Contrôle de la pensée

Entretien avec Francis Micquet

Michael Hoare

Comment dénoncer les médias avec les médias, comment tenir une parole publique en refusant d’être transformé en icône, existe-t-il un documentaire indépendant ? Francis Miquet, l’un des producteurs de Manufacturing Consent, réalisé par Marc Achbar et Peter Wintonick explique ces multiples contradictions.

Je suis un des co-producteurs du film Manufacturing Consent qui a été montré au Cinéma du Réel. Notre compagnie, Necessary Illusions, est à but non lucratif; nous y encourageons la production et la diffusion de médias dits alternatifs.

Au Canada, il y a une loi régissant les compagnies, et qui permet de former un regroupement, une association ou un corps administratif doté d’un statut spécial : il ne paie pas d’impôts fonciers ni d’impôts sur les revenus de la compagnie, à condition que tous les profits soient réinvestis dans des buts décrits par la charte de la compagnie. Dans notre cas, tous les profits doivent être réinvestis dans la production ou la distribution de films. On ne peut pas avoir d’actionnaires. Les profits ne peuvent pas sortir de la compagnie.

J’ai commencé à travailler sur le film un an après son début. Le film a pris cinq ans pour être réalisé. D’autre part, les deux réalisateurs sont certes les vrais créateurs de l’œuvre, mais il y a toujours eu du feedback avec l’équipe de production. Nous avons discuté des différentes étapes, nous avons visionné les différents montages; et, en digérant ces propos et commentaires, cela leur a permis de mieux faire ressortir leurs idées sur le sujet.

Cela pose une des questions du film qui est celle de sa longueur, de la durée de sa réalisation, et du foisonnement de sa forme construite surtout autour des extraits de Chomsky parlant en public, parce que c’est l’essentiel de la matière. D’où vient cette conviction, cette volonté de mener à bien une entreprise aussi longue et difficile ?

L’idée initiale du film est de Marc Achbar. Mais nous étions tous plus ou moins en contact avec Chomsky dans les années 86. Il donnait souvent des colloques, il animait des rencontres sur l’intervention américaine en Amérique Centrale. C’est dans ce contexte que j’ai pris connaissance de ses écrits. J’ai milité, j’ai travaillé avec des groupes de solidarité en Amérique Centrale. Et Marc et Peter ont travaillé avec Peter Watkins qui réalisait son méga-documentaire Le voyage.

Le but du film n’était pas essentiellement de rendre plus « accessibles » les idées de Noam Chomsky : quand il parle au public, il le fait de manière très ouverte, très compréhensible, en considérant qu’il s’adresse à Monsieur ou Madame Dupont. Nous croyions que le film aurait un autre attrait : peut-être par timidité, les gens sont plus facilement susceptibles d’aller voir un film que d’assister à une conférence-débat, dont ils craignent qu’elle ne leur soit inaccessible, tandis qu’un film les met d’emblée plus à l’aise avec la matière. Bref, le but du projet, en fait, était de disséminer plus largement le discours tenu par Noam Chomsky.

Le film adopte à peu près la structure d’une présentation typique de Chomsky. Il sait ce qu’il fait. De ville en ville, il va dans les universités, devant des groupes et ces conférences durent plus ou moins trois heures.

Pendant une heure ou une heure et demie, il délivre son message, et la deuxième partie est consacrée à des questions-réponses. Le film est structuré de la même façon : d’abord le discours de Chomsky, puis des gens interviennent, et par le biais de leurs questions, on tente de donner réponse aux enjeux de la première partie : que peut-on faire ? Comment les mouvements populaires se forment-ils et imposent-ils un changement ? Tel est le mouvement du film.

En rapport à la question de comment faire un film de tout ce matériel, il me semble qu’il y avait deux réponses, l’une qui fonctionnait plutôt bien, et l’autre moins bien. La première consistait à mettre en scène le discours et des interventions de Chomsky dans un cadre hypermédiatisé, le centre commercial du début et de la fin, le stade de football d’abord vide, puis avec des joueurs réels qui apparaissent sur le gazon, et alors on se dit : tiens, ça devient vraiment très surréaliste, très bizarre ! L’autre réponse était plutôt du côté de la caricature, du pastiche de la pub : l’intervention chirurgicale pour tronquer un article, la comparaison des métrages journalistiques consacrés aux massacres du Cambodge et de Timor, la mise en scène pour pasticher une pub de papier toilette, tout cela sent un peu « l’illustration » d’un discours, mais ne découle pas de celui-ci, n’ajoute pas une résonance supplémentaire qui soit vraiment intéressante et nous renvoie à une sorte de radio illustrée proche du cinéma militant.

