Conférence de presse avec Jean-Luc Godard

Mardi 18 mai 2004

Ce texte est de la CIP-IDF

En 2004, à l’occasion de la présentation de Notre musique à Cannes Jean-Luc Godard nous proposa, suite à des pourparlers, de partager la conférence de presse. Le texte qui suit fut énoncé dans ce cadre et dans « le bunker » du Palais des Festivals, le 18 mai.

À Cannes, cette année-là, trois cinéastes répondirent à l’appel par des actes : Paul Vecchiali, Jean Luc Godard et Philippe Garrel. C’est tout.

Deux jours plus tôt, lors d’une intervention au Star Cinéma, salle dédiée au marché du film, le verrouillage policier de la ville se traduisit par le cassage de gueule de manifestants, de badauds et de journalistes, suivi pour certains de blessures graves, d’arrestations et de menaces de procès. Par la suite, un policier membre de la Brigade Anti-Criminalité comparaîtra au Tribunal de Grasse, avant d’être relaxé. Le lendemain, lors de la conférence de presse du comité de suivi dans le palais du festival, le nouveau ministre de la culture annonce le rétablissement des droits pour les femmes enceintes et la création d’un Fond provisoire financé par l’état.

Intermittence et précarité

Notre tâche ici serait de vous faire voir en parlant. Une des tâches de la politique aujourd’hui serait de rendre visible ce qui est invisible. Ce pour quoi nous sommes à Cannes. Ce pour quoi nous avons besoin du cinéma. Lorsque nous avons rencontré Jean-Luc Godard, nous avons notamment parlé de Six fois deux, série de films plus jamais montrée. D’autres nous avaient parlé de Six fois deux, c’est-à-dire nous l’avaient montré ; nous ne pouvions parler de cette série, alors que nous ne l’avions pas vue. Nous pourrions donc partir de là, afin de vous faire voir notre situation.

Depuis onze mois, nous butons, patients et déterminés, contre des murs. Ces murs s’appellent MEDEF (Mouvement des Entreprises de France), CFDT (Confédération Française Démocratique du travail), Industrie Culturelle, Emploi, État. Depuis juin 2003, nous avons dit intermittents et précaires, nous n’avons pas dit artistes et techniciens. Pourquoi : parce que nos pratiques (nous avons eu le temps d’y penser) ne peuvent pas se nommer selon ces clivages et ces catégories, parfois antagonistes. Nous sommes une coordination. Nous ne disons pas pour autant que l’art, les techniques, l’histoire et les histoires, ne sont pas des éléments nécessaires à la fabrication d’une œuvre. Nous sommes des précaires. Alors c’est quoi un précaire, ou plutôt ce serait quoi être précaire. À partir de quelles modalités de travail et/ou d’assignation se construit cette figure.

Être précaire, c’est faire du télétravail la journée et répéter le soir un spectacle d’importance.

Être précaire, c’est avoir trente-trois ans, être post-doctorant et travailler cinquante heures par semaine au noir pour la Ligue contre le Cancer.

Être précaire, c’est être journaliste pigiste sans allocations-chômage, et travailler pour la presse people ou féminine, ou pour des hebdomadaires télé.

Être précaire, c’est être chômeur et jouer son propre rôle dans un documentaire pas payé.

Être précaire, c’est être candidat ouvrier chez Toyota à Valenciennes, et passer un casting de motivation.

C’est être sans papiers, embauché au noir chez Bouygues (patron de TF1), ou nettoyer bénévolement les plages polluées par l’Erika.

C’est le cadreur du cinéma porno en attente d’un vrai projet.

C’est être guichetière à la SNCF, sept heures par jour avec une coupure de trois heures au milieu (on appelle cela annualisation du temps de travail).

C’est être étudiant chez Mac Do.

C’est être acteur payé six cents euros par mois dans et pour le festival in d’Avignon.

C’est être facteur (porteur de nouvelles) sous contrat à Bellac en Haute-Vienne.

C’est être chômeur saisonnier et faire un stage pour apprendre à rédiger un CV.

C’est être cinéaste sans avance sur recettes, malgré l’évidence du projet et de ce qui se construit.

