Débat à Lussas sur le film « Ulrike Marie Meinhof »

Martine Caselli, Michael Hoare

Étude de cas à Lussas, août 1994, sur le film Ulrike Marie Meinhof animé par François Manceaux avec la participation de Klaus Wenger, diffuseur pour Arte, Pierrette Ominetti, co-productrice et diffuseur pour la Sept/Arte, Jacques Laurent de la RTBF, co-producteur, Fabrice Puchault, producteur délégué aux Films du Village, Timon Koulmasis, réalisateur, et Helga Bähr, Lichtblick Filmproduktion Hambourg.

Origine et finalités

François Manceaux : Pour commencer, on peut poser la question à Timon. Pourquoi est-ce qu’un réalisateur réputé de fiction et de nationalité grecque réalise t-il un documentaire avec une production française sur un sujet allemand avec la complicité des Belges ?

Timon Koulmasis : C’est vrai que je suis d’origine grecque. J’ai grandi en Allemagne au début de cette histoire. Depuis dix ans, j’habite Paris, et c’est là où je travaille et où, spontanément, j’ai voulu produire ce film. Je ne suis pas sûr d’ailleurs qu’on aurait pu le produire en Allemagne.

Pour parler du début, j’avais commencé à écrire une fiction non pas sur Ulrike Meinhof mais sur comment nous les enfants avions vu passer ces années en Allemagne, les années soixante-dix. L’histoire commençait à l’âge de sept ans et racontait notre vie jusqu’à la fin de l’école, du bac, lorsqu’on avait dix-huit ans. Connaissant Fabrice depuis presque dix ans, et comme on a fait un premier film ensemble, je lui ai montré le scénario. Il l’a lu et m’a dit : « pourquoi ne fais-tu pas un documentaire sur Ulrike Meinhof ? » Idée qui m’a paru pour le moins saugrenue. C’est comme ça que l’idée est née.

François Manceaux : Tu disais que tu avais un lien privilégié avec Ulrike Meinhof, que tu étais un peu le cinéaste de la famille, est-ce que tu peux préciser ?

Timon Koulmasis : Je n’ai aucun lien privilégié avec Ulrike Meinhof. Je l’ai vue la dernière fois quand j’avais sept ans. C’est dit dans le film. J’ai grandi ou passé une grande partie de mon enfance avec les filles d’Ulrike Meinhof. Il n’y en a qu’une qui ait été déterminante pour nous, pour moi, c’est Bettina, à qui le film est dédié. Elle a été jusqu’à un certain moment le personnage le plus important de ma vie. D’autre part Ulrike était une amie de mon père depuis pas mal de temps. En fait, ça peut s’exprimer de manière très simple. Mon père et ma mère ont eu deux enfants dans les années soixante. Ulrike et Klaus avaient deux enfants aussi. Comme mon père et Ulrike étaient amis, on se voyait souvent. On était entre les deux maisons, on n’habitait pas très loin, c’était une amitié entre deux couples et pour les enfants c’était formidable, parce qu’on jouait ensemble et on devenait les meilleurs amis du monde. Dans ces années-là, autour de 68, les gens expérimentaient de nouvelles formes de vie, tout le monde allait avec tout le monde un peu, quoique mes parents aient été plus âgés, et il y a eu des relations entre ces quatre adultes, que moi j’ignorais plus ou moins à l’époque. Une de ces relations, celle entre ma mère et le mari d’Ulrike est devenue très sérieuse. Ulrike est partie. Tout ça est dans le film.

François Manceaux : Est-ce que c’est ça qui a motivé ton traitement, cette position de cinéaste de famille ?

Timon Koulmasis : Excusez-moi, mais sans rancune, je refuse le terme cinéaste de famille. Je ne sais pas si ça l’a motivé mais d’une certaine manière ça l’a imposé. Parce que je ne pouvais pas faire semblant de faire un film de journaliste sur Ulrike Meinhof vingt-cinq ans après sans parler de ce que j’avais vécu, du lien entre ma vie familiale, personnelle et cette histoire. Donc doucement, doucement on est arrivé à une structure de narration qui a, d’ailleurs dès le début, voulu exprimer une sorte de sincérité, envers le spectateur, envers moi, envers la famille. On ne pouvait pas faire comme si de rien n’était.

François Manceaux : Tu disais hier que tu espérais que ce film allait donner un autre visage d’Ulrike Meinhof que celui du mythe qui avait été fabriqué. Est-ce que tu peux en parler un peu ?

Timon Koulmasis : C’est peut-être ce qu’il y a de plus important, et c’est là où je trouve l’actualité du film. La postérité a posé des masques sur ces personnages, Ulrike, Baader, et tous ces gens-là. Il y a deux masques, ou un masque à deux visages. L’un celui qu’on connaît, est simple, celui de la droite, qui dit qu’elle est un assassin, simple, aveugle, une criminelle communiste qu’il fallait combattre, qui est morte dans sa guerre et puis point. C’est un masque réducteur et simpliste.

Le deuxième masque, plus pernicieux et plus perfide pour moi, est celui de tous ceux qui ont cru qu’Ulrike était plus intègre qu’eux-mêmes, tous ceux de sa génération dans les années soixante-dix qui ne l’ont pas rejointe, quand 68 et la transformation institutionnelle de la société avaient échoué et elle avait commencé la lutte armée. Ils ont fabriqué une sorte de masque qui disait qu’elle, dans sa juste cause, était une victime – d’abord de son horrible mari qui l’a trompée avec quelqu’un d’autre ; après, de Baader qui l’a fourvoyée, qui l’a fait glisser dans une histoire qui n’était pas la sienne, ou qui était peut-être la sienne mais dont elle est devenue le martyre ; et enfin victime de l’État qui l’a lâchement assassinée, torturée. Même si certains points sont vrais, puisque le traitement dans la prison était épouvantable, je trouve que c’est le pire des masques parce qu’il enlève toute dignité, toute décision politique et personnelle à cette femme, il nie sa réflexion et sa décision active; et ces deux masques, d’un côté la victime, de l’autre le lâche assassin, je voulais les retirer et les briser. C’est le but du film. L’idée, en fait, c’est de montrer une société qui, ayant refoulé toute la violence de son passé à un point qu’on connaît peu, produit une nouvelle forme de violence vingt ou vingt-cinq ans plus tard, et comment quelqu’un qui participe à cette explosion, qui combat cette société en même temps en devient la plus parfaite expression.

Développement et écriture

François Manceaux : On va étudier un peu le cadre de la production. Qui s’intéresse à Ulrike Meinhof aujourd’hui ? Est-ce que cette question s’est posée le producteur quand il a voulu lancer le sujet, et quelle a été la réponse chez les diffuseurs ?