Les prises de vues dans le centre commercial où Chomsky apparaît sur le grand écran sont là pour créer un paradoxe. On pose la question: comment serait reçu le message de Chomsky s’il était présenté sur les médias de masse, est-ce quelque chose à quoi les gens feraient attention, les gens comprendraient-ils ce qu’il dit ?

C’est aussi pour créer un décalage avec la façon dont son message est communiqué, principalement par les médias alternatifs. En Europe il passe évidemment à la télévision d’Etat, sur les grandes chaînes, mais aux États-Unis il est marginalisé. On n’offre pas de réponse à ce paradoxe.

Au Centre commercial, on voit que les gens s’en foutent complètement. C’est une image comme une autre, les gens font leurs courses. Ils ne remarquent même pas qu’il y a quelque chose de différent à voir.

Absolument. C’est un peu pour contextualiser son message. Pour ce qui est du stade olympique, on avait pensé projeter ses images pendant un match de baseball en public. Mais cela nous aurait coûté très, très cher parce qu’il faut louer l’écran, et l’écran sert à passer des messages publicitaires pendant le match. On a donc décidé d’utiliser le stade vide comme sous-texte pour illustrer le refus, le reniement du message de Chomsky dans l’arène des médias, dans l’arène du grand public.

Ensuite, quant aux pastiches, nous n’avons pas voulu faire un film objectif. Au début de la deuxième partie, on voit des archives sur les réalisateurs des années cinquante qui posent la question de ce qu’est un documentaire. Par ces moyens-là, nous avons voulu remettre un peu en question le procédé standard du documentaire, mettre en évidence le rôle des réalisateurs. D’ailleurs on voit les réalisateurs à différents moments du film un peu à la Hitchcock ou à la Woody Allen qui font des apparitions dans certaines séquences. Il n’y a pas de grandes métaphores. Nous n’avons pas voulu être particulièrement profonds sur le plan formel. On peut dire que les journalistes sont des chirurgiens du texte, mais ce n’était pas tellement notre propos.

Nous cherchions des moyens imaginatifs pour rendre le film visuellement intéressant, mais rendre l’image intéressante par elle-même n’était pas toujours un travail possible. Il n’y avait pas tout le temps un travail pour rendre l’image intéressante en elle-même. Il y avait aussi des raisons pratiques. On avait beaucoup de matière Chomsky, il passe son temps à parler. On peut montrer Chomsky qui parle pendant une heure ou deux, ce n’est pas suffisant pour faire un film visuellement intéressant.

Oui mais aussi la question se pose : pourquoi faire un film à part le fait de rendre la parole plus accessible ? À ce moment-là, pourquoi ne pas faire de la radio, ou des audio-cassettes en vente dans les supermarchés ? On a quand même l’impression qu’ils se sont pas mal gratté la tête en disant : qu’allons-nous bien pouvoir faire ici et là et là.

C’était un bouillonnement d’idées. Nous avions chacun nos idées. Marc et Peter sont évidemment des gens très créatifs. Marc avait un bon sens du graphisme et du cadrage. Il aime beaucoup jouer avec des textes. Il a beaucoup tourné les livres, des plans des livres. Entre autres, la scène de la chirurgie est aussi une parodie de style, celui des séries médicales américaines du genre Marcus Welby M.D. et on a utilisé le même genre de musique commerciale.

Un des moments les plus forts du film, c’est quand on parle du Timor et du Cambodge.

Nous avons choisi de présenter une analyse comparative. Suite à des visionnements, nous avons projeté une version rudimentaire du film lors d’un Festival. Le feedback qu’on a eu c’est que les gens voulaient une illustration concrète dans la mesure où auparavant Chomsky parlait principalement en termes théoriques. Nous avons voulu montrer un exemple concret de la couverture par les médias de deux événements simultanés dans la même région du monde. Bien sûr, il y en a d’autres dont Chomsky parle : l’avion de la Korean Airlines abattu au-dessus de l’Union Soviétique mis en comparaison avec l’avion iranien abattu au-dessus de l’Iran en dehors de toute période de guerre. Mais nous avons choisi le Cambodge et le Timor.

