Communs fantômes

Notes pour un peu mieux se perdre dans Révolution Zendj de Tariq Teguia

Robert Bonamy

Dans Révolution Zendj (2013), une géographie documentaire se perd dans un tracé fictionnel qui esquisse, avec insistance, mais non sans tremblement, une pensée du commun à partir du croisement de luttes politiques contemporaines. S’il y a une perte, ce serait donc celle de la légende des cartes, pour mieux inventer ou faire survivre, dans une mobilité assumée quoique fantômale, les lignes du commun.

« À la question “où”, le cartographe des fictions répond “Nulle part” ou plus exactement “perdu” », 1 Ces mots écrits et soutenus en 2001 par Tariq Teguia, dans le cadre de sa thèse de doctorat intitulée Robert Frank. Fictions cartographiques, sont un premier foyer possible d’une préoccupation qui va se disséminer dans Révolution Zendj, jusqu’à la dernière apparition, proche du terme de la fin du film, d’un des deux personnages principaux, le journaliste algérien Ibn Battutâ. Le personnage fait remarquer au guide des marais qui l’amène sur le Chatt-el-Arab, à l’emplacement où des pièces de la monnaie des Zendjs (ou Zanjs) ont été trouvées : « Mais il n’y a rien ». En effet, les quelques plans en à-plats qui décrivent les lieux en font, à perte de vue, un nulle part.

La géographie du film correspond à un parcours qui cherche une piste, un lieu, un visage pour un nom fantôme : Zendj. Si le film fait clairement appel à la révolte des esclaves africains Zendjs au ixe siècle, en terre d’islam, dans l’Irak abbasside – insurrection qui est passée par la conquête du port de Bassorah et la mise en place d’une monnaie – le film ne met pas en scène une leçon d’histoire et l’enquête journalistique est surtout un mobile : elle produit des lignes, active une pensée et des images mouvantes. Depuis la première occurrence du mot, prononcé par un jeune homme dont le visage reste masqué par un foulard, alors que le journaliste prépare un reportage dans une région du Sud de l’Algérie appelée le M’Zab (— « Pour qui nous prennent-ils ? Des Zendjs ? / — On pourrait réveiller nos fantômes. / — Vos fantômes ? / — Tu peux prendre tes photos. Nos fantômes sont les vôtres »), l’ensemble des lieux, des collectifs, des communautés ou, plus exactement du commun, que cherche à approcher le film sont habités, c’est-à-dire hantés secrètement, par ce « comme un », ce nom singulier et pluriel : Zendj(s). Le film se fonde davantage dans une mobilité géographique, avec des connexions qui envisagent les liaisons entre plusieurs lieux méditerranéens (dans le désordre, nécessairement, puisqu’ordonner le film irait trop contre sa logique particulière : Thessalonique et ses étudiants, le port du Pirée, Beyrouth, le camp de Chatila, l’Algérie, L’Irak, etc. que dans une explicitation historique l’apport didactique serait au contraire de consolider une origine possible d’une multitude d’insurrections contemporaines. On ne s’étonnera guère que dès son travail de thèse de 2001, Teguia fasse référence aux « tracés exploratoires du grand géographe arabe Ibn Battutâ » 2, dont les travaux au xiie siècle sont pourtant très éloignés, à première vue, des voyages documentaires ou en autofiction de Robert Frank ou de ses acolytes américains de la Beat Generation. Le personnage principal masculin de Révolution Zendj prend donc le nom de ce géographe arabe, dont la réalité des trajets reste pour le moins historiquement incertaine…

La mobilité du personnage ne le mène donc nulle part. Mais son attrait pour le « nulle part » ou « le fantôme » est à plusieurs reprises formulé oralement dans le film. Il l’est aussi dans la situation que propose une séquence. Ibn Battutâ et Nahla, jeune militante gréco-palestinienne, personnage féminin principal, se retrouvent au bord de l’eau, avec la ville de Beyrouth en fond d’image. Les raccords entre les plans désorientent assez, les deux figures sont filmées en profil gauche, en plan de demi ensemble. Un raccord se fait, dans une étrange continuité sur le profil droit de l’homme, en plan rapproché buste. Le visage se retourne ainsi étrangement. Le retournement est une figure filmique constante de Révolution Zendj. Les repères tendent à se perdre, mais le montage affirme surtout un changement d’orientation toujours possible. Les plans de dos sont quant à eux très fréquents, mais c’est pour tendre dans les temps saillants à l’affirmation d’une présence, d’un visage. Dans cette scène au bord de la mer, donc, Nahla est ensuite filmée en plan rapproché gauche, son visage se retourne de face avant que le raccord ne la replace cette fois en profil droit, face à l’homme qui prend une photographie avec un petit appareil. Avec un peu plus de distance, la ville est derrière leurs deux profils. Alors que la jeune femme pourrait sembler dans l’axe de la prise de vue, on comprend rapidement que l’homme cadre autre chose. Plutôt que la ville ou le visage : le rien, le nulle part, la perte et son devenir. Elle : « Qu’est-ce que tu photographies ? Il n’y a rien. ». Lui : « Justement, j’essaie de voir comment cela devient ». Il est question de frontières à atteindre pour Nahla et pour le moment inatteignables pour Ibn Battutâ : le Sud et Bagdad. Mais la mer photographiée correspond davantage à une quête avec une absence de contours, une recherche dispersée. Le rien n’est pas un état, nihiliste, plutôt un devenir, dispersé, qui est toujours susceptible de relier des communs et de participer à une quête, même si, selon les propres mots du personnage masculin, lorsqu’il rencontre un antiquaire à un autre moment du film, elle s’apparente à une chasse au Snark...