Fabrice Puchault : Je pensais au premier abord qu’il y avait quelque chose à faire sur Ulrike Meinhof qui n’avait pas été fait parce qu’il y a une part de mémoire refoulée, une part allemande mais aussi une part européenne. Timon tout de suite après une première discussion a écrit un texte d’une dizaine de pages qui déjà fournissait des éléments laissant penser qu’il y avait véritablement un film important à faire. Et ces pages, j’ai eu la chance de les donner tout de suite à la RTBF, à Jacques Laurent qui les a lues immédiatement, et, à la Sept/Arte, à Claire Doutriaux qui les a lues aussi, et tous les deux ont décidé assez vite, pour Jacques Laurent, de co-produire ce film, et pour Claire, de faire en sorte qu’une convention de développement soit passée. Une convention de développement a été faite qui nous a permis ensuite de passer huit mois à écrire le film.

Jacques Laurent : Ça m’a paru assez évident que c’était une très bonne idée, une idée dangereuse, dont il fallait bien négocier le virage, parce que justement c’était de voir comment on allait donner une image d’Ulrike Meinhof autre que celle qui avait été répandue dans la presse au début des années 70. De toute manière c’est le propos de l’unité documentaire qu’avec André Dartevelle nous essayons d’animer, de trouver des moments, dans le passé récent surtout, qui permettent de comprendre la société dans laquelle on vit. On s’intéresse aux faits auxquels les grands médias ne s’intéressent pas immédiatement.

Klaus Wenger : Vous savez qu’Arte est une chaîne franco-allemande; une de nos vocations est effectivement de travailler au rapprochement et surtout à la compréhension des sociétés. Alors il y a deux possibilités, on peut faire toutes les semaines Histoire Parallèle, et enchaîner avec des films sur la Brigade franco-allemande et l’Office Franco-Allemand pour la Jeunesse, et on reste dans un certain style d’appréhension de l’histoire des relations entre la France et l’Allemagne. On peut aussi prendre un autre défi, celui de faire comprendre les fractures dans les sociétés française d’un côté, allemande de l’autre, de briser les silences, d’aller beaucoup plus vers la mémoire. Le projet sur Ulrike Meinhof entrait justement dans cette voie-là. Meinhof est un tabou en Allemagne parce que la Fraction Armée Rouge, la « Bande à Baader » comme on disait dans la presse, était la grande fraction psycho-politique des années 60-70 jusqu’au début des années 80 en Allemagne. On n’en parlait plus, les films et les œuvres d’Ulrike Meinhof était pratiquement mis sous clef. Elle avait écrit et tourné un film dont vous avez vu des extraits, Bambule, qui n’était jamais sorti à l’écran jusqu’à il y a deux ou trois mois. C’était un sujet tabou. En même temps, c’était un sujet qui avait beaucoup agité la France. Je me rappelle toujours la visite de Sartre dans la prison de Stammheim où on avait vu la presse allemande faire l’amalgame entre Sartre et Genet à la fin des années quarante. Donc, c’est un sujet qui est, pour moi, important. Je me suis dit: il y a quelque chose qu’on peut montrer d’un côté au public français sur la société allemande pour comprendre ce qu’était la situation psycho-politique des années 70 en Allemagne. C’était aussi important pour moi que le public allemand soit confronté à lui-même. Les autres chaînes en Allemagne n’ont pas osé jusqu’à maintenant s’approcher de ce sujet.

Enfin pour moi-même c’était important. Je suis pratiquement de la même génération qu’Ulrike, un peu plus jeune, mais j’ai vraiment vécu de très près tous ces bouleversements de la société, ces réflexions sur une société nouvelle, meilleure, qui nous avaient agités en tant qu’étudiants. Et effectivement la question s’est posée à moi: qu’est-ce qui a fait qu’Ulrike est arrivée à une forme de terrorisme, est morte à Stammheim, et que moi, aujourd’hui, je suis ici. Je ne suis pas le seul de cette génération à me poser la question, parce qu’on a tous, d’une manière ou d’une autre, marché sur une corde raide à cette époque-là. D’ailleurs, Freimut Duve à la fin du film explique très bien quelle était la situation de l’époque, et les dangers des deux côtés. Donc pour moi c’était important que ce film se fasse.

J’avais quelques questions, quelques doutes, je l’avoue, qui ont été exprimés très clairement dans un long entretien avec Timon et Fabrice. Un de mes doutes portait sur le rapport entre le cinéaste et la famille. Un entretien de trois heures, tout un après-midi avec Timon et Fabrice, m’a convaincu. Depuis ce moment-là, on a fait ce qu’on a pu à Strasbourg pour que le film soit ce qu’il est.

Pierrette Ominetti : Je tiens à préciser que je ne suis intervenue sur la production qu’après le tournage dans la mesure où j’assure l’intérim pour Claire Doutriaux qui à la Sept/Arte a lancé le programme en co-production. Juste pour compléter un peu, certes le sujet est une des choses que la Sept/Arte retient lorsque elle décide d’intervenir en co-production sur un projet, l’autre aspect des choses qui l’intéresse au premier chef, c’est l’écriture, c’est la façon dont le réalisateur aborde le projet, ce qu’il peut en donner comme regard personnel, le dispositif de réalisation qu’il peut mettre en œuvre ; et à cet égard, après la première étape, la convention de développement et l’écriture, c’est vrai que Timon offrait à peu près toutes les garanties d’une maîtrise de la réalisation avec un dispositif original, avec une approche qui ne soit pas simplement journalistique ou documentariste un peu neutre. C’est vrai qu’il y avait une relation de proximité mais dont il n’était pas lui-même dupe, et il avait la distance critique qui lui permettait d’aborder Ulrike Meinhof de la manière la plus objective possible, tout en restituant le côté émotionnel et la part de relation personnelle qu’il a pu nouer avec elle ou avec ses filles. Timon est un réalisateur qui, bien que jeune, a déjà fait ses preuves dans des films précédents. Ce sont des critères qui entrent en ligne de compte lorsque la Sept/Arte entre dans un projet.

François Manceaux : Avant d’arriver au tournage, parlons un peu du fruit du travail de développement.