C’est être ouvrier palestinien ou chinois et travailler à construire le mur de la séparation en Israël.

C’est être en CDD (contrat à durée déterminée) au Carlton ou dans le festival.

Être précaire, c’est être hors compétition et victime de la concurrence.

C’est s’appeler Zinelli et construire une œuvre pas à pas à l’ombre de l’Italie dans un hôpital psychiatrique.

La précarité est une politique d’assignation, une volonté de séparer et de contrôler.

Ainsi, si le cinéma fut et reste encore un pays supplémentaire, la précarité est un continent. Le temps de travail du précaire c’est la discontinuité. L’intermittence, c’est la discontinuité. Les intermittents ont des emplois précaires, et les précaires, des emplois intermittents. Alors la discontinuité c’est quoi. La discontinuité du travail ce serait quoi. La discontinuité du travail, c’est avoir plusieurs patrons. C’est être souvent son propre employeur. C’est alterner périodes de travail et périodes chômées. C’est aussi une forme de servitude : être à la merci d’un coup de téléphone ; assujetti à des cooptations ; jeté et remplacé au pied levé ; c’est être mobile et répondre parfois à la demande, fut-elle dégueulasse. C’est devoir se loger dans le désir de l’autre afin de mériter son rôle. C’est servir et alimenter l’industrie culturelle.

C’est aussi savoir où on se trouve alors que l’on fait des choix difficiles et exigeants (choix politiques). C’est vouloir se tenir hors du cahier ; c’est tenir d’autres promesses.

L’intermittence c’était aussi une assurance de salaire garanti moyennant un temps de travail déclaré, s’assurer un revenu à partir de cette discontinuité du travail.

Précarité et cinéma

Ce pour quoi nous sommes aussi à Cannes où les meilleurs films sont ceux que l’on ne voit pas.

En lutte(s), présents depuis onze mois, ce que nous défendons, nous le défendons pour tous. Nous sommes une coordination d’intermittents et de précaires.

Nous n’avons jamais autant entendu parler d’Exception Culturelle alors que s’organise méthodiquement la casse des droits sociaux. C’est quoi cette symétrie. Un projet à l’échelle de la nouvelle Europe de constitutions de pôles d’excellence ? Un nouveau corporatisme construit à partir de l’obtention de cartes professionnelles ? L’anéantissement programmé de pratiques exigeantes et minoritaires ? L’installation de pôles européens de télé-réalités ?

Ici dans cette ville entreprise sont réunis les principaux acteurs de l’industrie culturelle et leurs rampes de lancement (producteurs, ministres, journalistes, télés, stars…) ; Bouygues, Murdoch, Vivendi, Time Warner, Lagardère, ces noms devenus communs, monteront les marches sanctifiées du box-office, alors que nous descendons comme tant d’autres vers la précarité. Poussés vers la sortie. Ces prédateurs et leurs ministres disent diversité culturelle, droits d’auteurs, défense de la création. Nous n’y croyons pas. Il semblerait que sous ces étendards se cache un programme de capture et d’exploitation de nos puissances de coopérations et d’inventions. Programme de remise au travail forcé.

Mais, Il y a encore des cinéastes et des techniciens. Qui travaillent avec ce tout venant. Cinéastes sans emploi ; techniciens au turbin. Nous aimons le cinéma. Nous sommes ici aussi pour le dire. Nous savons que le prolétariat, la misère, la précarité — de Stroheim à Flaherty en passant par Chaplin, Renoir, Barnet, Ford, Grémillon, Vigo, Rossellini, Bresson, Mizoguchi, le vaillant groupe Medvedkine jusqu’à La Promesse des frères Dardenne — irriguent encore l’industrie cinématographique et son histoire. Nous en sommes honorés, mais cela ne suffit pas. Ces œuvres de l’esprit ont construit pas à pas ce pays supplémentaire, cet archipel logique oh combien producteur de richesses et de désœuvrements ! Or, nous sommes en passe d’en être totalement exclus alors que nous en sommes les sujets et la musique. Notre musique. Il n’en est pas question. Les films, c’est pas entrées et sorties ; ou sinon c’est pas la peine de les faire, de les voir, de les entendre, pas la peine d’y penser.

