes yeux. D’autant plus que, pour moi, la force émotionnelle du film fait partie intégrante de son pouvoir d’alerte, qu’il avait atteint là une sorte de sommet dramatique, et je ne voulais pas qu’il retombe.
Ceci dit, jusqu’à un certain moment tu racontes l’histoire du lieu avec les dates, les repères.
Jusqu’à ce que la machine à déporter fonctionne. Après, le film ne raconte plus que la machine à déporter.
L’autre point sur lequel j’ai essayé d’être rigoureux et vers lequel j’aurais pu dériver, c’était la tentation de raconter Auschwitz. Bien sûr, Drancy n’a pas de sens sans Auschwitz, mais je n’allais pas refaire Shoah. Lanzmann était en train de le faire, je n’allais pas me relancer là-dedans. C’était le piège. Cependant, dès que tu commences à parler de l’extermination, il y a forcément la tentation, non pas de les ressusciter, mais de renommer chacune des victimes. À partir du moment où tu rencontres des témoins, tu en rencontres d’autres, puis d’autres encore… Ça devient le mémorial de Klarsfeld : il faut nommer chaque personne, chaque mort, chaque disparu. À un moment, je me suis dit qu’il fallait arrêter. Il fallait faire quelque chose de visible par un spectateur ; « l’utilité » du film était là. En même temps, pour sa force d’émotion comme pour sa force d’information, il était indispensable que le spectateur comprenne bien que les gens qui étaient internés là ils allaient à Auschwitz ensuite, avec tout ce que cela représentait. Il fallait faire ressentir ça. Bien sûr les témoins en parlent, mais je me suis efforcé de toujours enclencher les évocations à partir de ce qu’ils ressentaient à Drancy, même s’ils ne savaient pas exactement ce qui les attendait après. J’ai essayé de suggérer ça dans les sous-sols, ce lieu où il y a des traces concrètes, matérielles, de la période où c’était une prison et qui, en même temps, est un lieu évocateur d’un au-delà mal défini mais terrifiant. Je sentais qu’il y avait là une limite à ne pas outrepasser. Pourtant, bien entendu, dans les bandes tournées j’ai des heures de récits qui concernent directement Auschwitz ou d’autres camps d’extermination, par des gens qui en sont des miraculés. Pour eux, Drancy c’était de la gnognotte.
Combien de temps de tournage, combien de temps de préparation ?
Difficile à dire, vue la manière dont je travaille, qui s’étale beaucoup dans le temps. J’ai dû avoir, dans la première phase, trois semaines de tournage pour recueillir les interviews. Après j’ai fait le montage. Une fois le gros du montage fait, j’ai eu trois jours de tournage dans le camp, où j’ai tourné l’autobus et tous les plans qui pour moi matérialisaient l’image « mixte » du lieu, image actuelle et image passée mêlées. Sachant que j’avais monté le témoignage de telle personne m’ayant raconté tel fait concret, je tournais des images précises à partir de ça, sur place, comme si le récit s’appliquait directement au lieu d’aujourd’hui. Et aussi, à partir des photos d’archives, des cadrages précis. J’ai eu 3 ou 4 jours de tournage pour ça, plus une ou deux journées de raccords plus tard, pour les photos. Entre 4 et 5 semaines de tournage en tout, à trois personnes.
Par rapport à ta démarche documentaire, et au regard de ton film, sa m’intéresserait de connaître tes réactions vis-à-vis de Hôtel du Parc.
Hôtel du Parc est dans le vif d’un problème que j’ai moi-même rencontré dans mon propre travail, que tout documentariste rencontre souvent, celui de ce que j’appellerai « l’objet fuyant ». Je m’explique.
Quand je me suis trouvé devant la Cité de la Muette au moment de faire le film, je me suis demandé : comment filmer l’objet « camp-de-Drancy » ? L’objet « camp-de-Drancy » n’existe pas. Je ne peux pas le filmer. Je dirais que, dans sa réalité matérielle, c’est un mixte de deux images, image actuelle et image passée. Et ni l’une ni l’autre n’est conforme à sa vérité. Ce qui me paraît être sa vérité. Sa vérité c’est d’avoir été un lieu de déportation massive et industrielle. Et cette vérité, il faut la construire.
Pour Beuchot et les auteurs de Hôtel du Parc , le problème était un peu identique. Ils avaient devant eux un objet fuyant. Vichy et la collaboration ne s’avouent pas en tant que tels. De plus, les témoins avaient disparu et il leur fallait raconter cette histoire avec des faux témoins, plus vrais que les vrais. Mais toute la question est là. Comment faire pour que ces témoins mis en scène, construits, soient « vrais » ? Faut-il simplement axer tout le travail de la mise en scène à les rendre vraisemblables, plausibles, ou faut-il au contraire affirmer constamment qu’ils sont à la fois des personnages et des acteurs, des vrais et des faux, des originaux et des doubles ? À mon sens, c’est cette dernière affirmation-là qui manque dans le film, au profit de l’autre optique qui est trop présente. C’est comme la représentation de la théâtralité au cinéma: plus on veut la masquer, au profit de je ne sais quel « naturel », et plus elle apparaît ; au contraire, plus on l’affiche et plus elle s’efface. Du coup, le point de vue sur cette Histoire disparaît. On ne sait plus qui nous parle et d’où.