Fabrice Puchault : Avec l’aide de la Sept, de Documentary et du programme Média qui était très important, plus celle du CNC, nous avons pu développer le film pendant très longtemps. Il y a eu quand même huit mois de recherche et de travail d’écriture sur ce film, avec une documentaliste, une conseillère historique. Il y a eu trois phases d’écriture différentes, trois dossiers successifs qui ont été écrits. Il y a eu de très nombreuses réunions entre des co-producteurs, on a tous beaucoup travaillé en collaboration avec Timon pendant ces huit mois. Ces huit mois ont aussi servi à délimiter notre champ d’observation. On pourrait faire un dossier Ulrike Marie Meinhof, mais il était évident que cela n’intéressait ni Timon au premier chef, ni nos co-producteurs, ni moi-même du tout. Il ne s’agissait pas de faire un film BBC par exemple sur toute la véritable histoire d’Ulrike Meinhof et de la Fraction Armée Rouge. Timon a défini ce qu’il voulait faire, il a fallu donc prendre un champ plus précis pour rendre notre regard plus aigu justement. Et toute cette phase de développement a servi à ça. Ça a servi à voir tous les films, sur la Fraction Armée Rouge ou sur cette période de l’Allemagne, à voir toutes les images qui ont été tournées, à lire tous les livres, trouver toutes les photographies, voir tous les gens. L’argent que nous avons pu avoir pour cette étape de développement a été fondamental. Il a aussi permis à Timon de faire de nombreux voyages de repérages, pas des repérages de préparation technique mais des repérages d’écriture. En plus de sa connaissance relativement proche du sujet, il a pu rencontrer un tas de gens qu’il ne connaissait pas. Et à chaque retour de voyage, on se renvoyait la balle, il y avait de nouvelles discussions entre nous et les co-producteurs.

Timon Koulmasis : À propos de cette histoire de se renvoyer la balle, Fabrice a montré mon premier texte à Claire Doutriaux et on a obtenu tout de suite un rendez-vous. Donc on devait y aller, expliquer ce qu’on voulait faire. En fait, avant d’y aller, on s’est mis dans un café, d’ailleurs à chaque rendez-vous, lui s’est mis dans la peau de l’interlocuteur qu’on allait voir et on réfléchissait aux questions que personne n’aurait pu trouver, les questions les plus dures. C’est un peu comme dans une élection américaine, on s’est entraîné à parler. C’était bien non seulement parce qu’on était plus sûr de ce qu’on voulait faire, mais surtout on savait ce qu’on ne voulait pas faire. Donc on a aiguisé notre regard.

Sur la préparation, on a oublié le principal, les gens qu’on voit dans le film, les personnages, il a fallu savoir qui parlerait et pourquoi. J’ai contacté quarante personnages, il y en a qui n’ont pas voulu me rencontrer, sans parler de figurer dans le film. Il a fallu aborder ces gens, vaincre leurs résistances; pour certains ça a été très facile, pour d’autres ça a mis des mois, et pour des raisons évidentes. Mais je me suis rendu compte que les gens avaient aussi envie de se libérer d’une certaine mémoire. Et le plus souvent, après une ou deux rencontres, ils étaient prêts à tourner dans un film. Donc, j’ai fait un choix. Je n’ai pas choisi des gens qui savaient le mieux, les historiens, les spécialistes de la question. On a fait le choix dès la préparation de parler seulement avec des gens qui étaient vraiment proches, ce qui ne veut pas dire qu’ils étaient d’accord avec ce qu’Ulrike a fait, mais qui avaient essayé de l’aimer ou qui l’avaient accompagnée. C’était ça qui était vraiment bien dans la recherche, c’était pour ça que c’était bien d’avoir de l’argent. Pouvoir faire quatre voyages en Allemagne, ça coûte cher avec une voiture louée même si on se fait loger, rencontrer toutes ces gens et pouvoir distinguer qui pouvait pour ce type de projet convenir le mieux.

François Manceaux : Comment s’est passé la rencontre avec vous partenaires co-producteurs ?

Helga Bähr : Je connais Claire Doutriaux de la Sept depuis un certain temps et un jour elle est venue avec ce projet parce qu’elle était convaincue que c’était nécessaire d’avoir un partenaire allemand dans un projet comme ça. J’ai rencontré Fabrice et Timon et on a beaucoup discuté. J’ai aimé le projet dès le début mais j’avais des doutes sur le financement. Le sujet est toujours un tabou en Allemagne, il a été difficile à trouver quelque chose là. Je regrette aussi beaucoup que le Fonds d’Hambourg, la ville où Ulrike Meinhof a vécu longtemps, n’ait pas donné d’argent pour ce projet.

Timon Koulmasis : Vous aviez des réserves sur le projet aussi.

Helga Bähr : Un peu. Tu n’étais pas sûr de vouloir mettre ta vie privée dans le film, et moi j’étais sûr que c’était le seul moment qui nous permettait de nous approcher du personnage. Il n’était pas question de faire un film journalistique mais d’aller un peu plus loin.

Salle : Pourquoi les filles ne sont pas interviewées ? Peut-être as-tu répondu en disant qu’elles n’ont pas voulu figurer dans le film.

Timon Koulmasis : Il y a deux raisons. En effet, les filles ne voulaient pas parler. Mais ce n’est même pas ça. Je n’avais pas envie d’avoir les filles dans le film parce que je crois qu’il faut les protéger un peu. Mais surtout c’est un autre film. Qu’est-ce qu’elles peuvent dire ? Elles peuvent dire qu’elles ont été abandonnées, qu’elles l’ont vue une fois en prison, et que c’était dur pour elles. C’est un autre film, ce n’est pas un film sur Ulrike. Elles étaient enfants, elles avaient sept ans quand elles l’ont vue pour la dernière fois. La première fois quand on a vu Claire Doutriaux, elle était très radicale, elle a dit: à quoi ça sert ?

Salle : J’ai deux questions sur la co-production. Que vous vous accrochiez aux Films du Village, c’est très bien. que vous pensiez à la Sept/Arte on comprend, Pourquoi la RTBF ? Pourquoi est-ce que vous avez approché Jacques Laurent avec un sujet qui concernait de manière plus proche la France et l’Allemagne que la Belgique ? Ensuite, c’est une chance inouïe pour Timon d’avoir eu un grand budget de développement qui lui a permis de faire ces repérages, c’est une chance dont rêve n’importe quel réalisateur et qui n’est pas nécessairement accordée par les co-producteurs. Comment les co-producteurs ont-ils décidé sur ce sujet de donner un important budget de repérage ?

Jacques Laurent : Pourquoi la RTBF ? Pour nous, le fait de coproduire des films ne s’arrête pas à la Belgique heureusement, parce que sinon, ça serait assez court; même si des pressions se font sentir dans ce sens maintenant. Par ailleurs, il se trouve que précédemment, et c’est toujours comme ça dans la production, on terminait un film avec Fabrice, qui était un film difficile, un beau film, où on avait beaucoup souffert, et justement comme on aime beaucoup souffrir… C’est vrai que quand on passe par des moments très difficiles entre co-producteurs, auteurs, producteurs, ça crée des liens. On se dit, c’est bien, on a réussi à tenir le coup, à ne pas se taper dessus, parce que parfois ça arrive, aussi bien l’auteur et le producteur, que les co-producteurs. Puis il est revenu tout de suite nous présenter ce projet.