La mer, ce qu’elle permet d’atteindre et de perdre, est notamment mentionnée dans le texte de Michel Butor, Mobile. Etude pour une représentation des Etats-Unis, que des étudiants grecs récitent devant l’esquisse d’une carte avec, en abrégé, quelques noms d’Etats américains. Parmi les multiples langues et accents étrangers du film, si la langue pratiquée par les Algériens est décrite par une galeriste d’art contemporain comme une « invention » dans ses pratiques hybrides, la récitation en français du texte de Butor par des étudiants grecs est elle aussi une invention. Un passage est répété : « La mer qui permettra de t’approcher… de te sentir, de te frôler… de te caresser… de te prendre. » Le texte est dit devant quelques noms d’Etats. Un jeune étudiant, de profil, lit ce passage. Derrière lui, les abréviations sont MO MISS ALA. Des lettres se perdent, d’autres résonances apparaissent. Des plans de la séquence transforment d’autres noms : PEN VO. Un réseau d’actualités politiques et religieuses se met possiblement en place, non seulement à propos de la langue, mais assez immanquablement quant à l’islam. Les termes sont pris dans un tournoiement et un tremblement qui réunissent plusieurs approches. Plus généralement, Révolution Zendj raconte une confrontation entre des investisseurs américains – mus par la religion du profit teintée de justifications fondées sur des croyances intégristes – aux personnages mobiles, traversant les frontières et ne craignant pas d’arriver « nulle part ». Une des préférés séquences du film présente les investisseurs américains comme des nouveaux conquérants citant pompeusement Whitman et cherchant à imaginer un parc d’attractions et de commerce en Irak. Ils tracent les lignes d’un nouveau cadastre, qui se veut triomphant. La mobilité des protagonistes du film cherche bien à leur faire perdre quelque chose : non seulement la tête, en leur volant leur argent à Beyrouth, mais aussi la légende de leur carte au profit de lignes de fuite qui effacent tout ordonnancement afin de redonner, malgré tout, du sens. Un sens de la mobilité qui appartient à une autre philosophie et à une autre littérature. Rami, jeune palestinien que Nahla et Ibn Battutâ retrouve au camp de Chatila, envisage de partir aux Etats-Unis après qu’ils aient dérobé l’argent des entrepreneurs américains. Ibn Battutâ l’invite ainsi à y saluer le fantôme de Jack Kerouac…

Si un point de départ pour le personnage masculin est le célèbre géographe arabe Ibn Battutâ, Anaïs Farine rappelle, dans son étude du film Révolution Zendj, que Nahla trouvent une provenance dans le titre éponyme du film de Farik Beloufa (Nahla, 1979). Dans ce film algérien réalisé à Beyrouth, Nahla est « Une chanteuse “incarnant l’espoir d’une unité transnationale arabe” » 3. Nahla est donc le personnage qui part du collectif de jeunes militants anarchistes grecs pour entrer en relation avec cette quête des Zendjs, qui pourtant ne la concerne pas particulièrement dans un premier temps. Non seulement, sa rencontre avec Ibn Battutâ la met sur cette piste, mais elle croise aussi un fantôme lors de son retour en Grèce. Un homme noir, de taille importante, habillé d’un costume élégant se tient devant un paquebot nommé « Blue ». Son identité n’est pas donnée. Sa provenance non plus. Un fantôme Zendj ? Un noir américain ? Au passage, il glisse à Nahla qui se rend à Athènes : « La Grand’ville a le pavé chaud, Mademoiselle ». On reconnaît un vers du Chant de guerre parisien, le poème sur La Commune de 1871, écrit par Rimbaud. La perte de repère historique s’accompagne d’une « invention spatiale » de l’histoire. A ce titre Anaïs Farine convoque avec pertinence le livre de Kristin Kross, La Commune de Paris et l’invention de l’histoire spatiale. Le personnage de Nahla marche alors de face pour rejoindre un mouvement de foule, d’insurrection dans les rues d’Athènes.