Saviez-vous qu’un des programmes de remise au travail de la jeunesse belge s’intitule le programme « Rosetta », que la veuve Schindler vit dans la précarité en Amérique du Sud, que les protagonistes de Être et Avoir furent récompenses d’un voyage à Disneyland, que les images qui nous restent de la prise du Palais d’Hiver sont celles d’un film, savez-vous combien furent payés les anciens mineurs figurants de Germinal ? Une misère. Misère pour rejouer le pire. Savez-vous combien rapporte le commerce des larmes et de l’indignation ? Des fortunes.

Nous nous rappellerons cela : que Garrel a été le seul, naissance de l’amour, à filmer les morts irakiens carbonisés de la première Nouvelle Guerre Mondiale, que Straub et Huillet disent encore ouvriers, paysans, que Godard et Miéville disent encore ici et ailleurs et Hannah Arendt, que Kiarostami a retrouvé il n’y a pas si longtemps la maison de son ami, que Kleifi et Sivan se sont mis en route, que Prin et Habchi font leur film comme les ouvriers algériens du Nord jardinent, avec jamais assez d’eau ; que personne n’a laissé Chaplin réaliser son projet à partir d’un rescapé des camps amnésique qui ne savait que crier. Nous nous rappelons aussi que lorsqu’une chaîne de télévision appelle une émission la Ferme Célébrité, ce qu’elle veut dire en fait c’est « Tais-toi Paysan, et crève » (l’écran).

Nous sommes sans intentions et pleins (aux as) de propositions. Nous savons que dans la précarité, il y a pré (celui où Vincent mit l’âne) et lutte pour l’obtention de nouveaux droits sociaux collectifs. Nous savons qu’en langue Ourdou, il n’existe pas de mots pour dire hier et demain parce que c’est l’affaire des dieux, et qu’il en existe de nombreux pour dire maintenant parce que c’est l’affaire des hommes. C’est pas par ici la sortie, non. Nous venons à peine d’entrer, à force. Il y a le sous-sol, nous arrivons au rez-de-chaussée, tiens, il y fait mieux jour ! Bientôt nous envisageons de gratter le ciel pour le faire rire.

Modalités de lutte et propositions

Nous disons occupation et résistance.

Nous disons blocage de la société entreprise, réappropriation de l’espace culturel, partage des savoirs et des pratiques (un au-delà de la grève se construit).

Et Nouveau Modèle d’Indemnisation des Salariés Intermittents : mutualisation, solidarité interprofessionnelle, juste répartition des allocations, assouplissement, continuité de droit et discontinuité de l’emploi.

Le chômage n’est plus un incident de parcours, les cotisations ne suffisent plus pour faire face à la discontinuité de l’emploi. Il faut revoir le financement global de l’Unedic, nous y travaillons. Nous voulons l’ouverture des données de l’Unedic et une expertise réelle et indépendante. Nous avons besoin de sortir de cette opacité.

Les annonces du Ministre ne remettent absolument pas en cause le fond de la réforme de l’assurance-chômage des intermittents, en application depuis le 1er janvier 2004. À savoir le glissement d’un système mutualiste et interprofessionnel vers des dispositifs d’épuration, de contrôle et d’individualisation.

Nous persistons : une réforme de l’ensemble du système d’assurance-chômage doit être engagée avec l’ensemble des concernés.

Alors qu’une nouvelle convention Unedic devrait être adoptée avant le 1er juillet, des urgences démocratiques sont essentielles :

  • l’accès aux données financières et sociales que cette institution détient
  • la réalisation d’une expertise indépendante de son fonctionnement et de son rôle
  • l’ouverture d’une négociation avec l’ensemble des concernés.

Nous avons des propositions cohérentes pour un nouveau régime d’indemnisation des salariés intermittents, élaborées selon nos pratiques d’emploi : elles doivent être prises en compte.

Abrogation du protocole Unedic

Expertise

Négociation avec l’ensemble des concernés

Nos actions ne connaissent pas de pause


Publiée dans La Revue Documentaires n°20 – Sans exception… culturelle (page 45, 3e trimestre 2006)