C’est un exemple particulièrement fort parce que la situation au Timor n’a pas évolué. Il y a une actualité de cet exemple qui donne l’espoir qu’il y aura des retombées. Je pense que dans une des séances quelqu’un disait sa satisfaction que quelqu’un parle du Timor.

En fait, depuis le massacre lors d’une manifestation à Delhi en 1991, l’opinion publique s’est un peu réveillée parce que des journalistes occidentaux étaient présents. Il y avait quelqu’un de Pacifica Radio et un journaliste de New York. Et c’est justement parce que le pays a été fermé aux médias, parce que l’Indonésie a bloqué toute entrée des journalistes, qu’il y a eu peu d’informations à part les récits de réfugiés. Nous avons choisi cet exemple car il avait un caractère universel, hors conjoncture. Cela pouvait également sensibiliser les gens à la situation au Timor, on a fait des soirées bénéfices pour des groupes qui militent pour le Timor, on a distribué des renseignements, des publications sur le Timor.

Peux-tu mettre un chiffre sur le film, combien a-t-il coûté ?

Je peux mettre un chiffre sur le film. Sa production a coûté 750.000 dollars canadiens sur cinq ans du développement jusqu’à la copie zéro. Pour un documentaire c’est peu compte tenu qu’au Canada, le coût pour une heure c’est 500.000 dollars, alors que nous avons fait presque trois heures.

Les gens se sont payés pendant cinq ans là-dessus ?

En fait nous vivons au seuil de la pauvreté. Nous contrôlons 10% du film, nous n’avons donc que très peu de revenus de la distribution. Le reste des revenus est distribué aux investisseurs, principalement Télefilm Canada.

Dans le coût du film, il y avait des salaires.

Vue la manière dont le film est distribué au Canada, les producteurs doivent prendre leur cachet pendant la production, car ce qui leur revient de la distribution ne représente pas grand-chose. Effectivement, nous nous sommes payés des petits salaires pendant cinq ans.

Deux questions ensuite: pourquoi le Canada ? quelle est la situation précise qui permet à un tel film d’y être réalisé ? D’autre part, comment avez-vous réussi à engager l’ONF là-dedans ?

Nous avons une chance inouïe d’avoir l’Office National du Film, qui n’agit pas seulement comme une Office qui finance des films mais produit énorméments de documentaires. Il est étrange qu’un film sur un intellectuel américain soit produit au Canada. Le film tel que nous l’avons fait n’aurait jamais pu être produit aux États-Unis. Avant d’avoir la participation de l’ONE, nous avons cherché de l’argent aux États-Unis. Nous avons posté des demandes à deux mille fondations qui aident le cinéma, fait je ne sais pas combien de lettres à des producteurs bien en fonds, nous avons contacté toutes les stations PBS aux États-Unis, une cinquantaine de chaînes à travers le monde. À part une subvention de la J. Roderick Mac Arthur Foundation, nous n’avons eu aucune réponse positive.

Au niveau de la production, les télévisions hollandaise, finlandaise et norvégienne ont offert d’acheter le film dès qu’il serait terminé.

Nous avons ensuite proposé le projet à l’ONF.

Et alors, pourquoi le Canada ? Qu’est-ce qu’il y a de particulier dans la situation canadienne pour que des gens aient envie de faire un tel film ?

Pourquoi des militants ou des cinéastes américains ne l’ont-ils pas fait ?

Plusieurs activistes aux États-Unis ont produit des vidéos sur Chomsky, tourné ses conférences et les ont ensuite distribuées en cassette. Mais nous étions plutôt attirés par l’universalité de son message, et compte tenu de l’envergure de sa pensée, de son renom, nous étions surpris que personne n’aait pas encore décidé de faire un film sur Chomsky.

Évidement entre Canada et États-Unis, les cultures sont assez proches. On l’a senti dans les années 80 lors de l’intervention américaine en Amérique Centrale au Nicaragua et au Salvador; il y a eu une réaction forte au Canada, au sein de la communauté activiste au Canada. Chomsky a beaucoup parlé à ce sujet dans les années 80 au Canada, et les gens ont su réagir. Chomsky a reconnu que sa recherche était utile à ces mouvements au Canada. Nous y étions donc sensibles.

 Il n’y a pas de raison métaphysique. La culture devient maintenant plus universelle. Les frontières ne veulent pas dire grande chose. Essayer de définir dans notre intérêt pour Chomsky ce qui est uniquement américain ou canadien serait assez difficile.