Pourquoi nous avons accepté ce projet ? Là, il y a les affinités qui jouent, les même raisons que Klaus Wenger a évoquées. C’est vrai que personnellement, j’avais fait un petit film sur les privations sensorielles. J’avais abordé la question d’Ulrike Meinhof, entre autres. J’étais à la fois intéressé personnellement et par le fait de société, comme je le disais tout à l’heure. Donc on s’est dit: comment peut-on s’associer ? Fabrice nous a parlé tout au début du projet. Et on a senti que notre participation était importante. C’est toujours important de dire: il y a un diffuseur co-producteur qui nous épaule, ça fait mieux dans le tableau que si on va voir une autre chaîne ou un diffuseur en disant: je n’ai encore personne mais ça va venir. Voilà comment ça s’est passé. Ceci dit, Fabrice savait qu’on n’avait pas beaucoup d’argent, il connaissait nos conditions de travail.

Fabrice Puchault : Je vais dire une chose qui peut sembler un peu évidente, mais la politique éditoriale de la RTBF et plus particulièrement de Traces est une politique de grande qualité, une politique qui cherche à amener des regards d’auteurs sur la société, des regards subjectifs, développés, construits, articulés, qui suscite de vrais films documentaires. Il y a peu de telles entrées en Europe, il y a la Sept/Arte, la RTBF, Channel Four encore un petit peu, la RTBF va mal d’ailleurs. Il n’y a pas beaucoup de monde. Donc aller voir la RTBF paraît logique sur le plan de financement pour un producteur en fonction du projet. On connaît les chargés de programmes, on connaît les responsables d’unité, on sait grosso modo quelles sont leurs politiques. Et il était évident à l’époque que l’unité Traces était une des meilleures entrées pour coproduire ce film.

Ensuite, sur le développement, certes nous avons eu de la chance, mais c’était aussi une volonté de producteur très profonde, une conviction que tout film doit être développé, écrit, structuré. Il ne s’agit pas simplement de dire ce qu’on va mettre sur l’écran, il s’agit d’articuler un point de vue de la façon la plus solide possible. D’autre part, pourquoi la Sept/Arte a-t-elle mis de l’argent dans le développement ? Je crois parce qu’il y avait dans ce premier texte les potentialités d’un film, mais le film n’était pas là. La structure narrative par exemple du film n’était pas encore aboutie. Par contre il y avait d’un côté Timon, le point de vue, les options fondamentales qu’il avait, et le sujet lui-même; son intérêt en tant que sujet de société. Ces deux choses ont fait que la Sept/Arte s’est dit: il faut que l’on aide ce projet-là, et une fois que ce travail sera fait, espérons que nous pourrons entrer en co-production. Et c’est ce qui s’est passé

François Manceaux : Ça veut dire que le plan de financement n’était pas acquis avant la fin du développement.

Fabrice Puchault : Il est bien évident qu’une phase de développement ne sert pas qu’à écrire. Ça sert au producteur à trouver de l’argent. Nous avons été, de ce point de vue-là, pas mal aidés par le plan Média, puisque grâce à Documentary nous avons pu participer au premier mini-forum des co-productions à Marseille. Et ensuite au forum d’Amsterdam qui a été un tremplin très important. Nous avons rencontré de grosses difficultés à cause du sujet. La première était nos problèmes allemands puisque effectivement l’Allemagne a fait un pas en avant et trois pas en arrière. Helga peut en parler mieux que moi. On a eu aussi des difficultés avec les chaînes anglaises dont nous pensions tous qu’elles pourraient intervenir. Or, que ce soit Channel Four ou la BBC, il y avait le mot terrorisme quelque part, et ils ont leur problème irlandais, et ils n’ont pas voulu participer, à cause de cela. Ça m’a été dit très clairement par un chargé de programmes à Channel Four.

Budget et archives

François Manceaux : Est-ce que le coût du film a rejoint les estimations et qu’est-ce qui a coûté le plus cher dans les grandes masses dans le film ?

Fabrice Puchault : Le coût du film a été relativement correctement estimé au début, il y a eu des augmentations du budget essentiellement dues à deux choses. D’abord comme vous avez pu le voir, c’est un film où il y a des archives, et les archives coûtent cher. Ça coûte très, très cher, ne serait-ce que pour les voir, pour obtenir une VHS il faut faire des pieds et des mains, envoyer 25 courriers, se voir refuser le droit de voir ces films et heureusement que Klaus Wenger nous a beaucoup aidé lorsqu’il a fallu taper sur les doigts des chaînes allemandes pour qu’elles laissent sortir leurs archives. Il faut payer les cassettes, les dubs, les télécinémas, puis il faut payer les droits, c’est monstrueux. Si je me souviens bien, dans la dernière mouture, le budget d’archives est aux alentours de 330.000 francs. D’autre part, chose très importante, le documentaire s’écrit aussi au montage. Nous avions prévu un temps de montage de 10 semaines, et nous avons monté pendant 13 semaines, qu’on ne peut pas imputer à un manque de décision de Timon, mais au fait qu’il fallait que le film, une fois la matière tournée, se trouve. Et ça prend du temps, ça prend nécessairement du temps. Si j’avais arbitrairement dit, c’est dix semaines pas plus, et au bout de dix semaines on arrête, on n’aurait pas été très content. Tous, on aurait regretté…

François Manceaux : C’est là où le documentaire défie les lois de l’écriture parce que ce qui est paradoxal, c’est que malgré le temps d’écriture très long, le fil conducteur a été trouvé à la fin du montage. Le principe de la lettre, est-ce que tu peux en parler, Timon, ce n’était pas prévu au moment de l’écriture.

Timon Koulmasis : La structure essentielle du film était fixée à la fin de l’écriture. On savait qui on voulait interviewer, pour dire quoi, ce qu’on voulait en faire. Et d’ailleurs on a été assez fidèle au dossier. Mais la grande difficulté aussi bien narrative que structurale, ici comme dans tous les films, c’est de définir ma place. Aussi bien par rapport à une proximité et à une distance qui étaient extrêmement difficiles à voir d’une part, et d’autre part, tout bêtement, par une forme de commentaire, de structure narrative à écrire. Dès le début, Claire Doutriaux m’avait dit : pourquoi n’écris tu pas une lettre à Ulrike Meinhof. Moi, Je refusai net, parce que je ne voyais pas pourquoi j’écrirais une lettre à Ulrike que je n’ai pas connue, ou que j’avais connue quand j’avais cinq ans, donc je ne voyais pas ce que je lui écrirais. Après un premier temps de montage, quand on lui a montré le film, elle est revenue dessus. L’idée de la lettre ou quelque chose comme ça. Ce n’était pas une idée fixe, mais elle voulait que je me réapproprie la matière de manière plus personnelle. Et on a cherché, on a écrit dix-sept millions de versions de commentaire jusqu’à ce qu’on soit tous à bout, on était dans une cave de montage, on ne savait plus. Et finalement, doucement cette idée de lettre a repris forme.