Mes réserves ne proviennent pas du fait que ça soit reconstitué ou qu’il y ait des procédés liés à la fiction dans le film. Je dirais, au contraire, que j’ai une grande sympathie pour ce mélange, puisque j’ai souvent moi-même la tentation de le faire. Je l’ai fait dans Nasdine Hodja au pays du business. En plus, je trouve que c’est très bien fait. La mise en scène des faux documents de 1953 est très habile, retrouve l’esthétique du documentaire de l’époque, les faux raccords, l’intervieweur présent dans le plan, les plans de coupe sur l’intervieweur, etc. Tout ça donne un style magazine Pathé des années cinquante très réussi. Donc je trouve ça très fort. Le seul inconvénient c’est que c’est source de confusion, parce qu’on a l’impression que tout l’effort du film tend à constituer cette vraisemblance-là plus qu’à faire comprendre la collaboration aux spectateurs.
Et là, c’est un problème de repères personnels par rapport à la réalité à laquelle se réfère le film. Quand moi, spectateur, j’ai suffisamment de références, je trouve que le film fonctionne bien. Et il fonctionne bien pour moi dans la deuxième partie. Pourquoi ? Parce que dans la seconde partie, le point de vue des gens qui font le film me paraît plus clairement affirmé. II me semble plus critique par rapport aux gens de Vichy qui me sont montrés, même « faussement » , même représentés par des acteurs, parce que lorsqu’il est question de la collaboration de Vichy au génocide des juifs, par exemple, là je suis un peu mieux informé personnellement et donc il n’y a pas d’ambiguité. Je vois bien que ce qui est dit par les gens dans le film est montré de manière critique. De même après, quand la guerre a commencé à basculer, quand la résistance est un fait réellement acquis, parce qu’on est maintenant en 43-44, on sait où on va, on sait quel est le bon côté en quelque sorte.
Dans la première partie du film ce n’est pas le cas, parce qu’on a un discours historique de gens en 53 qui est un discours de justification. Et tout l’effort du film est fait pour rendre plausible, vraisemblable, ce discours de justification. Donc, en fait, il va dans le sens de ce discours de justification. C’est ça qui m’a beaucoup gêné. Du coup, il n’y a plus aucune distance critique et, en plus, on est totalement largué, pour comprendre les faits et suivre l’histoire. Je suis complètement perdu: qui sont ces mecs ? de quel point de vue ils parlent ? et ces journalistes, quel rôle jouent-ils dans cette affaire ? Je trouve qu’au départ il aurait fallu que le dispositif du film soit beaucoup plus clairement établi pour le spectateur. Parce qu’en fait il est net, mais ses intentions sont floues. Car, même s’il est dit que ça part de l’exécution des deux derniers collaborateurs et qu’ensuite ça continue avec celle fausse reconstitution à la sortie de l’exécution, tout le film démarre de là et il y a un dispositif qui le happe comme spectateur, sans te prévenir et sans se signaler en tant que tel. Tu ne sais pas où tu en es par rapport aux « documents », au statut des images que tu vois et des sons que tu entends.
On a l’impression que les auteurs et le réalisateur se sont laissés prendre au piège de leur intelligence.
Leur intelligence est, peut-être, de ne pas avoir suffisamment réinterrogé au cours du tournage et du montage la fausse bonne idée de départ qu’ils avaient.
Du coup, ça devient un peu exercice de style là où on exige qu’il y ait une lumière braquée sur la vérité de cette affaire-là et qu’il y ait une compréhension qui soit transmise.
Et je pense que c’est une exigence dont ils percevaient moins le manque parce que, eux, ils étaient surinformés sur le plan historique. Donc cette distance critique que moi, spectateur, je trouve dans la deuxième partie du film parce que je suis suffisamment informé, ils l’avaient, eux, au montage des la première partie parce qu’ils connaissaient bien les tenants et les aboutissants de ce qu’ils montraient. Le rapport qu’ils entretenaient aux faits historiques et aux personnages était clair, pour eux. Du coup, ils pensaient que le film distillait « naturellement » ce même rapport pour nous spectateurs. Or pour nous, public moins informé, ce n’est pas vrai. C’est ça qui m’a gêné. Je me disais : merde, mais de quel point de vue on me parle ? Pas seulement en termes politiques ou idéologiques, mais en terme d’identification. Qui me parle ? De quelle place ?
Cela dit, je ne manifeste ces réticences que parce que c’est un film passionnant, plein de qualités et qui opère un vrai questionnement sur la représentation de l’Histoire et sur la représentation documentaire. C’est un film qui se tient cent coudées au-dessus de ce qu’on voit couramment à la télévision.
Propos recueillis par Michael Hoare.
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Cité de la muette
1986 | France | 1h30
Réalisation : Jean-Patrick Lebel -
Hôtel du Parc
1991 | France | 1h40
Réalisation : Pierre Beuchot -
Nasdine Hodja au pays du business
1985 | France | 1h57
Réalisation : Jean-Patrick Lebel
Production : Les Films de l'Atalante -
Notes pour Debussy – Lettre ouverte à Jean-Luc Godard
1988 | France, Allemagne | 1h20
Réalisation : Jean-Patrick Lebel
Production : Périphérie Production, ZDF, Citécâble
Publiée dans La Revue Documentaires n°6 – Histoire et mémoire (page 49, 1992)