Si l’on revient à cette scène a priori de déception ou de disparition de toute trace des Zendjs sur le Chatt-el-Arab, il convient d’ajouter que le guide répond au « Il n’y a rien » par un « Nous sommes là ». La perte, la disparition, se renverse en un visage, celui du guide, qui s’affirme en enlevant son foulard. Le film est rempli de visages couverts, de foulards, de keffiehs, etc. Souvent des visages masculins. Fréquemment, les corps et les visages sont filmés de dos ou se perdent dans des reflets, des surimpressions. La surexposition du début du film paraît prendre ce même rôle. Ces différents éléments masquent, mais aussi réunissent des identités. La quête des Zendjs est elle aussi présentée comme celle d’un visage fantôme.

Quelque chose se retourne en cette fin de film, avec l’affirmation du « Nous sommes là ». Les fantômes s’incarnent, pour donner un élan à la marche, sans perdre l’idée de commun. Les deux personnages du film ne sont pas des figures héroïques, ils sont eux-mêmes amenées prendre place dans un mouvement commun, qui existe grâce à l’étranger, ou à se perdre au moins momentanément dans un lointain.

Ce que le cinéma de Teguia cherche à ne pas perdre, c’est une idée de fraternité que Nicolas Klotz a qualifiée d’électrique : « Le cinéma de Tariq Teguia est entièrement engagé à rouvrir tout ce qui a été fermé par les autorités de son pays. C’est un cinéma puissamment libérateur, un cinéma électrique qui veut redessiner les territoires, forcément subversifs, du présent. Son pays, c’est bien sûr l’Algérie, mais aussi le Moyen Orient, mais aussi l’Europe 4 ». Autour de Révolution Zendj, Tariq Teguia a réalisé deux essais documentaires 5. Le premier est une forme très brève, de soixante-dix secondes, réalisée pour les soixante-dix ans du festival de Venise, en 2014. Il travaille un geste, celui du retournement du personnage de Nahla, le temps d’une phrase filmique. On perçoit le cinéaste à sa table de montage devant des plans de Révolution Zendj et deux posters accrochés à un mur : une affiche de Film Socialisme de Jean-Luc Godard et une image d’Angela Davis. Sans doute que les pratiques intersectionnelles prônées dans les écrits d’Angela Davis, récemment réédités en France 6, qui visent à créer des relations là où l’homogénéité néolibérale accentue les différences et les inconciliables participent à inventer une méthode filmique pour une lutte commune. Avec Révolution Zendj, mais dès ses premiers écrits et ses premiers films, Tariq Teguia n’a jamais perdu de vue cette méthode. Espérons que ses fantômes filmiques continueront à être les nôtres.


  1.  Tariq Teguia, Robert Frank. Fictions cartographiques, Université Paris 8, soutenue le 29 octobre 2001. Sous la direction d’André Rouillé, p. 25 du Tome 2.
  2. Tariq Teguia, Idem, p. 32.
  3. Anaïs Farine, Revolution Zendj. Polygone étoilé sur fond de Méditerranée. in Bertrand Baqué, Cyril Neyrat, Clara Schulmann et Véronique Terrier (éd.), Jeux sérieux. Cinéma et art contemporains transforment l’essai, Mamco/Head Genève, 2015, p. 289. Elle s’appuie notamment ici sur le texte de Reda Bensmaïa, « Cinéma algérien et «caractère» national », in Jean-Pierre Brossard (éd.), L’Azérie vue par son cinéma, Locarno, éd. Festival du Film, 1981, p. 164.
  4. Nicolas Klotz, Transfuge, n° 86, mars 2015, p. 12.
  5. Sur deux essais documentaires de Teguia : Robert Bonamy, « Le cinéma demain encore dira : ici, il y a quelqu’un (à propos de Tariq Teguia) », in revue Multitudes, n° 61, hiver 2015, p. 195-203.
  6. Particulièrement Angela Davis, Une lutte sans trêve, éditions La fabrique, 2016. Textes réunis par Frank Barat. Traduction : Frédérique Popet. Sur cette édition, notamment, lire l’analyse de Jean-Philippe Cazier pour la revue Diakritik : https://diacritik.com/2016/08/12/angela-davis-une-vie-politique-une-lutte-sans-treve

  • Révolution Zendj (Thwara Zanj)
    2013 | Algérie, France, Liban, Qatar | 2h13
    Réalisation : Tariq Teguia
    Production : Le Fresnoy – Studio National des Arts Contemporains, Neffa Films

Publiée dans La Revue Documentaires n°28 – Disparition(s) (page 45, Mai 2017)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.028.0045, accès libre)