Donc même si je ne voulais pas de cette idée au début, je le dis honnêtement, finalement elle s’est imposée avec une clarté évidente à la fin. Ce n’était presque plus une décision que je prenais mais l’aboutissement de la recherche qui à un moment était là.

François Manceaux : Ce qui prouve que même quand on développe pendant longtemps, toute l’écriture n’est pas forcément terminée. Il y a encore une grande part d’imprévu.

Passons au budget qui a coûté 1 879 500 francs.

Salle : Pourquoi avez-vous tourné en 16 mm pour projeter le film ici en vidéo ?

Fabrice Puchault : Simplement parce que le film est en double bande et il n’y a pas de projecteur double bande à Lussas, ce qui est vraiment dommage.

Salle : Et pourquoi tourner en 16 mm ?

Timon Koulmasis : Pour moi c’était clair. Un film sur la mémoire, un film où, on le savait dès le début, on filmerait beaucoup de gens dans des lieux qu’il fallait voir en utilisant un cadrage plutôt proche mais avec une certaine profondeur de champ, un tel film ne pouvait être en vidéo. Ce n’était même pas imaginable. Il y avait une texture d’image à trouver. Ce n’est même pas une question à laquelle j’ai réfléchi. Dès le début c’était en 16 mm.

Fabrice Puchault : Tu as de la chance, ton producteur n’a pas réfléchi non plus, mais il était d’accord

Salle : Quelles sont les possibilités de vente pour ce programme si les Britanniques n’en veulent pas ?

Producteur : Alors on a pu vérifier un phénomène assez étrange, tout le discours : « faites le film, et on le regardera », parfois ça marche. Il se trouve que pour ce film, de nombreuses chaînes de télévision européenne sont manifesté leur intérêt. Deux chaînes danoises, une chaîne hollandaise, la Suisse l’a acheté, les Anglais remanifestent leur intérêt parce qu’ils trouvent que c’est moins dangereux que prévu, certaines chaînes allemandes parlent de leur intérêt pour le film, la Grèce, il y a cinq, six pays qui ont dit qu’ils étaient prêts à l’acheter. Vous connaissez le jeu, c’est comme les co-producteurs en pire, « oui, oui, on va l’acheter », et puis ça ne se passe pas. C’est le jeu traditionnel des marchés, mais ça se fait. Il y a quelqu’un qui s’occupe de la distribution aux Films du Village, et selon lui, il se vend bien. Il n’y a pas de problèmes de ventes, alors qu’on a eu – non pas des problèmes de coproduction parce qu’on a eu des coproducteurs solides qui nous ont véritablement épaulés –, mais des difficultés vis-à-vis de certains territoires dont nous espérions une participation.

François Manceaux : Quel est le montant apporté par les Films du Village ?

Fabrice Puchault : Il se trouve qu’aux Films du Village, nous possédons notre propre matériel et il y a énormément d’imputations techniques sur le budget de ce film. Nous possédons du matériel de tournage, de montage, de quoi faire les PAD 1, tout un travail de labo vidéo que nous faisons nous-mêmes. Il y a aussi une part d’avance sur la distribution.

Salle : Pourquoi les imprévus augmentent-ils avec chaque nouvelle version du devis.

Fabrice Puchault : Il s’agit toujours des mêmes pourcentages. Quand j’ai envoyé ce devis à Lussas, les travaux n’étaient pas terminés. Il y avait toujours les travaux de laboratoire à faire, donc je garde les imprévus systématiquement jusqu’au moment où je livre les PAD. aux deux chaînes co-productrices principales.

Jacques Laurent : Je voulais dire un mot sur les difficultés à trouver des partenaires. Est-ce que vous connaissez le Forum Documentary ? C’est une réunion de producteurs qui ont des projets pour lesquels ils ont réuni au moins 25% du devis. Un diffuseur vient avec eux et présente le film à d’autres diffuseurs qui se réunissent à un endroit, généralement à Amsterdam tous les ans. C’est un endroit où on peut poser des questions aux diffuseurs et aux responsables éditeurs des chaînes européennes pour savoir si un film peut les intéresser ou pas, et quelles sont les raisons de leur intérêt ou désintérêt. C’est très intéressant pour les producteurs, parce qu’ils essaient à ce moment-là de cerner la ligne éditoriale des différentes chaînes européennes. On a été très étonné de la réaction par rapport à ce projet. Je me souviens que lorsqu’on l’avait défendu à Marseille, quelqu’un de la ZDF était tout de suite très intéressé, et puis, on ne sait pas pourquoi, l’intérêt a disparu. À Amsterdam, c’était la même chose, tout le monde disait: ah oui, c’est bien, un projet difficile, mais enfin très intéressant. Je me disais, ça y est, c’est dans la poche, on a bouclé le financement. Et après les atermoiements commençaient. Je peux dire qu’en Belgique, jusqu’au moment de la signature, il y a eu un changement de politique à la RTBF et je me demandais si on allait pouvoir aller jusqu’au bout de ce projet. Donc, c’est vrai que même au niveau européen, on sentait qu’on n’avait pas toujours envie de mener ce projet-là à terme dans les différentes chaînes.

La question allemande et la question du montage

François Manceaux : J’aurais envie de demander à Klaus si, en Allemagne, cette société incorrigible que nous dit Ulrike Meinhof oublie ce passé. Où en est-on maintenant en Allemagne par rapport à son passé ?

Klaus Wenger : C’est un passé qui nous rattrape. Même si on aimerait l’oublier on ne le peut pas. On est rattrapé ne serait-ce que par les actualités, on vient d’arrêter Carlos, et on en parle. On est rattrapé parce qu’il y a toujours des points noirs de notre histoire qui ne sont pas vraiment travaillés. On a pu voir, il y a deux semaines, un tribunal allemand pratiquement acquitter quelqu’un qui niait l’Holocauste et Auschwitz. Je crois donc qu’il y a des oublis volontaires. Il y a de plus en plus un refus de regarder le passé en face, ce qui veut dire aussi peut-être le caractère intrinsèque de l’histoire allemande. Il y a du travail là pour les réalisateurs, pour les documentaristes et aussi pour une chaîne comme Arte. Mais j’aimerais quand même ajouter, étant historien des relations franco-allemandes, que ce n’est pas seulement l’Allemagne qui a du mal à regarder son passé.

François Manceaux : Est-ce qu’on peut parler des rapports entre le réalisateur et les co-producteurs pendant le montage ?

