Interview de Krzysztof Kieslowski
Christine Delorme
C’est l’état de guerre en Pologne en 1982 qui allait décider de la percée fulgurante de Kieslowski dans la fiction.
Fait rare : comme la plupart des étudiants de Lodz, il a réalisé beaucoup de documentaires, et il décide d’y revenir en 1979, alors qu’il vient de terminer son premier long-métrage de fiction : Le Profane.
Un retour à cause d’une rencontre, celle de son scénariste Krzysztof Piesiewicz.
Piesiewicz est alors un jeune avocat qui passe son temps entre les camps d’internement et les prisons pour défendre la cause des prévenus politiques. Ce projet de documentaire sur les procès n’aboutira jamais à cause du Ministère de l’Intérieur qui leur met des bâtons dans les roues. Au-delà de ce premier échec, ils vont élaborer ensemble toute une réflexion commune sur la relation entre la morale et le droit : Sans Fin, le Décalogue… et sur la représentation de la réalité au cinéma.
Pour Kieslowski, « Le documentaire est une très bonne école de la pensée synthétique dans le cinéma. J’aime beaucoup le film documentaire : il donne justement ce contact avec la vie. Dans la fiction, j’invente le monde; mais pour que la fiction corresponde à la réalité, il faut bien connaître le monde réel, et ce monde, on l’apprend à travers le film documentaire. Pour moi, le documentaire est une plus grande forme d’art que le film de fiction, car je pense que la vie est plus intelligente que moi, qu’elle crée des situations plus intéressantes que celles que je saurais inventer moi-même. Par exemple, je n’aurais pas su inventer moi-même un personnage comme le point de vue d’un gardien de nuit. et quel acteur aurait pu le jouer avec sa manière de parler ? Un tel acteur n’existe pas. Ce ne peut être que la personne réellement vivante ».
Nous avons rencontré Kieslowski en 1989 au Festival de Göteborg. Il venait d’apprendre la dislocation du Parti Communiste en Pologne et manifestait une joie mêlée à la crainte de l’énorme pagaille qui allait s’ensuivre.
« Mon travail est tellement lié à ma vie qu’il m’est difficile de dire à quel moment j’ai véritablement commencé. En fait, je voulais être metteur en scène de théâtre mais il fallait déjà avoir un diplôme d’études supérieures.
Le cinéma me parut alors plus accessible, et j’ai passé deux fois l’examen d’entrée à l’école de Lodz. La troisième fois, je l’ai réussi ; entre temps, le théâtre m’était sorti de la tête. J’ai terminé l’école à la fin des années soixante. Et pendant plus de dix ans, j’ai fait des documentaires car je voulais décrire le monde et la réalité.
À l’Est, nous avons tous fait ce genre de films dans les années soixante-dix – qui n’ont rien à voir avec le bla-bla ou les commentaires de certains reportages d’aujourd’hui.
Cela se traduisait surtout par une façon de filmer, de monter, et le choix que faisait l’auteur des éléments qu’il pensait nécessaires pour exprimer sa relation au monde.
Parce que chez nous, il n’existait aucune représentation du monde, aucune image de notre réalité, ni à la T.V., ni dans les journaux, ni dans la littérature…
La propagande parlait du monde comme il devait être, mais le monde tel qu’il était, on ne le décrivait jamais.
Le passage du documentaire à la fiction, je l’ai fait pour plusieurs raisons. Les documentaires étaient très peu vus et par très peu de gens. Ils n’étaient jamais distribués. Et les documentaristes qui pensaient avoir fait quelque chose d’important devenaient de plus en plus frustrés.
Le deuxième raison est que dans sa nature même, le documentaire est soumis à de nombreuses contraintes. Dans certaines situations délicates et intimes, il est difficile de venir se planter avec sa caméra.
Peut-on filmer l’acte amoureux ? Non, parce que l’amour est une chose tellement personnelle que si l’on rentre dans une chambre à coucher avec la caméra, toute vérité dans l’expression disparaît.
Et peut-on filmer la mort, le revers de la vie ? Peut-on filmer un homme en train de mourir ? Pour moi, non. Il y a, donc, toutes ces affaires humaines qui échappent à la caméra du documentariste. Et il se trouve que c’est ce qui m’intéresse le plus de filmer.
Le troisième raison concerne la censure et la politique. J’ai souvent touché à des sujets qui étaient proches de la politique, et filmé des gens qui y étaient impliqués d’une façon ou d’une autre, ce qui représentait dans mon pays un énorme danger. Bien entendu, je ne filmais pas des membres du Comité ou du Parti ou de l’opposition officielle.
C’étaient des gens victimes d’injustices ou en désaccord avec le Parti. Et j’ai eu des expériences douloureuses comme ce film, Ouvriers 71, que j’ai tourné en 71 en Pologne sur les révoltes qui ont été étouffées dans le sang. Il m’avait fallu du temps pour gagner la confiance des gens et les filmer dans leur vie quotidienne. À la fin, je me faufilais partout où je voulais.
Un jour, en arrivant à la salle de montage, je me suis aperçu que toutes les bandes avaient disparu. La police les avait saisies dans la nuit. Le lendemain, elles étaient à nouveau là. Ils avaient tout recopié, c’était des heures de rushes. Je ne savais plus quoi faire de ce métrage, j’étais devenu collaborateur de la police. C’est pour toutes ces raisons que j’ai abandonné le documentaire.
Avec les long-métrages de fiction, je n’ai plus eu ce problème. Je pouvais filmer l’amour et la mort. Je perdais de plus en plus tout intérêt pour ce qui se passait à l’extérieur et je me rapprochais de l’être humain.
Cette nouvelle approche s’est aussi traduite physiquement avec la caméra par des gros plans. Je voulais observer comment fonctionnent les mécanismes en nous. Qui sommes-nous ? Quelles sont les motivations qui nous poussent à agir ainsi et pas autrement ? Je voulais filmer l’émotion, les tensions humaines, les sentiments.
Je ne partage plus cette idée qu’il faut à tout prix enregistrer les événements qui par leur nature même ne m’intéressent plus. Je considère certains films comme des erreurs, tel que Blizna (La Cicatrice), et pourtant, quand je l’ai fait, j’étais convaincu que je devais le faire. Dans la vie, il faut faire beaucoup d’erreurs pour les éviter par la suite.
Cette fin de siècle me donne l’impression d’une énorme pagaille. On ne sait pas de quel côté se tourner, il y a toujours de nouveaux conflits avec des enjeux absurdes.
La situation est actuellement très difficile en Pologne. Il est aussi dangereux de vivre à Varsovie qu’à New York. Il y a beaucoup de vols, d’agressions, de meurtres. Dans les affaires de vols, 99,5% restent impunies. Dans les affaires de criminalité, on ne retrouve que 6% des coupables. La police ne fait plus son travail ; en fait, il n’y a plus de police pour traiter ces dossiers. Dans une manifestation, on va les voir réapparaître pour matraquer les gens, c’est ça le communisme. »
Traduction du polonais : Henryka Szurley
Publiée dans La Revue Documentaires n°8 – Engagement et écriture (page 167, 1er trimestre 1994)