Chomsky offre une méthodologie pour analyser le pouvoir, pour mettre en question certaines valeurs. Dans le film, il s’en tient à peu près aux États-Unis, mais les mêmes questions se posent à d’autres gouvernements, à d’autres situations. Dans le film aussi il indique aussi qu’il porte attention aux média; une des institutions, un des systèmes qui créent l’information dans notre société. D’autres ont porté leur regard sur le milieu intellectuel ou universitaire. Chomsky se pose la question : pourquoi ne met-on pas en question le pouvoir dans l’entreprise, le pouvoir des corporations, etc ? C’est dans ce contexte que, en tant que Canadiens, nous avons voulu faire le film.

Donc sur l’universalité de la pensée, sur la méthodologie d’analyse du pouvoir, pas sur vos questions sur ce que cela signifie d’être Canadiens ou Québecois ?

Non. Par exemple, au Québec où Chomsky n’est pas connu, c’est justement cet aspect du film, ou du message de Chomsky, qui a su attirer les gens. Le cinéma était complet dix-neuf jours de suite. Ce n’était pas une salle énorme, mais le film a su attirer un public qui, sans connaître Chomsky, ou ses recherches en linguistique, est venu pour le message qu’il pouvait livrer dans d’autres directions.

Vous avez engagé l’ONF en accrochant un producteur particulier ?

Peter Wintonick avait proposé le film, plusieurs années auparavant, à un fonctionnaire de l’ONF qui avait refusé net, et l’idée n’a pas été poursuivie.

Ensuite, Peter et Marc ont tourné des centaines de mètres de pellicule qui n’ont pas été développés, qui s’empilaient sur la table du salon de Marc. Ils ont alors pris une photo Polaroid des piles de boites de négatif, ils sont allés à l’ONF, ont dit que les images étaient tenues en « otage », qu’il fallait une rançon pour les libérer des boîtes où elles étaient emprisonnées. Et il a fallu un co-producteur avec accès à un laboratoire, donc l’ONF. Un producteur du Studio C, Adam Symanski, s’y est intéressé, ensuite, il a fallu chercher un télédiffuseur pour avoir un financement de Téléfilm Canada. On a trouvé un diffuseur, VISION TV, diffuseur de programmes religieux mais dont un des programmateurs s’intéressait à Chomsky. Ce qu’ils font est assez risqué. Il s’agit d’un diffuseur sur câble, mais-autre imbroglio- ils n’avaient pas assez d’argent pour payer les droits de diffusion. Ils nous ont donné leur accord de diffuser si c’était nous qui cherchions l’argent pour payer les droits. C’était un peu du blanchissage d’argent, mais cela nous a permis d’aller à Téléfilm.

L’ONF ne produit plus des films à 100% ?

Ils n’ont pas l’argent pour produire des films. Ils font de plus en plus de coproductions, parce qu’ils ont les services, le laboratoire, les coûts internes. Mais ils n’ont pas d’argent frais pour payer un salaire de réalisateur ou un caméraman. Ils recherchent des coproducteurs qui peuvent se mettre en quête d’argent liquide. Ils ont gardé les droits vidéo pour le Canada, mais nous avons la plupart des autres droits mondiaux.

Le film a été montré dans les salles à travers le Canada, il est passé avec beaucoup de succès dans les salles en Australie, il sortira en Nouvelle-Zélande, dans une trentaine de villes aux États-Unis dans des salles d’art et essas. On espère qu’il sera diffusé un jour à la télé, mais nous n’y comptons pas à court terme. Les réactions les plus négatives proviennent des diffuseurs américains. Ils ont très peur de s’engager dans des projets politisés ou qui soulèvent des controverses, en particulier PBS.

En Europe, le film a déjà été vendu à onze pays en Europe, ainsi qu’à des télévisions en Norvège, en Autriche etc. En France, il sera présenté plusieurs fois en salle, et nous espérons toujours trouver un télédiffuseur.

Peut-être par le biais des Allemands, il apparaîtra sur Arte ?

J’ai remarqué qu’au Festival du Réel, Arte est un mot magique, un peu comme un ange.

Comme l’ONF, n’est-ce pas…

Propos recueillis de Michael Hoare


  • Manufacturing Consent
    1992 | 2h47 | 16 mm
    Réalisation : Mark Achbar, Peter Wintonick
    Production : ONF, Necessary Illusions

Publiée dans La Revue Documentaires n°8 – Engagement et écriture (page 109, 1er trimestre 1994)