Fabrice Puchault : Je pense qu’il y a une chose qui peut être discutée, c’est comment se passent les rapports entre les méchantes chaînes de télévision et les gentils auteurs lors du travail du montage, ce qui est le moment où les discussions se font les plus pointues, les plus âpres, et les plus engagées, parce que tout le monde voit ce que sera le film, et tout le monde a un enjeu à défendre, les diffuseurs ont une audience, moi j’ai de l’argent, Timon a mis ses tripes sur la table et son film à faire. J’aimerais que Timon, que Pierrette, que Jacques nous disent comment s’articulent les relations entre un réalisateur qui a un désir de film et des coproducteurs, des chaînes de télévision qui peuvent avoir le désir d’un autre film.

Pierette Ominetti : Je voudrais insister sur un aspect qui a déjà été soulevé autour de cette table, c’est que même si ce film a obtenu un temps de développement suffisamment conséquent pour que l’auteur arrive au bout de sa recherche et de son écriture, la phase du montage est un stade essentiel dans la construction définitive. Et c’est vrai qu’on peut reconstruire les morceaux. Évidemment on ne réinventera pas le film parce que les matériaux existants sont quand même ceux qui vont déterminer la couleur générale du film, mais la phase du montage est une phase déterminante, c’est une des phases pendant lesquelles les diffuseurs sont très vigilants. C’est vrai qu’à la Sept/Arte on ne voit pas moins de quatre ou cinq fois un film dans ses différentes phases de montage du premier ours à la version avant mixage, et on est très attentif à la fois parce que c’est là que le film trouve sa véritable cohérence et à la fois parce qu’à partir du moment où on voit des images, le rôle qu’on joue en tant que diffuseur, c’est d’être à la place du public. Donc, le regard change. La préoccupation à ce moment-là c’est nous, en tant que professionnels mais aussi en tant que public lambda, comment accueillons-nous, comment comprenons-nous, comment recevons-nous ce film ? Et la préoccupation c’est de le rendre aussi sensible, intelligible, informatif que possible pour qu’il soit accueilli de la meilleure manière possible. Une des préoccupations essentielles aussi pour nous, c’est qu’on s’adresse à un public français et un public allemand, et que bien entendu le niveau de l’information et de connaissance de la personne Ulrike Meinhof n’est pas le même en Allemagne et en France.

En ce qui concerne le montage de ce film, moi je relève au moins trois phases essentielles où le film s’est reconstruit petit à petit avec un très intelligent travail de collaboration où chacun a bien tenu sa place, ce qui a fait que finalement le film a abouti à une forme qui a satisfait tout le monde. Le premier montage qu’on a vu par exemple installait la personne dans sa psychologie, il y avait une approche un peu personnelle, familiale; amicale. Et à ce moment-là la réaction, autant de Jacques Laurent que la mienne, a été de dire: mais attendez, d’où partons-nous, qui est cette personne, quel est le personnage public ? Vous n’en dîtes pas assez.

Donc Timon et Fabrice ont dit : on n’a pas encore toutes les archives, tout ce qui relève des actualités télévisées qui nous permettront d’installer le personnage public. On a discuté longuement. Les séances de travail duraient six heures, visionnage compris. La deuxième phase fixait la personne à la fois dans son portrait psychologique et installait mieux l’aspect public, le rôle historique qu’Ulrike Meinhof avait joué en Allemagne, voire ailleurs. Il restait un gros, gros problème qui était un point un peu verrou. Les témoins que faisaient intervenir Timon étaient quand même un cercle de proches, de proches idéologiquement et intellectuellement, et on ne pouvait pas parfaire le dispositif sans que Timon affirme réellement son point de vue d’auteur. Donc pour ne pas duper le public qu’il soit français, allemand, ou européen, il fallait que l’auteur reprenne la parole. Et il fallait trouver une forme définitive à ça.

Timon Koulmasis : Je suis tout à fait d’accord. Je vais aborder les choses d’une autre manière. Quand on est réalisateur, on a des copains réalisateurs.

Moi, j’ai fait deux films avant, je les ai fait pour moi, il n’y avait aucune confrontation avec aucune chaîne, aucun diffuseur. J’étais maître chez moi. Alors les copains disaient, quand on discute avec les chaînes, il ne faut pas céder sur ceci, il ne faut pas faire cela. Il y avait tout un brouhaha où les gens essayaient de dire, nous on est les bons auteurs et les autres sont les méchants représentants de l’audimat. Or à la fin de la première séance, si on fait la part des choses, mise à part une phrase par ci ou par là qui peut être excessive, on s’est tous dit je crois sans exception, on fait le même film. Et même si chacun avait parfois une autre manière d’y parvenir, chacun voulait le même film à la fin. Et ça, c’est une garantie formidable, parce que du coup, il n’y avait pas du tout ce type de relation qu’on décrit si souvent et à laquelle je viens de faire référence. Chacun avait beaucoup de respect pour l’autre et chacun savait écouter, même si parfois, quelqu’un a pu dire, il faut faire comme ça, et moi j’ai pu répondre, non, non, surtout pas. Mais en gros, les discussions ont toujours été très constructives. Je voudrais dire aussi autre chose. Je ne connais pas les autres chaînes, mais ni à la RTBF, ni à la Sept, jamais personne n’a essayé d’imposer quoi que ce soit par la force, jamais. On a toujours discuté sur les problèmes, toujours de manière très précise. Et par exemple, à la fin, trois jours avant le Festival de Marseille, Thierry Garrel est venu, il a proposé trois choses. La première c’était d’enlever la musique au début et de mettre des Rolling Stones, la seconde c’était d’enlever des intertitres qu’on ne voit plus parce que c’était une formidable idée, on les a enlevés, et enfin le noir avant le suicide. Et chaque fois, si je trouvais que c’était une idée formidable, et neuf fois sur dix ce l’était, on a essayé d’en tenir compte. Quand on trouvait que notre choix de musique convenait mieux, on l’a gardé, et tout le monde en était content je crois. Je ne veux pas dire que tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. Mais il y a eu, en ça je rejoins Pierrette, un respect mutuel et une collaboration véritable. C’est pour ça qu’on était assez heureux, Fabrice et moi.

François Manceaux : Vous avez dû sans doute découvrir le personnage d’Ulrike Meinhof au fur et mesure que vous avez fait le film. C’est un personnage absolument bouleversant de par sa fragilité psychologique et son questionnement politique. Dans les années 70, avoir un discours qui disait: « reconstruire, produire plus pour produire plus, ce n’est pas résoudre le problème des inégalités sociales », c’était un discours qui était suivi à l’époque ou était-elle aussi seule qu’elle paraît l’être dans le film ? Que pensez-vous, Klaus ?

Klaus Wenger : Le discours existait. C’était le développement politique du mouvement de mai 68. Il n’a pas vraiment été discuté. Le problème est là. Mais le discours existait. Il était assez développé pour l’époque, qu’on prenne Dutschke, Ulrike Meinhof, mais il n’y avait pas d’écho, il y avait un refus de discussion. Je ne connais qu’une seule émission de la télévision allemande de l’époque où il y a eu un véritable débat. C’était une dialogue entre Rudi Dutschke et Gunter Grass qui à l’époque était le directeur de programmes d’une des chaînes allemandes. Sinon, dans le domaine public, il y avait un refus. Et quand on regarde le film, et le personnage, le recours à la violence c’est aussi d’une certaine façon la conséquence du fait qu’ils n’arrivaient pas à se faire entendre, ou ils avaient l’impression de ne pas pouvoir se faire entendre. Donc ça a commencé d’abord par la violence contre les choses, Gewalt gegen Sachen et il y a eu une cascade, une remontée de la violence parce que c’était le seul moyen, d’après eux, de se faire entendre. Mais ce n’était pas le seul moyen, il n’y avait aucun moyen parce que de l’autre côté, on ne voulait pas les entendre. Il a fallu la fin des années 70 pour qu’on se rende compte que dans ce qu’ils ont prôné, il y avait des choses véritablement à réfléchir, à regarder, à repenser. Mais au début, c’était le refus. C’était ça le drame.

François Manceaux : L’establishment ne voulait pas voir, ne voulait pas se poser la question.

Klaus Wenger : Il faut savoir aussi que c’était un establishment qui était sorti traumatisé du nazisme, de la défaite, qui avait complètement fait l’impasse sur toute réflexion sur le passé, qui s’était jeté dans une sorte de miracle économique, qui avait tout bâti sur des valeurs marchandes. Tout d’un coup arrive un autre discours mettant en question ces valeurs-là et posant des questions plus profondes. Mais cette génération-là, sortie de la guerre, était quand même une génération traumatisée qui était peut-être incapable de s’ouvrir à ce genre de remise en question, où on leur disait : vos projets de vie ne valent rien. C’est ce qu’on voit actuellement, vous y avez fait allusion tout à l’heure, chez une grande partie de la population est-allemande, qui aussi au bout de quarante ans, se trouve à l’intérieur d’une société où on leur dit : votre vie, de quarante ans ou de cinquante ans, c’est une vie foutue.

Inger Servolin : C’est intéressant ce qui a été dit, mais c’est oublier encore que nous vivons depuis longtemps dans des sociétés très violentes. C’est aussi la violence qui engendre la violence.

Klaus Wenger : On parlait à l’époque de la violence structurelle.

Inger Servolin : Tout à fait. C’est de cela que je parle. Mais en plus c’était une violence physique aussi.

Timon Koulmasis : Pas plus en Allemagne qu’ailleurs.

Inger Servolin : Mais je dis bien, en Allemagne et ailleurs.

Salle : Quelque chose d’intéressant mais qui est difficile pour vous de suivre, c’est la langue d’Ulrike Meinhof qui change du début à la fin du film. Par exemple, l’interview à la fin à Berlin, elle parle presque dans la vitesse, dans le rythme de Rudi Dutschke, elle a complètement changé sa langue personnelle, elle a un parler assez compliqué mais vous n’avez suivi que les sous-titres et pas le rythme et la manière dont elle parle.

Timon Koulmasis : On peut même aller plus loin. À la fin, quand elle écrit des lettres de la prison, quand elle écrit le concept de la guérilla urbaine, ses textes deviennent des coquilles vides. Il y a une transformation de la langue plutôt brillante de ses articles, jusqu’à l’interview en 68, où tout commence à se simplifier, jusqu’à la fin de sa vie où en fait ses mots ne veulent plus rien dire, sauf quand elle parle de la torture parce que c’est une expérience personnelle. Les mots politiques ne veulent plus rien dire. Et c’est vrai que c’est très difficile à rendre en sous-titres, presque impossible.

François Manceaux : Est-ce que ce n’est pas ça aussi ce qui rend le personnage de Meinhof bouleversant, puisque elle a choisi de passer dans le terrorisme plutôt que de se battre à l’intérieur du système pour faire valoir sa cause ? Est-ce que ce n’est pas délibérément à ce moment-là un acte suicidaire plutôt qu’un acte politique ?

Timon Koulmasis : Moi, je suis plutôt mal placé pour dire pourquoi elle est bouleversante. Par rapport au sacrifice, c’est une discussion difficile. Je suis moins persuadé par le suicide-sacrifice. Je suis persuadé par le suicide de désespoir en fait. Elle a su que sa lutte avait échoué, qu’elle était reniée par ses propres compagnons, à savoir par Gudrun Ensslin surtout, il n’y avait plus d’options pour elle, elle était séparée de ses enfants, et elle a voulu donner un dernier signal le 8 mai, parce que c’est une date qui ne s’invente pas, la capitulation nazie. J’ai rencontré la soeur de Gudrun Ensslin lors de mes repérages, qui l’a vu peu de temps avant sa mort à la prison de Stammheim, et qui m’a dit qu’elle était très désespérée à la fin de sa vie. Je pense que la volonté de sacrifice fait partie plutôt des mythes que la gauche a érigés. Je pense que c’était des gens d’une grande intégrité, d’un grand courage physique, qui ont pu narguer un Etat pendant deux ans et puis, finalement, pour la plupart, supporter des conditions de détention absolument épouvantables. Mais qu’ils aient voulu se sacrifier, je ne crois pas. D’ailleurs la mort, si c’était un suicide, des quatre autres un an plus tard, Baader, Ensslin et Raspe, c’était un signal politique plutôt qu’un sacrifice. À mon avis.

François Manceaux : Mais elle a été percée par le sentiment de solitude et d’exclusion, elle-même étant orpheline, et reproduisant ce sentiment en abandonnant ses enfants à l’âge où elle-même a été abandonnée.

Timon Koulmasis : Ça ne fait pas un sacrifice non plus.

Klaus Wenger : Et c’est là où il faut faire attention, on va vers une explication psychologique. J’ai un peu suivi tous ces événements. Ulrike Meinhof était à ma connaissance la seule à se rendre compte que la détonation des bombes les avait définitivement éloignés, j’allais dire, du peuple. Il y avait quand même dans leur théorie, l’idée qu’ils se sentaient le fer de lance du peuple et d’une société à venir. Et, chez elle, il existe des phrases et des traces qui montrent qu’elle seule se rendait compte que plus ils s’enfonçaient dans la violence, plus ils s’éloignaient complètement de la base pour laquelle ils prétendaient lutter. Donc il y a aussi, dans le terme désespoir, la clairvoyance que c’était une lutte perdue, qui avait franchi un pas, et était devenue, même en termes révolutionnaires, une lutte sans sens. Et ça, c’est ce qui distingue Ulrike de certains autres de la Fraction Armée Rouge, qui se sont complètement fermés ensuite dans un ronronnement théorique.

Timon Koulmasis : Tout à fait d’accord.

Salle : Pourquoi n’avez-vous pas passé plus de temps sur la prison, la torture ?

Timon Koulmasis : La question m’étonne un peu parce que on a montré la prison, on a mis les textes qu’elle a écrits sur la privation sensorielle qui sont très, très clairs. J’ai essayé de rendre compte, justement.

Salle : Avez-vous eu accès à toutes les archives avant ou pendant le tournage ?

Timon Koulmasis : J’ai eu neuf cassettes sur dix avant le tournage, je connaissais l’existence des autres, je connaissais leur contenu. Il y a des choses qui sont arrivées après, notamment son film à elle qui est arrivé pendant le tournage, mais j’ai presque tout vu avant.

François Manceaux : As-tu des souvenirs précis, même si tu avais sept ans, d’Ulrike Meinhof ?

Timon Koulmasis : Est-ce que je veux en parler ? Je ne crois pas. Mais il y a une chose qu’il faut dire. On n’a pas essayé de faire un film totalement exhaustif. J’ai certains regrets dans la mesure où il y a beaucoup de choses encore très intéressantes dans les rushes qu’on n’a pas pu monter parce qu’on n’a pas voulu faire un film de deux heures juste avec des interviews. Mais il y a des choses très, très intéressantes, notamment l’autre moitié de l’interview avec Astrid Prol, ex- compagnonne de la Fraction Armée Rouge, qui décrit très bien les conditions de détention à Stammheim, et toute la période du thriller, comment ils ont posé des bombes et tout ça, qu’on n’a pas voulu mettre. Là, en le revoyant, je me dis qu’on aurait peut-être dû dire trois ou quatre choses de plus. Mais par rapport à mes souvenirs personnels, ils sont tellement peu signifiants que ça ne sert à rien, j’avais cinq ans. C’est un autre problème. J’ai plutôt des souvenirs de notre enfance, de mon amitié avec l’autre, mais ça n’éclaire pas forcément Ulrike Meinhof.

François Manceaux : Est-ce que Bettina a vu le film ?

Timon Koulmasis : Pas encore.

François Manceaux : Vous en avez parlé pendant que vous avez tourné le film ? Il y a eu un dialogue avec elle ? Qu’est-ce qu’elle pense de l’initiative de faire un film sur sa mère ?

Timon Koulmasis : Ce n’est pas à moi de répondre. Évidemment, elle a changé d’avis. Au début elle trouvait ça très bien; elle m’a aidé parce qu’il n’est pas sûr que quelqu’un comme Astrid Prol aurait parlé dans le film si je n’avais pas eu la caution de Bettina. Elle l’avait appelée. Après elle était moins chaude. Je vais la voir dans deux semaines, donc reposez-moi la question plus tard.

Salle : Pourquoi il n’y a pas plus de représentations en tout cas musicales de ce qu’était ce désir d’une société alternative, cette volonté d’affronter la société traditionnelle ?

Timon Koulmasis : Parce que je ne voulais pas illustrer une époque. Il y a deux, trois chansons d’époque. Il y en a une, qui est un grand tube de l’époque en 69, dont le titre voulait dire en français Détruisez ce qui vous détruit. Je l’ai mis tout juste avant qu’elle passe dans la clandestinité. Puis il en y a une autre, Richie Havens, Freedom à Woodstock, et puis Baby come back. Au début il y avait le rock and roll années 60 allemand. Je trouvais que c’était amplement suffisant pour illustrer une époque. Je trouve que c’est beaucoup plus fort de mettre un quattuor de Schnittke par exemple quand elle détruit la maison. Ou le prélude de Rachmaninov avec ses trilles pour suggérer l’enfance. Je trouvais ce procédé plus intéressant que de mettre partout des chansons d’époque en suivant époque par époque, tube par tube.

Salle : Quelle est votre opinion sur Bambule, le film d’Ulrike ?

Timon Koulmasis : Le scénario est meilleur que la réalisation, mais le scénario n’est pas très bon non plus. C’est très honnête, très dans l’époque, très engagé, mais quand on voit le film…

Salle : L’année dernière la télévision allemande a diffusé ce film pour la première fois.

Timon Koulmasis : Mais ce n’était pas dans une chaîne nationale, juste dans une chaîne régionale, dans le sud. C’est passé dans l’indifférence. Personne ne l’a vu. Mais le film n’est pas très bon, en tant que film.

François Manceaux : Vous avez vu l’autre film fait sur Ulrike Meinhof vingt ans avant ?

Timon Koulmasis : Il y a un film de Stefan Aust qui est un reportage, assez honorable pour l’époque parce que, à un moment où tout était très polarisé, il a essayé d’expliquer le cheminement d’Ulrike, et un autre film journalistique sur la Fraction Armée Rouge.

François Manceaux : Est-ce que la Fraction Armée Rouge ou un mouvement de ce type peut renaître aujourd’hui en Allemagne ?

Timon Koulmasis : Tous les ans il y a un petit attentat, sauf que ça se passe dans l’indifférence générale. On descend un mec de la Banque Centrale, un général américain. Tous les ans, il y a quelqu’un qui se revendique du 14 mai 1970, la libération de Baader, donc d’Ulrike Meinhof directement. Ça n’a pas besoin de renaître. Ça existe toujours.

Débat mis en forme par Michael Hoare et Martine Caselli


  1. PAD  « Prêt à Diffuser », bande maîtresse de diffusion d’un film livrée aux chaînes.

  • Ulrike Marie Meinhof
    1992 | 52’ | 16 mm

    Ulrike Marie Meinhof fut, de 1970 à 1972, date de son arrestation, le cerveau de la Fraction Armée Rouge, dite « Bande à Baader ». Avant sa période clandestine, elle eut deux filles et fut une journaliste célèbre. En 1976, elle se « suicide » dans sa cellule. Voyage à travers l’Allemagne moderne pour tenter de recomposer la personnalité complexe et l’image restée superficielle d’Ulrike Meinhof. Voyage à travers lieux et mémoires, le film sera fait d’allers-retours entre un passé récent – les années soixante-dix – historique et médiatisé, et la mémoire intime de ceux qui furent les proches d’Ulrike Meinhof. Timon Koulmasis connut Ulrike Meinhof alors qu’il était enfant, et ses deux filles, lorsqu’elle entra dans la clandestinité, furent recueillies par ses propres parents.

    Réalisation : Timon Koulmasis
    Production : Fabrice Puchault, Les Films du Village

Publiée dans La Revue Documentaires n°10 – Poésie / Spectacles de guerre (page 162, 1er trimestre 1995)